Poésie française
Au pied des monts voici ma colline abritée, Mes figuiers, ma maison, Le vallon toujours vert et la mer argentée Qui m'ouvre l'horizon. Pour la première fois sur cette heureuse plage, Le cœur tout éperdu, Quand j'abordai, c'était après un grand naufrage, Où j'avais tout perdu. Déjà, depuis ce temps de deuil et de détresse, J'ai vu bien des saisons Courir sur ces coteaux que la brise caresse, Et parer leurs buissons. Si rien n'a refleuri, ni le présent sans charmes, Ni l'avenir brisé, Du moins mon pauvre cœur, fatigué de mes larmes, Mon cœur s'est apaisé ; Et je puis, sous ce ciel que l'oranger parfume Et qui sourit toujours, Rêver aux temps aimés, et voir sans amertume Naître et mourir les jours.
À M. Louis de Ronchaud I Regardez-les passer, ces couples éphémères ! Dans les bras l'un de l'autre enlacés un moment, Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières, Font le même serment : Toujours ! Un mot hardi que les cieux qui vieillissent Avec étonnement entendent prononcer, Et qu'osent répéter des lèvres qui pâlissent Et qui vont se glacer. Vous qui vivez si peu, pourquoi cette promesse Qu'un élan d'espérance arrache à votre coeur, Vain défi qu'au néant vous jetez, dans l'ivresse D'un instant de bonheur ? Amants, autour de vous une voix inflexible Crie à tout ce qui naît : « Aime et meurs ici-bas ! » La mort est implacable et le ciel insensible ; Vous n'échapperez pas. Eh bien ! puisqu'il le faut, sans trouble et sans murmure, Forts de ce même amour dont vous vous enivrez Et perdus dans le sein de l'immense Nature, Aimez donc, et mourez ! II Non, non, tout n'est pas dit, vers la beauté fragile Quand un charme invincible emporte le désir, Sous le feu d'un baiser quand notre pauvre argile A frémi de plaisir. Notre serment sacré part d'une âme immortelle ; C'est elle qui s'émeut quand frissonne le corps ; Nous entendons sa voix et le bruit de son aile Jusque dans nos transports. Nous le répétons donc, ce mot qui fait d'envie Pâlir au firmament les astres radieux, Ce mot qui joint les coeurs et devient, dès la vie, Leur lien pour les cieux. Dans le ravissement d'une éternelle étreinte Ils passent entraînés, ces couples amoureux, Et ne s'arrêtent pas pour jeter avec crainte Un regard autour d'eux. Ils demeurent sereins quand tout s'écroule et tombe ; Leur espoir est leur joie et leur appui divin ; Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe Leur pied heurte en chemin. Toi-même, quand tes bois abritent leur délire, Quand tu couvres de fleurs et d'ombre leurs sentiers, Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire S'ils mouraient tout entiers ? Sous le voile léger de la beauté mortelle Trouver l'âme qu'on cherche et qui pour nous éclôt, Le temps de l'entrevoir, de s'écrier : « C'est Elle ! » Et la perdre aussitôt, Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée Change en spectre à nos yeux l'image de l'amour. Quoi ! ces voeux infinis, cette ardeur insensée Pour un être d'un jour ! Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles, Grand Dieu qui dois d'en haut tout entendre et tout voir, Que tant d'adieux navrants et tant de funérailles Ne puissent t'émouvoir, Qu'à cette tombe obscure où tu nous fais descendre Tu dises : « Garde-les, leurs cris sont superflus. Amèrement en vain l'on pleure sur leur cendre ; Tu ne les rendras plus ! » Mais non ! Dieu qu'on dit bon, tu permets qu'on espère ; Unir pour séparer, ce n'est point ton dessein. Tout ce qui s'est aimé, fût-ce un jour, sur la terre, Va s'aimer dans ton sein. III Éternité de l'homme, illusion ! chimère ! Mensonge de l'amour et de l'orgueil humain ! Il n'a point eu d'hier, ce fantôme éphémère, Il lui faut un demain ! Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle Qui brûle une minute en vos coeurs étonnés, Vous oubliez soudain la fange maternelle Et vos destins bornés. Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires Seuls au Pouvoir fatal qui détruit en créant ? Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères En face du néant. Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles : « J'aime, et j'espère voir expirer tes flambeaux. » La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles Luiront sur vos tombeaux. Vous croyez que l'amour dont l'âpre feu vous presse A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ; La fleur que vous brisez soupire avec ivresse : « Nous aussi nous aimons ! » Heureux, vous aspirez la grande âme invisible Qui remplit tout, les bois, les champs de ses ardeurs ; La Nature sourit, mais elle est insensible : Que lui font vos bonheurs ? Elle n'a qu'un désir, la marâtre immortelle, C'est d'enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor. Mère avide, elle a pris l'éternité pour elle, Et vous laisse la mort. Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ; Le reste est confondu dans un suprême oubli. Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître : Son voeu s'est accompli. Quand un souffle d'amour traverse vos poitrines, Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus, Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines Vous jettent éperdus ; Quand, pressant sur ce coeur qui va bientôt s'éteindre Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas, Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre L'Infini dans vos bras ; Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure Déchaînés dans vos flancs comme d'ardents essaims, Ces transports, c'est déjà l'Humanité future Qui s'agite en vos seins. Elle se dissoudra, cette argile légère Qu'ont émue un instant la joie et la douleur ; Les vents vont disperser cette noble poussière Qui fut jadis un coeur. Mais d'autres coeurs naîtront qui renoueront la trame De vos espoirs brisés, de vos amours éteints, Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme, Dans les âges lointains. Tous les êtres, formant une chaîne éternelle, Se passent, en courant, le flambeau de l'amour. Chacun rapidement prend la torche immortelle Et la rend à son tour. Aveuglés par l'éclat de sa lumière errante, Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea, De la tenir toujours : à votre main mourante Elle échappe déjà. Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ; Il aura sillonné votre vie un moment ; En tombant vous pourrez emporter dans l'abîme Votre éblouissement. Et quand il régnerait au fond du ciel paisible Un être sans pitié qui contemplât souffrir, Si son oeil éternel considère, impassible, Le naître et le mourir, Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même, Qu'un mouvement d'amour soit encor votre adieu ! Oui, faites voir combien l'homme est grand lorsqu'il aime, Et pardonnez à Dieu !
Au courant de l'amour lorsque je m'abandonne, Dans le torrent divin quand je plonge enivré, Et presse éperdument sur mon sein qui frissonne Un être idolâtre. Je sais que je n'étreins qu'une forme fragile, Qu'elle peut à l'instant se glacer sous ma main, Que ce cœur tout à moi, fait de flamme et d'argile, Sera cendre demain ; Qu'il n'en sortira rien, rien, pas une étincelle Qui s'élance et remonte à son foyer lointain : Un peu de terre en hâte, une pierre qu'on scelle, Et tout est bien éteint. Et l'on viendrait serein, à cette heure dernière, Quand des restes humains le souffle a déserté, Devant ces froids débris, devant cette poussière Parler d'éternité ! L'éternité ! Quelle est cette étrange menace ? A l'amant qui gémit, sous son deuil écrase, Pourquoi jeter ce mot qui terrifie et glace Un cœur déjà brisé ? Quoi ! le ciel, en dépit de la fosse profonde, S'ouvrirait à l'objet de mon amour jaloux ? C'est assez d'un tombeau, je ne veux pas d'un monde Se dressant entre nous. On me répond en vain pour calmer mes alarmes ! « L'être dont sans pitié la mort te sépara, Ce ciel que tu maudis, dans le trouble et les larmes, Le ciel te le rendra. » Me le rendre, grand Dieu ! mais ceint d'une auréole, Rempli d'autres pensers, brûlant d'une autre ardeur, N'ayant plus rien en soi de cette chère idole Qui vivait sur mon cœur ! Ah! j'aime mieux cent fois que tout meure avec elle, Ne pas la retrouver, ne jamais la revoir ; La douleur qui me navre est certes moins cruelle Que votre affreux espoir. Tant que je sens encor, sous ma moindre caresse, Un sein vivant frémir et battre à coups pressés, Qu'au-dessus du néant un même flot d'ivresse Nous soulève enlacés, Sans regret inutile et sans plaintes amères, Par la réalité je me laisse ravir. Non, mon cœur ne s'est pas jeté sur des chimères : Il sait où s'assouvir. Qu'ai-je affaire vraiment de votre là-haut morne, Moi qui ne suis qu'élan, que tendresse et transports ? Mon ciel est ici-bas, grand ouvert et sans borne ; Je m'y lance, âme et corps. Durer n'est rien. Nature, ô créatrice, ô mère ! Quand sous ton œil divin un couple s'est uni, Qu'importe à leur amour qu'il se sache éphémère S'il se sent infini ? C'est une volupté, mais terrible et sublime, De jeter dans le vide un regard éperdu, Et l'on s'étreint plus fort lorsque sur un abîme On se voit suspendu. Quand la Mort serait là, quand l'attache invisible Soudain se délierait qui nous retient encor, Et quand je sentirais dans une angoisse horrible M'échapper mon trésor, Je ne faiblirais pas. Fort de ma douleur même, Tout entier à l'adieu qui va nous séparer, J'aurais assez d'amour en cet instant suprême Pour ne rien espérer.
Dans tout l'enivrement d'un orgueil sans mesure, Ébloui des lueurs de ton esprit borné, Homme, tu m'as crié : « Repose-toi, Nature ! Ton œuvre est close : je suis né ! » Quoi ! lorsqu'elle a l'espace et le temps devant elle, Quand la matière est là sous son doigt créateur, Elle s'arrêterait, l'ouvrière immortelle, Dans l'ivresse de son labeur? Et c'est toi qui serais mes limites dernières ? L'atome humain pourrait entraver mon essor ? C'est à cet abrégé de toutes les misères Qu'aurait tendu mon long effort ? Non, tu n'es pas mon but, non, tu n'es pas ma borne A te franchir déjà je songe en te créant ; Je ne viens pas du fond de l'éternité morne. Pour n'aboutir qu'à ton néant. Ne me vois-tu donc pas, sans fatigue et sans trêve, Remplir l'immensité des œuvres de mes mains ? Vers un terme inconnu, mon espoir et mon rêve, M'élancer par mille chemins, Appelant, tour à tour patiente ou pressée, Et jusqu'en mes écarts poursuivant mon dessein, A la forme, à la vie et même à la pensée La matière éparse en mon sein ? J'aspire ! C'est mon cri, fatal, irrésistible. Pour créer l'univers je n'eus qu'à le jeter ; L'atome s'en émut dans sa sphère invisible, L'astre se mit à graviter. L'éternel mouvement n'est que l'élan des choses Vers l'idéal sacré qu'entrevoit mon désir ; Dans le cours ascendant de mes métamorphoses Je le poursuis sans le saisir ; Je le demande aux cieux, à l'onde, à l'air fluide, Aux éléments confus, aux soleils éclatants ; S'il m'échappe ou résiste à mon étreinte avide, Je le prendrai des mains du Temps. Quand j'entasse à la fois naissances, funérailles, Quand je crée ou détruis avec acharnement, Que fais-je donc, sinon préparer mes entrailles Pour ce suprême enfantement ? Point d'arrêt à mes pas, point de trêve à ma tâche ! Toujours recommencer et toujours repartir. Mais je n'engendre pas sans fin et sans relâche Pour le plaisir d'anéantir. J'ai déjà trop longtemps fait œuvre de marâtre, J'ai trop enseveli, j'ai trop exterminé, Moi qui ne suis au fond que la mère idolâtre D'un seul enfant qui n'est pas né. Quand donc pourrai-je enfin, émue et palpitante, Après tant de travaux et tant d'essais ingrats, A ce fils de mes vœux et de ma longue attente Ouvrir éperdument les bras ? De toute éternité, certitude sublime ! Il est conçu ; mes flancs l'ont senti s'agiter. L'amour qui couve en moi, l'amour que je comprime N'attend que Lui pour éclater. Qu'il apparaisse au jour, et, nourrice en délire, Je laisse dans mon sein ses regards pénétrer. - Mais un voile te cache. - Eh bien ! je le déchire : Me découvrir c'est me livrer. Surprise dans ses jeux, la Force est asservie. Il met les Lois au joug. A sa voix, à son gré, Découvertes enfin, les sources de la Vie Vont épancher leur flot sacré. Dans son élan superbe Il t'échappe, ô Matière ! Fatalité, sa main rompt tes anneaux d'airain ! Et je verrai planer dans sa propre lumière Un être libre et souverain. Où serez-vous alors, vous qui venez de naître, Ou qui naîtrez encore, ô multitude, essaim, Qui, saisis tout à coup du vertige de l'être, Sortiez en foule de mon sein ? Dans la mort, dans l'oubli. Sous leurs vagues obscures Les âges vous auront confondus et roulés, Ayant fait un berceau pour les races futures De vos limons accumulés. Toi-même qui te crois la couronne et le faîte Du monument divin qui n'est point achevé, Homme, qui n'es au fond que l'ébauche imparfaite Du chef-d'œuvre que j'ai rêvé, A ton tour, à ton heure, if faut que tu périsses. Ah ! ton orgueil a beau s'indigner et souffrir, Tu ne seras jamais dans mes mains créatrices Que de l'argile à repétrir.
Eh bien ! reprends-le donc ce peu de fange obscure Qui pour quelques instants s'anima sous ta main ; Dans ton dédain superbe, implacable Nature, Brise à jamais le moule humain. De ces tristes débris quand tu verrais, ravie, D'autres créations éclore à grands essaims, Ton Idée éclater en des formes de vie Plus dociles à tes desseins, Est-ce à dire que Lui, ton espoir, ta chimère, Parce qu'il fut rêvé, puisse un jour exister ? Tu crois avoir conçu, tu voudrais être mère ; A l'œuvre ! il s'agit d'enfanter. Change en réalité ton attente sublime. Mais quoi ! pour les franchir, malgré tous tes élans, La distance est trop grande et trop profond l'abîme Entre ta pensée et tes flancs. La mort est le seul fruit qu'en tes crises futures Il te sera donné d'atteindre et de cueillir ; Toujours nouveaux débris, toujours des créatures Que tu devras ensevelir. Car sur ta route en vain l'âge à l'âge succède ; Les tombes, les berceaux ont beau s'accumuler, L'Idéal qui te fuit, l'Ideal qui t'obsède, A l'infini pour reculer. L'objet de ta poursuite éternelle et sans trêve Demeure un but trompeur à ton vol impuissant Et, sous le nimbe ardent du désir et du rêve, N'est qu'un fantôme éblouissant. Il resplendit de loin, mais reste inaccessible. Prodigue de travaux, de luttes, de trépas, Ta main me sacrifie à ce fils impossible ; Je meurs, et Lui ne naîtra pas. Pourtant je suis ton fils aussi ; réel, vivace, Je sortis de tes bras des les siècles lointains ; Je porte dans mon cœur, je porte sur ma face, Le signe empreint des hauts destins. Un avenir sans fin s'ouvrait ; dans la carrière Le Progrès sur ses pas me pressait d'avancer ; Tu n'aurais même encor qu'à lever la barrière : Je suis là, prêt à m'élancer. Je serais ton sillon ou ton foyer intense ; Tu peux selon ton gré m'ouvrir ou m'allumer. Une unique étincelle, ô mère ! une semence ! Tout s'enflamme ou tout va germer. Ne suis-je point encor seul à te trouver belle ? J'ai compté tes trésors, j'atteste ton pouvoir, Et mon intelligence, ô Nature éternelle ! T'a tendu ton premier miroir. En retour je n'obtiens que dédain et qu'offense. Oui, toujours au péril et dans les vains combats ! Éperdu sur ton sein, sans recours ni défense, Je m'exaspère et me débats. Ah ! si du moins ma force eût égalé ma rage, Je l'aurais déchiré ce sein dur et muet : Se rendant aux assauts de mon ardeur sauvage, Il m'aurait livré son secret. C'en est fait, je succombe, et quand tu dis : « J'aspire ! » Je te réponds : « Je souffre ! » infirme, ensanglanté ; Et par tout ce qui naît , par tout ce qui respire, Ce cri terrible est répété. Oui, je souffre ! et c'est toi, mère, qui m'extermines, Tantôt frappant mes flancs, tantôt blessant mon cœur ; Mon être tout entier, par toutes ses racines, Plonge sans fond dans la douleur. J'offre sous le soleil un lugubre spectacle. Ne naissant, ne vivant que pour agoniser. L'abîme s'ouvre ici, là se dresse l'obstacle : Ou m'engloutir, ou me briser ! Mais, jusque sous le coup du désastre suprême, Moi, l'homme, je t'accuse à la face des cieux. Créatrice, en plein front reçois donc l'anathème De cet atome audacieux. Sois maudite, ô marâtre ! en tes œuvres immenses, Oui, maudite à ta source et dans tes éléments, Pour tous tes abandons, tes oublis, tes démences, Aussi pour tes avortements ! Que la Force en ton sein s'épuise perte à perte ! Que la Matière, à bout de nerf et de ressort, Reste sans mouvement, et se refuse, inerte, A te suivre dans ton essor ! Qu'envahissant les cieux, I'Immobilité morne Sous un voile funèbre éteigne tout flambeau, Puisque d'un univers magnifique et sans borne Tu n'as su faire qu'un tombeau !
Il s’ouvre par delà toute science humaine Un vide dont la Foi fut prompte à s’emparer. De cet abîme obscur elle a fait son domaine ; En s’y précipitant elle a cru l’éclairer. Eh bien ! nous t’expulsons de tes divins royaumes, Dominatrice ardente, et l’instant est venu : Tu ne vas plus savoir où loger tes fantômes ; Nous fermons l’Inconnu. Mais ton triomphateur expiera ta défaite. L’homme déjà se trouble, et, vainqueur éperdu, Il se sent ruiné par sa propre conquête : En te dépossédant nous avons tout perdu. Nous restons sans espoir, sans recours, sans asile, Tandis qu’obstinément le Désir qu’on exile Revient errer autour du gouffre défendu.
Levez les yeux ! C'est moi qui passe sur vos têtes, Diaphane et léger, libre dans le ciel pur ; L'aile ouverte, attendant le souffle des tempêtes, Je plonge et nage en plein azur. Comme un mirage errant, je flotte et je voyage. Coloré par l'aurore et le soir tour à tour, Miroir aérien, je reflète au passage Les sourires changeants du jour. Le soleil me rencontre au bout de sa carrière Couché sur l'horizon dont j'enflamme le bord ; Dans mes flancs transparents le roi de la lumière Lance en fuyant ses flèches d'or. Quand la lune, écartant son cortège d'étoiles, Jette un regard pensif sur le monde endormi, Devant son front glacé je fais courir mes voiles, Ou je les soulève à demi. On croirait voir au loin une flotte qui sombre, Quand, d'un bond furieux fendant l'air ébranlé, L'ouragan sur ma proue inaccessible et sombre S'assied comme un pilote ailé. Dans les champs de l'éther je livre des batailles ; La ruine et la mort ne sont pour moi qu'un jeu. Je me charge de grêle, et porte en mes entrailles La foudre et ses hydres de feu. Sur le sol altéré je m'épanche en ondées. La terre rit ; je tiens sa vie entre mes mains. C'est moi qui gonfle, au sein des terres fécondées, L'épi qui nourrit les humains. Où j'ai passé, soudain tout verdit, tout pullule ; Le sillon que j'enivre enfante avec ardeur. Je suis onde et je cours, je suis sève et circule, Caché dans la source ou la fleur. Un fleuve me recueille, il m'emporte, et je coule Comme une veine au cœur des continents profonds. Sur les longs pays plats ma nappe se déroule, Ou s'engouffre à travers les monts. Rien ne m'arrête plus ; dans mon élan rapide J'obéis au courant, par le désir poussé, Et je vole à mon but comme un grand trait liquide Qu'un bras invisible a lancé. Océan, ô mon père ! Ouvre ton sein, j'arrive ! Tes flots tumultueux m'ont déjà répondu ; Ils accourent ; mon onde a reculé, craintive, Devant leur accueil éperdu. En ton lit mugissant ton amour nous rassemble. Autour des noirs écueils ou sur le sable fin Nous allons, confondus, recommencer ensemble Nos fureurs et nos jeux sans fin. Mais le soleil, baissant vers toi son œil splendide, M'a découvert bientôt dans tes gouffres amers. Son rayon tout puissant baise mon front limpide : J'ai repris le chemin des airs ! Ainsi, jamais d'arrêt. L'immortelle matière Un seul instant encor n'a pu se reposer. La Nature ne fait, patiente ouvrière, Que dissoudre et recomposer. Tout se métamorphose entre ses mains actives ; Partout le mouvement incessant et divers, Dans le cercle éternel des formes fugitives, Agitant l'immense univers.
Un poète est parti ; sur sa tombe fermée Pas un chant, pas un mot dans cette langue aimée Dont la douceur divine ici-bas l'enivrait. Seul, un pauvre arbre triste à la pâle verdure, Le saule qu'il rêvait, au vent du soir, murmure Sur son ombre éplorée un tendre et long regret. Ce n'est pas de l'oubli ; nous répétons encore, Poète de l'amour, ces chants que fit éclore Dans ton âme éperdue un éternel tourment, Et le Temps sans pitié qui brise de son aile Bien des lauriers, le Temps d'une grâce nouvelle Couronne en s'éloignant ton souvenir charmant. Tu fus l'enfant choyé du siècle. Tes caprices Nous trouvaient indulgents. Nous étions les complices De tes jeunes écarts ; tu pouvais tout oser. De la Muse pour toi nous savions les tendresses, Et nos regards charmés ont compté ses caresses, De son premier sourire à son dernier baiser. Parmi nous maint poète à la bouche inspirée Avait déjà rouvert une source sacrée ; Oui, d'autres nous avaient de leurs chants abreuvés. Mais le cri qui saisit le cœur et le remue, Mais ces accents profonds qui d'une lèvre émue Vont à l'âme de tous, toi seul les as trouvés. Au concert de nos pleurs ta voix s'était mêlée. Entre nous, fils souffrants d'une époque troublée, Le doute et la douleur formaient comme un lien. Ta lyre en nous touchant nous était douce et chère ; Dans le chantre divin nous sentions tous un frère ; C'est le sang de nos cœurs qui courait dans le tien. Rien n'arrêtait ta plainte, et ton âme blessée La laissait échapper navrante et cadencée. Tandis que vers le ciel qui se voile et se clôt De la foule montait une rumeur confuse, Fier et beau, tu jetais, jeune amant de la Muse, À travers tous ces bruits ton immortel sanglot. Lorsque le rossignol, dans la saison brûlante De l'amour et des fleurs, sur la branche tremblante Se pose pour chanter son mal cher et secret, Rien n'arrête l'essor de sa plainte infinie, Et de son gosier frêle un long jet d'harmonie S'élance et se répand au sein de la forêt. La voix mélodieuse enchante au loin l'espace... Mais soudain tout se tait ; le voyageur qui passe Sous la feuille des bois sent un frisson courir. De l'oiseau qu'entraînait une ivresse imprudente L'âme s'est envolée avec la note ardente ; Hélas ! chanter ainsi c'était vouloir mourir !
Tandis que je parlais le langage des vers Elle s'est doucement tendrement endormie Comme une maison d'ombre au creux de notre vie Une lampe baissée au coeur des myrtes verts Sa joue a retrouvé le printemps du repos O corps sans poids pose dans un songe de toile Ciel formé de ses yeux à l'heure des étoiles Un jeune sang l'habite au couvert de sa peau La voila qui reprend le versant de ses fables Dieu sait obéissant à quels lointains signaux Et c'est toujours le bal la neige les traîneaux Elle a rejoint la nuit dans ses bras adorables Je vois sa main bouger Sa bouche Et je me dis Qu'elle reste pareille aux marches du silence Qui m'échappe pourtant de toute son enfance Dans ce pays secret à mes pas interdit Je te supplie amour au nom de nous ensemble De ma suppliciante et folle jalousie Ne t'en va pas trop loin sur la pente choisie Je suis auprès de toi comme un saule qui tremble J'ai peur éperdument du sommeil de tes yeux Je me ronge le coeur de ce coeur que j'écoute Amour arrête-toi dans ton rêve et ta route Rends-moi ta conscience et mon mal merveilleux
Tandis
Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire J'ai vu tous les soleils y venir se mirer S'y jeter à mourir tous les désespérés Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent L'été taille la nue au tablier des anges Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée Sept glaives ont percé le prisme des couleurs Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche Par où se reproduit le miracle des Rois Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois Le manteau de Marie accroché dans la crèche Une bouche suffit au mois de Mai des mots Pour toutes les chansons et pour tous les hélas Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux L'enfant accaparé par les belles images Écarquille les siens moins démesurément Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où Des insectes défont leurs amours violentes Je suis pris au filet des étoiles filantes Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août J'ai retiré ce radium de la pechblende Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu Ô paradis cent fois retrouvé reperdu Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent Moi je voyais briller au-dessus de la mer Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa
Tes
Un homme chérissait éperdument sa chatte ; Il la trouvait mignonne, et belle, et délicate, Qui miaulait d'un ton fort doux : Il était plus fou que les fous. Cet homme donc, par prières, par larmes, Par sortilèges et par charmes, Fait tant qu'il obtient du destin Que sa chatte, en un beau matin, Devient femme ; et le matin même, Maître sot en fait sa moitié. Le voilà fou d'amour extrême, De fou qu'il était d'amitié. Jamais la dame la plus belle Ne charma tant son favori Que fait cette épouse nouvelle Son hypocondre de mari. Il l'amadoue ; elle le flatte : Il n'y trouve plus rien de chatte ; Et, poussant l'erreur jusqu'au bout, La croit femme en tout et partout : Un soir quelques souris qui rongeaient de la natte Troublèrent le plaisir des nouveaux mariés. Aussitôt la femme est sur pieds. Elle manqua son aventure. Souris de revenir femme d'être en posture : Pour cette fois elle accourut à point ; Car ayant changé de figure, Les souris ne la craignaient point. Ce lui fut toujours une amorce, Tant le naturel a de force. Il se moque de tout, certain âge accompli. Le vase est imbibé, l'étoffe a pris son pli. En vain de son train ordinaire On le veut désaccoutumer : Quelque chose qu'on puisse faire, On ne saurait le réformer. Coups de fourche ni d'étrivières Ne lui font changer de manières ; Et fussiez-vous embâtonnés, Jamais vous n'en serez les maîtres. Qu'on lui ferme la porte au nez, Il reviendra par les fenêtres.
Le temps n'a pas toujours une égale valeur, Tu cours et je suis immobile, Je t'attends; cela met quelque chose en mon coeur De frénétique et de débile ! J'entame avec l'instant un infime combat Que départage le silence. L'heure, qui tout d'abord semblait me parler bas, Frappe soudain à coups de lance. Elle semble savoir, et garder son secret, Le destin se confie à elle; On ne pénètre pas dans cette ample forêt Où rien n'est promis ni fidèle ! - Puisque la passion, en son sauvage trot, Gaspille sa richesse amère, Révérons ces instants de la vie éphémère Dont chacun nous semblait de trop ! Attendre: épuisement sanglant de l'espérance, Tentative vers le hasard, Hâte qui se prolonge, indécise souffrance De savoir s'il est tôt ou tard ! Impatience juste, exigeante et soumise, À qui manque, pour bien lutter, Le pouvoir défendu de refaire à sa guise L'univers puissant et buté ! - Certes, mon coeur ne veut te faire aucun reproche Des minutes que tu perdais; Tu me savais vivante, active, sûre et proche, Moi, cependant, je t'attendais ! Sans doute la démente et subite tristesse Qui se mêle aux jeux éperdus Est le profond sanglot refoulé que nous laisse La douleur d'avoir attendu !...
Je voudrais mourir, mais non pas D'une autre et plus tranquille mort Que celle que causent ton pas, Ta voix, ton regard, ton abord. Pourrai-je renoncer, crois-tu, - Bel arbre humain, cyprès! tilleul ! À ce grand besoin éperdu Que j'ai de périr par toi seul ?
Comment oublier le pli lourd De tes belles hanches sereines, L’ivoire de la chair où court Un frémissement bleu de veines ? N’as-tu pas senti qu’un moment, Ivre de ses angoisses vaines, Mon âme allait éperdument Vers tes chères lèvres lointaines ? Et comment jamais retrouver L'identique extase farouche, T'oublier, revivre et rêver Comme j'ai rêvé sur ta bouche ?