Poème bien+160+ - 15 Poèmes sur bien+160+
15 poèmes
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Paroles d’un Amant de Louise Ackermann
Au courant de l'amour lorsque je m'abandonne,
Dans le torrent divin quand je plonge enivré,
Et presse éperdument sur mon sein qui frissonne
Un être idolâtre.
Je sais que je n'étreins qu'une forme fragile,
Qu'elle peut à l'instant se glacer sous ma main,
Que ce cœur tout à moi, fait de flamme et d'argile,
Sera cendre demain ;
Qu'il n'en sortira rien, rien, pas une étincelle
Qui s'élance et remonte à son foyer lointain :
Un peu de terre en hâte, une pierre qu'on scelle,
Et tout est bien éteint.
Et l'on viendrait serein, à cette heure dernière,
Quand des restes humains le souffle a déserté,
Devant ces froids débris, devant cette poussière
Parler d'éternité !
L'éternité ! Quelle est cette étrange menace ?
A l'amant qui gémit, sous son deuil écrase,
Pourquoi jeter ce mot qui terrifie et glace
Un cœur déjà brisé ?
Quoi ! le ciel, en dépit de la fosse profonde,
S'ouvrirait à l'objet de mon amour jaloux ?
C'est assez d'un tombeau, je ne veux pas d'un monde
Se dressant entre nous.
On me répond en vain pour calmer mes alarmes !
« L'être dont sans pitié la mort te sépara,
Ce ciel que tu maudis, dans le trouble et les larmes,
Le ciel te le rendra. »
Me le rendre, grand Dieu ! mais ceint d'une auréole,
Rempli d'autres pensers, brûlant d'une autre ardeur,
N'ayant plus rien en soi de cette chère idole
Qui vivait sur mon cœur !
Ah! j'aime mieux cent fois que tout meure avec elle,
Ne pas la retrouver, ne jamais la revoir ;
La douleur qui me navre est certes moins cruelle
Que votre affreux espoir.
Tant que je sens encor, sous ma moindre caresse,
Un sein vivant frémir et battre à coups pressés,
Qu'au-dessus du néant un même flot d'ivresse
Nous soulève enlacés,
Sans regret inutile et sans plaintes amères,
Par la réalité je me laisse ravir.
Non, mon cœur ne s'est pas jeté sur des chimères :
Il sait où s'assouvir.
Qu'ai-je affaire vraiment de votre là-haut morne,
Moi qui ne suis qu'élan, que tendresse et transports ?
Mon ciel est ici-bas, grand ouvert et sans borne ;
Je m'y lance, âme et corps.
Durer n'est rien. Nature, ô créatrice, ô mère !
Quand sous ton œil divin un couple s'est uni,
Qu'importe à leur amour qu'il se sache éphémère
S'il se sent infini ?
C'est une volupté, mais terrible et sublime,
De jeter dans le vide un regard éperdu,
Et l'on s'étreint plus fort lorsque sur un abîme
On se voit suspendu.
Quand la Mort serait là, quand l'attache invisible
Soudain se délierait qui nous retient encor,
Et quand je sentirais dans une angoisse horrible
M'échapper mon trésor,
Je ne faiblirais pas. Fort de ma douleur même,
Tout entier à l'adieu qui va nous séparer,
J'aurais assez d'amour en cet instant suprême
Pour ne rien espérer.
La Nature à l’Homme de Louise Ackermann
Dans tout l'enivrement d'un orgueil sans mesure,
Ébloui des lueurs de ton esprit borné,
Homme, tu m'as crié : « Repose-toi, Nature !
Ton œuvre est close : je suis né ! »
Quoi ! lorsqu'elle a l'espace et le temps devant elle,
Quand la matière est là sous son doigt créateur,
Elle s'arrêterait, l'ouvrière immortelle,
Dans l'ivresse de son labeur?
Et c'est toi qui serais mes limites dernières ?
L'atome humain pourrait entraver mon essor ?
C'est à cet abrégé de toutes les misères
Qu'aurait tendu mon long effort ?
Non, tu n'es pas mon but, non, tu n'es pas ma borne
A te franchir déjà je songe en te créant ;
Je ne viens pas du fond de l'éternité morne.
Pour n'aboutir qu'à ton néant.
Ne me vois-tu donc pas, sans fatigue et sans trêve,
Remplir l'immensité des œuvres de mes mains ?
Vers un terme inconnu, mon espoir et mon rêve,
M'élancer par mille chemins,
Appelant, tour à tour patiente ou pressée,
Et jusqu'en mes écarts poursuivant mon dessein,
A la forme, à la vie et même à la pensée
La matière éparse en mon sein ?
J'aspire ! C'est mon cri, fatal, irrésistible.
Pour créer l'univers je n'eus qu'à le jeter ;
L'atome s'en émut dans sa sphère invisible,
L'astre se mit à graviter.
L'éternel mouvement n'est que l'élan des choses
Vers l'idéal sacré qu'entrevoit mon désir ;
Dans le cours ascendant de mes métamorphoses
Je le poursuis sans le saisir ;
Je le demande aux cieux, à l'onde, à l'air fluide,
Aux éléments confus, aux soleils éclatants ;
S'il m'échappe ou résiste à mon étreinte avide,
Je le prendrai des mains du Temps.
Quand j'entasse à la fois naissances, funérailles,
Quand je crée ou détruis avec acharnement,
Que fais-je donc, sinon préparer mes entrailles
Pour ce suprême enfantement ?
Point d'arrêt à mes pas, point de trêve à ma tâche !
Toujours recommencer et toujours repartir.
Mais je n'engendre pas sans fin et sans relâche
Pour le plaisir d'anéantir.
J'ai déjà trop longtemps fait œuvre de marâtre,
J'ai trop enseveli, j'ai trop exterminé,
Moi qui ne suis au fond que la mère idolâtre
D'un seul enfant qui n'est pas né.
Quand donc pourrai-je enfin, émue et palpitante,
Après tant de travaux et tant d'essais ingrats,
A ce fils de mes vœux et de ma longue attente
Ouvrir éperdument les bras ?
De toute éternité, certitude sublime !
Il est conçu ; mes flancs l'ont senti s'agiter.
L'amour qui couve en moi, l'amour que je comprime
N'attend que Lui pour éclater.
Qu'il apparaisse au jour, et, nourrice en délire,
Je laisse dans mon sein ses regards pénétrer.
- Mais un voile te cache. - Eh bien ! je le déchire :
Me découvrir c'est me livrer.
Surprise dans ses jeux, la Force est asservie.
Il met les Lois au joug. A sa voix, à son gré,
Découvertes enfin, les sources de la Vie
Vont épancher leur flot sacré.
Dans son élan superbe Il t'échappe, ô Matière !
Fatalité, sa main rompt tes anneaux d'airain !
Et je verrai planer dans sa propre lumière
Un être libre et souverain.
Où serez-vous alors, vous qui venez de naître,
Ou qui naîtrez encore, ô multitude, essaim,
Qui, saisis tout à coup du vertige de l'être,
Sortiez en foule de mon sein ?
Dans la mort, dans l'oubli. Sous leurs vagues obscures
Les âges vous auront confondus et roulés,
Ayant fait un berceau pour les races futures
De vos limons accumulés.
Toi-même qui te crois la couronne et le faîte
Du monument divin qui n'est point achevé,
Homme, qui n'es au fond que l'ébauche imparfaite
Du chef-d'œuvre que j'ai rêvé,
A ton tour, à ton heure, if faut que tu périsses.
Ah ! ton orgueil a beau s'indigner et souffrir,
Tu ne seras jamais dans mes mains créatrices
Que de l'argile à repétrir.
L’Homme à la Nature de Louise Ackermann
Eh bien ! reprends-le donc ce peu de fange obscure
Qui pour quelques instants s'anima sous ta main ;
Dans ton dédain superbe, implacable Nature,
Brise à jamais le moule humain.
De ces tristes débris quand tu verrais, ravie,
D'autres créations éclore à grands essaims,
Ton Idée éclater en des formes de vie
Plus dociles à tes desseins,
Est-ce à dire que Lui, ton espoir, ta chimère,
Parce qu'il fut rêvé, puisse un jour exister ?
Tu crois avoir conçu, tu voudrais être mère ;
A l'œuvre ! il s'agit d'enfanter.
Change en réalité ton attente sublime.
Mais quoi ! pour les franchir, malgré tous tes élans,
La distance est trop grande et trop profond l'abîme
Entre ta pensée et tes flancs.
La mort est le seul fruit qu'en tes crises futures
Il te sera donné d'atteindre et de cueillir ;
Toujours nouveaux débris, toujours des créatures
Que tu devras ensevelir.
Car sur ta route en vain l'âge à l'âge succède ;
Les tombes, les berceaux ont beau s'accumuler,
L'Idéal qui te fuit, l'Ideal qui t'obsède,
A l'infini pour reculer.
L'objet de ta poursuite éternelle et sans trêve
Demeure un but trompeur à ton vol impuissant
Et, sous le nimbe ardent du désir et du rêve,
N'est qu'un fantôme éblouissant.
Il resplendit de loin, mais reste inaccessible.
Prodigue de travaux, de luttes, de trépas,
Ta main me sacrifie à ce fils impossible ;
Je meurs, et Lui ne naîtra pas.
Pourtant je suis ton fils aussi ; réel, vivace,
Je sortis de tes bras des les siècles lointains ;
Je porte dans mon cœur, je porte sur ma face,
Le signe empreint des hauts destins.
Un avenir sans fin s'ouvrait ; dans la carrière
Le Progrès sur ses pas me pressait d'avancer ;
Tu n'aurais même encor qu'à lever la barrière :
Je suis là, prêt à m'élancer.
Je serais ton sillon ou ton foyer intense ;
Tu peux selon ton gré m'ouvrir ou m'allumer.
Une unique étincelle, ô mère ! une semence !
Tout s'enflamme ou tout va germer.
Ne suis-je point encor seul à te trouver belle ?
J'ai compté tes trésors, j'atteste ton pouvoir,
Et mon intelligence, ô Nature éternelle !
T'a tendu ton premier miroir.
En retour je n'obtiens que dédain et qu'offense.
Oui, toujours au péril et dans les vains combats !
Éperdu sur ton sein, sans recours ni défense,
Je m'exaspère et me débats.
Ah ! si du moins ma force eût égalé ma rage,
Je l'aurais déchiré ce sein dur et muet :
Se rendant aux assauts de mon ardeur sauvage,
Il m'aurait livré son secret.
C'en est fait, je succombe, et quand tu dis : « J'aspire ! »
Je te réponds : « Je souffre ! » infirme, ensanglanté ;
Et par tout ce qui naît , par tout ce qui respire,
Ce cri terrible est répété.
Oui, je souffre ! et c'est toi, mère, qui m'extermines,
Tantôt frappant mes flancs, tantôt blessant mon cœur ;
Mon être tout entier, par toutes ses racines,
Plonge sans fond dans la douleur.
J'offre sous le soleil un lugubre spectacle.
Ne naissant, ne vivant que pour agoniser.
L'abîme s'ouvre ici, là se dresse l'obstacle :
Ou m'engloutir, ou me briser !
Mais, jusque sous le coup du désastre suprême,
Moi, l'homme, je t'accuse à la face des cieux.
Créatrice, en plein front reçois donc l'anathème
De cet atome audacieux.
Sois maudite, ô marâtre ! en tes œuvres immenses,
Oui, maudite à ta source et dans tes éléments,
Pour tous tes abandons, tes oublis, tes démences,
Aussi pour tes avortements !
Que la Force en ton sein s'épuise perte à perte !
Que la Matière, à bout de nerf et de ressort,
Reste sans mouvement, et se refuse, inerte,
A te suivre dans ton essor !
Qu'envahissant les cieux, I'Immobilité morne
Sous un voile funèbre éteigne tout flambeau,
Puisque d'un univers magnifique et sans borne
Tu n'as su faire qu'un tombeau !
La guerre de Louise Ackermann
I
Du fer, du feu, du sang ! C'est elle ! c'est la Guerre
Debout, le bras levé, superbe en sa colère,
Animant le combat d'un geste souverain.
Aux éclats de sa voix s'ébranlent les armées ;
Autour d'elle traçant des lignes enflammées,
Les canons ont ouvert leurs entrailles d'airain.
Partout chars, cavaliers, chevaux, masse mouvante !
En ce flux et reflux, sur cette mer vivante,
A son appel ardent l'épouvante s'abat.
Sous sa main qui frémit, en ses desseins féroces,
Pour aider et fournir aux massacres atroces
Toute matière est arme, et tout homme soldat.
Puis, quand elle a repu ses yeux et ses oreilles
De spectacles navrants, de rumeurs sans pareilles,
Quand un peuple agonise en son tombeau couché,
Pâle sous ses lauriers, l'âme d'orgueil remplie,
Devant l'œuvre achevée et la tâche accomplie,
Triomphante elle crie à la Mort: « Bien fauché ! »
Oui, bien fauché ! Vraiment la récolte est superbe ;
Pas un sillon qui n'ait des cadavres pour gerbe !
Les plus beaux, les plus forts sont les premiers frappés.
Sur son sein dévasté qui saigne et qui frissonne
L'Humanité, semblable au champ que l'on moissonne,
Contemple avec douleur tous ces épis coupés.
Hélas ! au gré du vent et sous sa douce haleine
Ils ondulaient au loin, des coteaux à la plaine,
Sur la tige encor verte attendant leur saison.
Le soleil leur versait ses rayons magnifiques ;
Riches de leur trésor, sous les cieux pacifiques,
Ils auraient pu mûrir pour une autre moisson.
II
Si vivre c'est lutter, à l'humaine énergie
Pourquoi n'ouvrir jamais qu'une arène rougie ?
Pour un prix moins sanglant que les morts que voilà
L'homme ne pourrait-il concourir et combattre ?
Manque-t-il d'ennemis qu'il serait beau d'abattre ?
Le malheureux ! il cherche, et la Misère est là !
Qu'il lui crie : « A nous deux ! » et que sa main virile
S'acharne sans merci contre ce flanc stérile
Qu'il s'agit avant tout d'atteindre et de percer.
A leur tour, le front haut, l'Ignorance et le Vice,
L'un sur l'autre appuyé, l'attendent dans la lice :
Qu'il y descende donc, et pour les terrasser.
A la lutte entraînez les nations entières.
Délivrance partout ! effaçant les frontières,
Unissez vos élans et tendez-vous la main.
Dans les rangs ennemis et vers un but unique,
Pour faire avec succès sa trouée héroïque,
Certes ce n'est pas trop de tout l'effort humain.
L'heure semblait propice, et le penseur candide
Croyait, dans le lointain d'une aurore splendide,
Voir de la Paix déjà poindre le front tremblant.
On respirait. Soudain, la trompette à la bouche,
Guerre, tu reparais, plus âpre, plus farouche,
Écrasant le progrès sous ton talon sanglant.
C'est à qui le premier, aveuglé de furie,
Se précipitera vers l'immense tuerie.
A mort ! point de quartier ! L'emporter ou périr!
Cet inconnu qui vient des champs ou de la forge
Est un frère ; il fallait l'embrasser, - on l'égorge.
Quoi ! lever pour frapper des bras faits pour s'ouvrir !
Les hameaux, les cités s'écroulent dans les flammes.
Les pierres ont souffert ; mais que dire des âmes ?
Près des pères les fils gisent inanimés.
Le Deuil sombre est assis devant les foyers vides,
Car ces monceaux de morts, inertes et livides,
Étaient des cœurs aimants et des êtres aimés.
Affaiblis et ployant sous la tâche infinie,
Recommence, Travail ! rallume-toi, Génie !
Le fruit de vos labeurs est broyé, dispersé.
Mais quoi ! tous ces trésors ne formaient qu'un domaine ;
C'était le bien commun de la famille humaine,
Se ruiner soi-même, ah ! c'est être insensé !
Guerre, au seul souvenir des maux que tu déchaînes,
Fermente au fond des cœurs le vieux levain des haines ;
Dans le limon laissé par tes flots ravageurs
Des germes sont semés de rancune et de rage,
Et le vaincu n'a plus, dévorant son outrage,
Qu'un désir, qu'un espoir : enfanter des vengeurs.
Ainsi le genre humain, à force de revanches,
Arbre découronné, verra mourir ses branches,
Adieu, printemps futurs ! Adieu, soleils nouveaux !
En ce tronc mutilé la sève est impossible.
Plus d'ombre, plus de fleurs ! et ta hache inflexible,
Pour mieux frapper les fruits, a tranché les rameaux.
III
Non, ce n'est point à nous, penseur et chantre austère,
De nier les grandeurs de la mort volontaire ;
D'un élan généreux il est beau d'y courir.
Philosophes, savants, explorateurs, apôtres,
Soldats de l'Idéal, ces héros sont les nôtres :
Guerre ! ils sauront sans toi trouver pour qui mourir.
Mais à ce fier brutal qui frappe et qui mutile,
Aux exploits destructeurs, au trépas inutile,
Ferme dans mon horreur, toujours je dirai : « Non ! »
O vous que l'Art enivre ou quelque noble envie,
Qui, débordant d'amour, fleurissez pour la vie,
On ose vous jeter en pâture au canon !
Liberté, Droit, Justice, affaire de mitraille !
Pour un lambeau d'Etat, pour un pan de muraille,
Sans pitié, sans remords, un peuple est massacré.
- Mais il est innocent ! - Qu'importe ? On l'extermine.
Pourtant la vie humaine est de source divine :
N'y touchez pas, arrière ! Un homme, c'est sacré !
Sous des vapeurs de poudre et de sang, quand les astres
Pâlissent indignés parmi tant de désastres,
Moi-même à la fureur me laissant emporter,
Je ne distingue plus les bourreaux des victimes ;
Mon âme se soulève, et devant de tels crimes
Je voudrais être foudre et pouvoir éclater.
Du moins te poursuivant jusqu'en pleine victoire,
A travers tes lauriers, dans les bras de l'Histoire
Qui, séduite, pourrait t'absoudre et te sacrer,
O Guerre, Guerre impie, assassin qu'on encense,
Je resterai, navrée et dans mon impuissance,
Bouche pour te maudire, et cœur pour t'exécrer !
Le Positivisme de Louise Ackermann
Il s’ouvre par delà toute science humaine
Un vide dont la Foi fut prompte à s’emparer.
De cet abîme obscur elle a fait son domaine ;
En s’y précipitant elle a cru l’éclairer.
Eh bien ! nous t’expulsons de tes divins royaumes,
Dominatrice ardente, et l’instant est venu :
Tu ne vas plus savoir où loger tes fantômes ;
Nous fermons l’Inconnu.
Mais ton triomphateur expiera ta défaite.
L’homme déjà se trouble, et, vainqueur éperdu,
Il se sent ruiné par sa propre conquête :
En te dépossédant nous avons tout perdu.
Nous restons sans espoir, sans recours, sans asile,
Tandis qu’obstinément le Désir qu’on exile
Revient errer autour du gouffre défendu.
Mon Livre de Louise Ackermann
Je ne vous offre plus pour toutes mélodies
Que des cris de révolte et des rimes hardies.
Oui ! Mais en m'écoutant si vous alliez pâlir ?
Si, surpris des éclats de ma verve imprudente,
Vous maudissez la voix énergique et stridente
Qui vous aura fait tressaillir ?
Pourtant, quand je m'élève à des notes pareilles,
Je ne prétends blesser les cœurs ni les oreilles.
Même les plus craintifs n'ont point à s'alarmer ;
L'accent désespéré sans doute ici domine,
Mais je n'ai pas tiré ces sons de ma poitrine
Pour le plaisir de blasphémer.
Comment ? la Liberté déchaîne ses colères ;
Partout, contre l'effort des erreurs séculaires ;
La Vérité combat pour s'ouvrir un chemin ;
Et je ne prendrais pas parti de ce grand drame ?
Quoi ! ce cœur qui bat là, pour être un cœur de femme,
En est-il moins un cœur humain ?
Est-ce ma faute à moi si dans ces jours de fièvre
D'ardentes questions se pressent sur ma lèvre ?
Si votre Dieu surtout m'inspire des soupçons ?
Si la Nature aussi prend des teintes funèbres,
Et si j'ai de mon temps, le long de mes vertèbres,
Senti courir tous les frissons ?
Jouet depuis longtemps des vents et de la houle,
Mon bâtiment fait eau de toutes parts ; il coule.
La foudre seule encore à ses signaux répond.
Le voyant en péril et loin de toute escale,
Au lieu de m'enfermer tremblante à fond de cale,
J'ai voulu monter sur le pont.
À l'écart, mais debout, là, dans leur lit immense
J'ai contemplé le jeu des vagues en démence.
Puis, prévoyant bientôt le naufrage et la mort,
Au risque d'encourir l'anathème ou le blâme,
À deux mains j'ai saisi ce livre de mon âme,
Et j'ai lancé par-dessus bord.
C'est mon trésor unique, amassé page à page.
À le laisser au fond d'une mer sans rivage
Disparaître avec moi je n'ai pu consentir.
En dépit du courant qui l'emporte ou l'entrave,
Qu'il se soutienne donc et surnage en épave
Sur ces flots qui vont m'engloutir !
Paris
, 7 janvier 1874.
Les Malheureux de Louise Ackermann
La trompette a sonné. Des tombes entr'ouvertes
Les pâles habitants ont tout à coup frémi.
Ils se lèvent, laissant ces demeures désertes
Où dans l'ombre et la paix leur poussière a dormi.
Quelgues morts cependant sont restés immobiles ;
Ils ont tout entendu, mais le divin clairon
Ni l'ange qui les presse à ces derniers asiles
Ne les arracheront.
« Quoi ! renaître ! revoir le ciel et la lumière,
Ces témoins d'un malheur qui n'est point oublié,
Eux qui sur nos douleurs et sur notre misère
Ont souri sans pitié !
Non, non ! Plutôt la Nuit, la Nuit sombre, éternelle !
Fille du vieux Chaos, garde-nous sous ton aile.
Et toi, sœur du Sommeil, toi qui nous as bercés,
Mort, ne nous livre pas ; contre ton sein fidèle
Tiens-nous bien embrassés.
Ah! l'heure où tu parus est à jamais bénie ;
Sur notre front meurtri que ton baiser fut doux !
Quand tout nous rejetait, le néant et la vie,
Tes bras compatissants, ô notre unique amie !
Se sont ouverts pour nous.
Nous arrivions à toi, venant d'un long voyage,
Battus par tous les vents, haletants, harassés.
L'Espérance elle-même, au plus fort de l'orage,
Nous avait délaissés.
Nous n'avions rencontré que désespoir et doute,
Perdus parmi les flots d'un monde indifférent ;
Où d'autres s'arrêtaient enchantés sur la route,
Nous errions en pleurant.
Près de nous la Jeunesse a passé, les mains vides,
Sans nous avoir fêtés, sans nous avoir souri.
Les sources de l'amour sous nos lèvres avides,
Comme une eau fugitive, au printemps ont tari.
Dans nos sentiers brûlés pas une fleur ouverte.
Si, pour aider nos pas, quelque soutien chéri
Parfois s'offrait à nous sur la route déserte,
Lorsque nous les touchions, nos appuis se brisaient :
Tout devenait roseau quand nos cœurs s'y posaient.
Au gouffre que pour nous creusait la Destinée
Une invisible main nous poussait acharnée.
Comme un bourreau, craignant de nous voir échapper,
A nos côtés marchait le Malheur inflexible.
Nous portions une plaie à chaque endroit sensible,
Et l'aveugle Hasard savait où nous frapper.
Peut-être aurions-nous droit aux celestes délices ;
Non ! ce n'est point à nous de redouter l'enfer,
Car nos fautes n'ont pas mérité de supplices :
Si nous avons failli, nous avons tant souffert !
Eh bien, nous renonçons même à cette espérance
D'entrer dans ton royaume et de voir tes splendeurs,
Seigneur ! nous refusons jusqu'à ta récompense,
Et nous ne voulons pas du prix de nos douleurs.
Nous le savons, tu peux donner encor des ailes
Aux âmes qui ployaient sous un fardeau trop lourd ;
Tu peux, lorsqu'il te plaît, loin des sphères mortelles,
Les élever à toi dans la grâce et l'amour ;
Tu peux, parmi les chœurs qui chantent tes louanges,
A tes pieds, sous tes yeux, nous mettre au premier rang,
Nous faire couronner par la main de tes anges,
Nous revêtir de gloire en nous transfigurant.
Tu peux nous pénétrer d'une vigueur nouvelle,
Nous rendre le désir que nous avions perdu…
Oui, mais le Souvenir, cette ronce immortelle
Attachée à nos cœurs, l'en arracheras-tu ?
Quand de tes chérubins la phalange sacrée
Nous saluerait élus en ouvrant les saints lieux,
Nous leur crierions bientôt d'une voix éplorée :
« Nous élus ? nous heureux ? Mais regardez nos yeux !
Les pleurs y sont encor, pleurs amers, pleurs sans nombre.
Ah ! quoi que vous fassiez, ce voile épais et sombre
Nous obscurcit vos cieux. »
Contre leur gré pourqoui ranimer nos poussières ?
Que t'en reviendra-t-il ? et que t'ont-elles fait ?
Tes dons mêmes, après tant d'horribles misères,
Ne sont plus un bienfait.
Au ! tu frappas trop fort en ta fureur cruelle.
Tu l'entends, tu le vois ! la Souffrance a vaincu.
Dans un sommeil sans fin, ô puissance éternelle !
Laisse-nous oublier que nous avons vécu.
Le nuage de Louise Ackermann
Levez les yeux ! C'est moi qui passe sur vos têtes,
Diaphane et léger, libre dans le ciel pur ;
L'aile ouverte, attendant le souffle des tempêtes,
Je plonge et nage en plein azur.
Comme un mirage errant, je flotte et je voyage.
Coloré par l'aurore et le soir tour à tour,
Miroir aérien, je reflète au passage
Les sourires changeants du jour.
Le soleil me rencontre au bout de sa carrière
Couché sur l'horizon dont j'enflamme le bord ;
Dans mes flancs transparents le roi de la lumière
Lance en fuyant ses flèches d'or.
Quand la lune, écartant son cortège d'étoiles,
Jette un regard pensif sur le monde endormi,
Devant son front glacé je fais courir mes voiles,
Ou je les soulève à demi.
On croirait voir au loin une flotte qui sombre,
Quand, d'un bond furieux fendant l'air ébranlé,
L'ouragan sur ma proue inaccessible et sombre
S'assied comme un pilote ailé.
Dans les champs de l'éther je livre des batailles ;
La ruine et la mort ne sont pour moi qu'un jeu.
Je me charge de grêle, et porte en mes entrailles
La foudre et ses hydres de feu.
Sur le sol altéré je m'épanche en ondées.
La terre rit ; je tiens sa vie entre mes mains.
C'est moi qui gonfle, au sein des terres fécondées,
L'épi qui nourrit les humains.
Où j'ai passé, soudain tout verdit, tout pullule ;
Le sillon que j'enivre enfante avec ardeur.
Je suis onde et je cours, je suis sève et circule,
Caché dans la source ou la fleur.
Un fleuve me recueille, il m'emporte, et je coule
Comme une veine au cœur des continents profonds.
Sur les longs pays plats ma nappe se déroule,
Ou s'engouffre à travers les monts.
Rien ne m'arrête plus ; dans mon élan rapide
J'obéis au courant, par le désir poussé,
Et je vole à mon but comme un grand trait liquide
Qu'un bras invisible a lancé.
Océan, ô mon père ! Ouvre ton sein, j'arrive !
Tes flots tumultueux m'ont déjà répondu ;
Ils accourent ; mon onde a reculé, craintive,
Devant leur accueil éperdu.
En ton lit mugissant ton amour nous rassemble.
Autour des noirs écueils ou sur le sable fin
Nous allons, confondus, recommencer ensemble
Nos fureurs et nos jeux sans fin.
Mais le soleil, baissant vers toi son œil splendide,
M'a découvert bientôt dans tes gouffres amers.
Son rayon tout puissant baise mon front limpide :
J'ai repris le chemin des airs !
Ainsi, jamais d'arrêt. L'immortelle matière
Un seul instant encor n'a pu se reposer.
La Nature ne fait, patiente ouvrière,
Que dissoudre et recomposer.
Tout se métamorphose entre ses mains actives ;
Partout le mouvement incessant et divers,
Dans le cercle éternel des formes fugitives,
Agitant l'immense univers.
Satan de Louise Ackermann
Nous voilà donc encore une fois en présence,
Lui le tyran divin, moi le vieux révolté.
Or je suis la Justice, il n'est que la Puissance ;
A qui va, de nous deux, rester l'Humanité ?
Ah ! tu comptais sans moi, Divinité funeste,
Lorsque tu façonnais le premier couple humain,
Et que dans ton Éden, sous ton regard céleste,
Tu l'enfermas jadis au sortir de ta main.
Je n'eus qu'à le voir là, languissant et stupide,
Comme un simple animal errer et végéter,
Pour concevoir soudain dans mon âme intrépide
L'audacieux dessein de te le disputer.
Quoi ! je l'aurais laissée, au sein de la nature,
Sans espoir à jamais s'engourdir en ce lieu ?
Je l'aimais trop déjà, la faible créature,
Et je ne pouvais pas l'abandonner à Dieu.
Contre ta volonté, c'est moi qui l'ai fait naître,
Le désir de savoir en cet être ébauché ;
Puisque pour s'achever, pour penser, pour connaître,
Il fallait qu'il péchât, eh bien ! il a péché.
Il le prit de ma main, ce fruit de délivrance,
Qu'il n'eût osé tout seul ni cueillir ni goûter :
Sortir du fond obscur d'une éroite ignorance,
Ce n'était point déchoir, non, non ! c'était monter.
Le premier pas est fait, l'ascension commence ;
Ton Paradis, tu peux le fermer à ton gré ;
Quand tu l'eusses rouvert en un jour de clémence,
Le noble fugitif n'y fût jamais rentré.
Ah ! plutôt le désert, plutôt la roche humide,
Que ce jardin de fleurs et d'azur couronné !
C'en est fait pour toujours du pauvre Adam timide ;
Voici qu'un nouvel être a surgi : l'Homme est né !
L'Homme, mon œuvre, à moi, car j'y mis tout moi-même :
Il ne saurait tromper mes vœux ni mon dessein.
Défiant ton courroux, par un effort suprême
J'éveillai la raison qui dormait en son sein.
Cet éclair faible encor, cette lueur première
Que deviendra le jour, c'est de moi qu'il ta tient.
Nous avons tous les deux créé notre lumière,
Oui, mais mon Fiat lux l'emporte sur le tien !
Il a du premier coup levé bien d'autres voiles
Que ceux du vieux chaos où se jouait ta main.
Toi, tu n'as que ton ciel pour semer tes étoiles ;
Pour lancer mon soleil, moi, j'ai l'esprit humain !
O Nature ! bientôt de Louise Ackermann
O Nature ! bientôt, sous le nom d'industrie,
Tu vas tout envahir, tu vas tout absorber.
Le poète navré s'indigne et se récrie :
« Quoi ! sous ce joug brutal il faudra nous courber ?
Non, tant que la beauté dominera l'argile,
Dans le conflit sacré, c'est nous qui l'emportons.
Comme le bras, la voix a sa tâche virile ;
A chacun son essor : travaillez ! nous chantons.
De la Lumière ! de Louise Ackermann
Quand le vieux Gœthe un jour cria : « De la lumière ! »
Contre l'obscurité luttant avec effort,
Ah ! Lui du moins déjà sentait sur sa paupière
Peser le voile de la mort.
Nous, pour le proférer ce même cri terrible,
Nous avons devancé les affres du trépas ;
Notre œil perçoit encore, oui ! Mais, supplice horrible !
C'est notre esprit qui ne voit pas.
Il tâtonne au hasard depuis des jours sans nombre,
A chaque pas qu'il fait forcé de s'arrêter ;
Et, bien loin de percer cet épais réseau d'ombre,
Il peut à peine l'écarter.
Parfois son désespoir confine à la démence.
Il s'agite, il s'égare au sein de l'Inconnu,
Tout prêt à se jeter, dans son angoisse immense,
Sur le premier flambeau venu.
La Foi lui tend le sien en lui disant : « J'éclaire !
Tu trouveras en moi la fin de tes tourments. »
Mais lui, la repoussant du geste avec colère,
A déjà répondu : « Tu mens ! »
« Ton prétendu flambeau n'a jamais sur la terre
Apporté qu'un surcroît d'ombre et de cécité ;
Mais réponds-nous d'abord : est-ce avec ton mystère
Que tu feras de la clarté ? »
La Science à son tour s'avance et nous appelle.
Ce ne sont entre nous que veilles et labeurs.
Eh bien ! Tous nos efforts à sa torche immortelle
N'ont arraché que les lueurs.
Sans doute elle a rendu nos ombres moins funèbres ;
Un peu de jour s'est fait où ses rayons portaient ;
Mais son pouvoir ne va qu'à chasser des ténèbres
Les fantômes qui les hantaient.
Et l'homme est là, devant une obscurité vide,
Sans guide désormais, et tout au désespoir
De n'avoir pu forcer, en sa poursuite avide,
L'Invisible à se laisser voir.
Rien ne le guérira du mal qui le possède ;
Dans son âme et son sang il est enraciné,
Et le rêve divin de la lumière obsède
A jamais cet aveugle-né.
Qu'on ne lui parle pas de quitter sa torture.
S'il en souffre, il en vit ; c'est là son élément ;
Et vous n'obtiendrez pas de cette créature
Qu'elle renonce à son tourment.
De la lumière donc ! Bien que ce mot n'exprime
Qu'un désir sans espoir qui va s'exaspérant.
A force d'être en vain poussé, ce cri sublime
Devient de plus en plus navrant.
Et, quand il s'éteindra, le vieux Soleil lui-même
Frissonnera d'horreur dans son obscurité,
En l'entendant sortir, comme un adieu suprême,
Des lèvres de l'Humanité
Belphégor de Jean de La Fontaine
De votre nom j’orne le frontispice
Des derniers vers que ma Muse a polis.
Puisse le tout ô charmante Philis,
Aller si loin que notre los franchisse
La nuit des temps: nous la saurons dompter
Moi par écrire, et vous par réciter.
Nos noms unis perceront l’ombre noire
Vous régnerez longtemps dans la mémoire,
Après avoir régné jusques ici
Dans les esprits, dans les cœurs même aussi.
Qui ne connaît l’inimitable actrice
Représentant ou Phèdre, ou Bérénice
Chimène en pleurs, ou Camille en fureur ?
Est-il quelqu’un que votre voix n’enchante ?
S’en trouve-t-il une autre aussi touchante ?
Une autre enfin allant si droit au cœur ?
N’attendez pas que je fasse l’éloge
De ce qu’en vous on trouve de parfait
Comme il n’est point de grâce qui n’y loge
Ce serait trop, je n’aurais jamais fait.
De mes Philis vous seriez la première.
Vous auriez eu mon âme toute entière
Si de mes vœux j’eusse plus présumé,
Mais en aimant qui ne veut être aimé?
Par des transports n’espérant pas vous plaire,
Je me suis dit seulement votre ami ;
De ceux qui sont amants plus d’à demi:
Et plût au sort que j’eusse pu mieux faire.
Ceci soit dit: venons à notre affaire.
Un jour Satan, monarque des enfers,
Faisait passer ses sujets en revue.
Là confondus tous les états divers,
Princes et rois, et la tourbe menue,
Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri,
Tant que Satan en était étourdi.
Il demandait en passant à chaque âme:
« Qui t’a jetée en l’éternelle flamme ? »
L’une disait: « Hélas c’est mon mari ; »
L’autre aussitôt répondait: «c’est ma femme. »
Tant et tant fut ce discours répété,
Qu’enfin Satan dit en plein consistoire :
«Si ces gens-ci disent la vérité
Il est aisé d’augmenter notre gloire.
Nous n’avons donc qu’à le vérifier.
Pour cet effet il nous faut envoyer
Quelque démon plein d’art et de prudence ;
Qui non content d’observer avec soin
Tous les hymens dont il sera témoin,
Y joigne aussi sa propre expérience. »
Le prince ayant proposé sa sentence,
Le noir sénat suivit tout d’une voix.
De Belphégor aussitôt on fit choix.
Ce diable était tout yeux et tout oreilles,
Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles,
Capable enfin de pénétrer dans tout,
Et de pousser l’examen jusqu’au bout.
Pour subvenir aux frais de l’entreprise,
On lui donna mainte et mainte remise,
Toutes à vue, et qu’en lieux différents
Il pût toucher par des correspondants.
Quant au surplus, les fortunes humaines,
Les biens, les maux, les plaisirs et les peines,
Bref ce qui suit notre condition,
Fut une annexe à sa légation.
Il se pouvait tirer d’affliction,
Par ses bons tours, et par son industrie,
Mais non mourir, ni revoir sa patrie,
Qu’il n’eût ici consumé certain temps :
Sa mission devait durer dix ans.
Le voilà donc qui traverse et qui passe
Ce que le Ciel voulut mettre d’espace
Entre ce monde et l’éternelle nuit;
Il n’en mit guère, un moment y conduit.
Notre démon s’établit à Florence,
Ville pour lors de luxe et de dépense.
Même il la crut propre pour le trafic.
Là sous le nom du seigneur Roderic,
Il se logea, meubla, comme un riche homme ;
Grosse maison, grand train, nombre de gens,
Anticipant tous les jours sur la somme
Qu’il ne devait consumer qu’en dix ans
On s’étonnait d’une telle bombance.
II tenait table, avait de tous côtés
Gens à ses frais, soit pour ses voluptés
Soit pour le faste et la magnificence.
L’un des plaisirs où plus il dépensa
Fut la louange : Apollon l’encensa
Car il est maître en l’art de flatterie.
Diable n’eut onc tant d’honneurs en sa vie.
Son cœur devint le but de tous les traits
Qu’Amour lançait: il n’était point de belle
Qui n’employât ce qu’elle avait d’attraits
Pour le gagner, tant sauvage fut-elle:
Car de trouver une seule rebelle,
Ce n’est la mode à gens de qui la main
Par les présents s’aplanit tout chemin.
C’est un ressort en tous desseins utile.
Je l’ai jà dit , et le redis encor
Je ne connais d’autre premier mobile
Dans l’univers, que l’argent et que l’or.
Notre envoyé cependant tenait compte
De chaque hymen, en journaux différents ;
L’un, des époux satisfaits et contents,
Si peu rempli que le diable en eut honte.
L’autre journal incontinent fut plein.
A Belphégor il ne restait enfin
Que d’éprouver la chose par lui-même.
Certaine fille à Florence était lors;
Belle, et bien faite, et peu d’autres trésors;
Noble d’ailleurs, mais d’un orgueil extrême;
Et d’autant plus que de quelque vertu
Un tel orgueil paraissait revêtu.
Pour Roderic on en fit la demande.
Le père dit que Madame Honnesta,
C’était son nom, avait eu jusque-là
Force partis; mais que parmi la bande
Il pourrait bien Roderic préférer,
Et demandait temps pour délibérer.
On en convient. Le poursuivant s’applique
A gagner celle ou ses vœux s’adressaient.
Fêtes et bals, sérénades, musique,
Cadeaux , festins, bien fort appetissaient
Altéraient fort le fonds de l’ambassade.
Il n’y plaint rien, en use en grand seigneur,
S’épuise en dons : l’autre se persuade
Qu’elle lui fait encor beaucoup d’honneur.
Conclusion, qu’après force prières,
Et des façons de toutes les manières,
Il eut un oui de Madame Honnesta.
Auparavant le notaire y passa:
Dont Belphégor se moquant en son âme:
Hé quoi, dit-il, on acquiert une femme
Comme un château ! ces gens ont tout gâté.
Il eut raison: ôtez d’entre les hommes
La simple foi, le meilleur est ôté.
Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes
Dans les procès en prenant le revers.
Les si, les cas, les contrats sont la porte
Par où la noise entra dans l’univers:
N’espérons pas que jamais elle en sorte.
Solennités et lois n’empêchent pas
Qu’avec l’Hymen Amour n’ait des débats
C’est le cœur seul qui peut rendre tranquille.
Le cœur fait tout, le reste est inutile.
Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états.
Chez les amis tout s’excuse, tout passe,;
Chez les amants tout plaît, tout est.
Chez les époux tout ennuie, et tout lasse.
Le devoir nuit, chacun est ainsi fait.
Mais, dira-t-on, n’est-il en nulles guises
D’heureux ménage ? après mûr examen,
J’appelle un bon, voire un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.
Sur ce point-là c’est assez raisonné.
Dès que chez lui le diable eut amené
Son épousée, il jugea par lui-même
Ce qu’est l’hymen avec un tel démon:
Toujours débats, toujours quelque sermon
Plein de sottise en un degré suprême.
Le bruit fut tel que Madame Honnesta
Plus d’une fois les voisins éveilla:
Plus d’une fois on courut à la noise
«Il lui fallait quelque simple bourgeoise,
Ce disait-elle, un petit trafiquant
Traiter ainsi les filles de mon rang !
Méritait-il femme si vertueuse?
Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse:
J’en ai regret, et si je faisais bien... »
Il n’est pas sûr qu’Honnesta ne fit rien:
Ces prudes-là nous en font bien accroire.
Nos deux époux, à ce que dit l’histoire,
Sans disputer n’étaient pas un moment.
Souvent leur guerre avait pour fondement
Le jeu, la jupe ou quelque ameublement,
D’été, d’hiver, d’entre-temps, bref un monde
D inventions propres à tout gâter.
Le pauvre diable eut lieu de regretter
De l autre enfer la demeure profonde.
Pour comble enfin Roderic épousa
La parente de Madame Honnesta,
Ayant sans cesse et le père, et la mère,
Et la grand’sœur, avec le petit frère,
De ses deniers mariant la grand’sœur,
Et du petit payant le précepteur.
Je n’ai pas dit la principale cause
De sa ruine infaillible accident ;
Et j’oubliais qu’il eût un intendant.
Un intendant ? qu’est-ce que cette chose ?
Je définis cet être, un animal
Qui comme on dit sait pécher en eau trouble,
Et plus le bien de son maître va mal,
Plus le sien croît, plus son profit redouble;
Tant qu’aisément lui-même achèterait
Ce qui de net au seigneur resterait:
Dont par raison bien et dûment déduite
On pourrait voir chaque chose réduite
En son état, s’il arrivait qu’un jour
L’autre devînt l’intendant à son tour,
Car regagnant ce qu’il eut étant maître,
Ils reprendraient tous deux leur premier être.
Le seul recours du pauvre Roderic,
Son seul espoir, était certain trafic
Qu’il prétendait devoir remplir sa bourse,
Espoir douteux, incertaine ressource.
Il était dit que tout serait fatal
A notre époux, ainsi tout alla mal.
Ses agents tels que la plupart des nôtres,
En abusaient: il perdit un vaisseau,
Et vit aller le commerce à vau-l’eau,
Trompe des uns, mal servi par les autres.
II emprunta. Quand ce vint à payer,
Et qu’à sa porte il vit le créancier,
Force lui fut d’esquiver par la fuite,
Gagnant les champs, où de l’âpre poursuite
Il se sauva chez un certain fermier,
En certain coin remparé de fumier.
Mais Matheo moyennant grosse somme
L’en fit sortir au premier mot qu’il dit.
C’était à Naple, il se transporte à Rome ;
Saisit un corps: Matheo l’en bannit,
Le chasse encore: autre somme nouvelle.
Trois fois enfin, toujours d’un corps femelle,
Remarquez bien, notre diable sortit.
Le roi de Naple avait lors une fille,
Honneur du sexe, espoir de sa famille ;
Maint jeune prince était son poursuivant.
Là d’Honnesta Belphégor se sauvant,
On ne le put tirer de cet asile.
II n’était bruit aux champs comme à la ville
Que d’un manant qui chassait les esprits.
Cent mille écus d’abord lui sont promis.
Bien affligé de manquer cette somme
(Car les trois fois l’empêchaient d’espérer
Que Belphégor se laissât conjurer)
Il la refuse: il se dit un pauvre homme,
Pauvre pécheur, qui sans savoir comment,
Sans dons du Ciel, par hasard seulement,
De quelques corps a chassé quelque diable,
Apparemment chétif, et misérable,
Et ne connaît celui-ci nullement.
Il beau dire; on le force, on l’amène,
On le menace, on lui dit que sous peine
D’être pendu, d’être mis haut et court
En un gibet, il faut que sa puissance
Se manifeste avant la fin du jour.
Dès l’heure même on vous met en présence
Notre démon et son conjurateur.
D’un tel combat le prince est spectateur.
Chacun y court; n’est fils de bonne mère
Qui pour le voir ne quitte toute affaire.
D’un côté sont le gibet et la hart,
Cent mille écus bien comptés d’autre part.
Matheo tremble, et lorgne la finance.
L’esprit malin voyant sa contenance
Riait sous cape, alléguait les trois fois;
Dont Matheo suait en son harnois,
Pressait, priait, conjurait avec larmes.
Le tout en vain: plus il est en alarmes,
Plus l’autre rit. Enfin le manant dit
Que sur ce diable il n’avait nul crédit.
On vous le happe, et mène à la potence.
Comme il allait haranguer l’assistance,
Nécessite lui suggéra ce tour:
Il dit tout bas qu’on battît le tambour,
Ce qui fut fait; de quoi l’esprit immonde
Un peu surpris au manant demanda:
«Pourquoi ce bruit ? coquin, qu’entends-je là?»
L’autre répond: «C’est Madame Honnesta
Qui vous réclame, et va par tout le monde
Cherchant l’époux que le Ciel lui donna. »
Incontinent le diable décampa,
S’enfuit au fond des enfers, et conta
Tout le succès qu’avait eu son voyage:
«Sire, dit-il, le nœud du mariage
Damne aussi dru qu’aucuns autres états.
Votre Grandeur voit tomber ici-bas
Non par flocons, mais menu comme pluie
Ceux que l’Hymen fait de sa confrérie
J’ai par moi-même examiné le cas.
Non que de soi la chose ne soit bonne
Elle eut jadis un plus heureux destin
Mais comme tout se corrompt à la fin
Plus beau fleuron n’est en votre couronne. »
Satan le crut: il fut récompensé
Encor qu’il eût son retour avancé
Car qu’eut-il fait ? ce n’était pas merveilles
Qu’ayant sans cesse un diable à ses oreilles,
Toujours le même, et toujours sur un ton,
Il fut contraint d’enfiler la venelle ;
Dans les enfers encore en change-t-on ;
L’autre peine est à mon sens plus cruelle.
Je voudrais voir quelque gens y durer
Elle eut à Job fait tourner la cervelle.
De tout ceci que prétends-je inférer ?
Premièrement je ne sais pire chose
Que de changer son logis en prison:
En second lieu si par quelque raison
Votre ascendant à l’hymen vous expose
N’épousez point d’Honnesta s’il se peut
N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.
Namouna - Chant troisième de Alfred de Musset
Où vais-je ? où suis-je ?
Classiques français
I
Je jure devant Dieu que mon unique envie
Etait de raconter une histoire suivie.
Le sujet de ce conte avait quelque douceur,
Et mon héros peut-être eût su plaire au lecteur.
J'ai laissé s'envoler ma plume avec sa vie,
En voulant prendre au vol les rêves de son cœur.
II
Je reconnais bien là ma tactique admirable.
Dans tout ce que je fais j'ai la triple vertu
D'être à la fois trop court, trop long, et décousu.
Le poème et le plan, les héros et la fable,
Tout s'en va de travers, comme sur une table
Un plat cuit d'un côté, pendant que l'autre est cru.
III
Le théâtre à coup sûr n'était pas mon affaire.
Je vous demande un peu quel métier j'y ferais,
Et de quelle façon je m'y hasarderais,
Quand j'y vois trébucher ceux qui, dans la carrière
Debout depuis vingt ans sur leur pensée altière,
Du pied de leurs coursiers ne doutèrent jamais.
IV
Mes amis à présent me conseillent d'en rire,
De couper sous l'archet les cordes de ma lyre,
Et de remettre au vert Hassan et Namouna.
Mais j'ai dit que l'histoire existait, — la voilà.
Puisqu'en son temps et lieu je n'ai pas pu l'écrire,
Je vais la raconter ; l'écrira qui voudra.
V
Un jeune musulman avait donc la manie
D'acheter aux bazars deux esclaves par mois.
L'une et l'autre à son lit ne touchait que trois fois.
Le quatrième jour, l'une et l'autre bannie,
Libre de toute chaîne, et la bourse garnie,
Laissait la porte ouverte à quelque nouveau choix.
VI
Il se trouva du nombre une petite fille
Enlevée à Cadix chez un riche marchand.
Un vieux pirate grec l'avait trouvé gentille,
Et, comme il connaissait quelqu'un de sa famille,
La voyant au logis toute seule en passant,
Il l'avait à son brick emportée en causant.
VTII
Hassan toute sa vie aima les Espagnoles.
Celle ci l'enchanta, — si bien qu'en la quittant,
Il lui donna lui-même un sac plein de pistoles,
Par-dessus le marché quelques douces paroles,
Et voulut la conduire à bord d'un bâtiment
Qui pour son cher pays partait par un bon vent.
VIII
Mais la pauvre Espagnole au cœur était blessée.
Elle le laissait faire et n'y comprenait rien,
Sinon qu'Île était bale, et qu'elle l'aimait bien.
Elle lui répondit : Pourquoi m'as-tu chassée ?
Si je te déplaisais, que ne m'as-tu laissée ?
N'as-tu rien dans le cœur de m'avoir pris le mien ?
IX
Elle s'en fut au port, et s'assit en silence,
Tenant son petit sac, et n'osant murmurer.
Mais quand elle sentit sur cette mer immense
Le vaisseau s'émouvoir et les vents soupirer,
Le cœur lui défaillit, et perdant l'espérance,
Elle baissa son voile et se prit à pleurer.
X
Il arriva qu'alors six jeunes Africaines
Entraient dans un bazar, les bras chargés de chaînes.
Sur les tapis de soie un vieux juif étalait
Ces beaux poissons dorés, pris d'un coup de filet.
La foule trépignait, les cages étaient pleines,
Et la chair marchandée au soleil se tordait.
XI
Par un double hasard Hassan vint à paraître.
Namouna se leva, s'en fut trouver le vieux :
Je suis blonde, dit-elle, et je pourrais peut-être
Me vendre un peu plus cher avec de faux cheveux
Mais je ne voudrais pas qu'on pût me reconnaître.
Peignez-moi les sourcils, le visage et les yeux.
XII
Alors, comme autrefois Constance pour Camille,
Elle prit son poignard et coupa ses habits.
Vendez-moi maintenant, dit-elle, et, pour le prix,
Nous n'en parlerons pas. Ainsi la pauvre fille
Vint reprendre sa chaîne aux barreaux d'une grille,
Et rapporter son cœur aux yeux qui l'avaient pris
XIII
Je vous dirais qu'Hassan racheta Namouna
Qu'au lit de son amant le juif la ramena ;
Qu'on reconnut trop tard cette tête adorée ;
Et cette douce nuit qu'elle avait espérée,
Que pour prix de ses maux le ciel la lui donna.
XIV
Je vous dirai surtout qu'Hassan dans cette affaire
Sentit que tôt ou tard la femme avait son tour,
Et que l'amour de soi ne vaut pas l'autre amour.
Mais le hasard peut tout, — et ce qu'on lui voit faire
Nous a souvent appris que le bonheur sur terre
Peut n'avoir qu'une nuit, comme la gloire un jour.
Namouna - Chant deuxième de Alfred de Musset
Qu'est-ce que l'amour ?
L'échange de deux fantaisies
Et le contact de deux épidermes
Chamfort
I
Eh bien ! en vérité, les sots auront beau dire,
Quand on n'a pas d'argent, c'est amusant d'écrire.
Si c'est un passe-temps pour se désennuyer,
Il vaut bien la bouillotte ; et, si c'est un métier,
Peut-être qu'après tout ce n'en est pas un pire
Que fille entretenue, avocat ou portier
II
J'aime surtout les vers, cette langue immortelle.
C'est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas
Mais je l'aime à la rage. Elle a cela pour elle
Que les sots d'aucun temps n'en ont pu faire cas,
Qu'elle nous vient de Dieu, — qu'elle est limpide et belle,
Que le monde l'entend, et ne la parle pas.
III
Eh bien ! Sachez-le donc, vous qui voulez sans cesse
Mettre votre scalpel dans un couteau de bois
Vous qui cherchez l'auteur à de certains endroits,
Comme un amant heureux cherche, dans son ivresse
Sur un billet d'amour les pleurs de sa maîtresse,
Et rêve, en le lisant, au doux son de sa voix.
IV
Sachez-le, — c'est le cœur qui parle et qui soupire
Lorsque la main écrit, — c'est le cœur qui se fond ;
C'est le cœur qui s'étend, se découvre et respire
Comme un gai pèlerin sur le sommet d'un mont
Et puissiez-vous trouver, quand vous en voudrez rire
À dépecer nos vers le plaisir qu'ils nous font !
V
Qu'importe leur valeur ? La muse est toujours belle,
Même pour l'insensé, même pour l'impuissant ;
Car sa beauté pour nous, c'est notre amour pour elle.
Mordez et croassez, corbeaux, battez de l'aile ;
Le poète est au ciel, et lorsqu'en vous poussant
Il vous y fait monter, c'est qu'il en redescend
VI
Allez, — exercez-vous, — débrouillez la quenouille,
Essoufflez-vous à faire un bœuf d'une grenouille
Avant de lire un livre, et de dire : J'y crois !
Analysez la plaie, et fourrez-y les doigts ;
Il faudra de tout temps que l'incrédule y fouille,
Pour savoir si son Christ est monté sur la croix
VII
Eh, depuis quand un livre est-il donc autre chose
Que le rêve d'un jour qu'on raconte un instant ;
Un Oiseau qui gazouille et s'envole ; — une rose
Qu'on respire et qu'on jette, et qui meurt en tombant ; —
Un ami qu'on aborde, avec lequel on cause,
Moitié lui répondant, et moitié l'écoutant ?
VIII
Aujourd'hui' par exemple, il plait à ma cervelle
De rimer en sixains le conte que voici,
Va-t-on le maltraiter et lui chercher querelle ?
Est-ce sa faute, à lui, si je l'écris ainsi ?
Byron, me direz-vous, m'a servi de modèle.
Vous ne savez donc pas qu'il imitait Pulci ?
IX
Lisez les Italiens, vous verrez s'il les vole.
Rien n'appartient à rien, tout appartient à tous.
Il faut être ignorant comme un maître d'école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n'ait pu dire avant vous.
C'est imiter quelqu'un que de planter des choux.
X
Ah ! pauvre Laforêt, qui ne savais pas lire,
Quels vigoureux soufflets ton nom seul a donnés
Au peuple travailleur des discuteurs damnés !
Molière t'écoutait lorsqu'il venait d'écrire
Quel mépris des humains dans le simple et gros rire
Dont tu lui baptisais ses hardis nouveau-nés !
XI
Il ne te lisait pas, dit-on, les vers d'Alceste ;
Si je les avais faits, je te les aurais lus.
L'esprit et les bons mots auraient été perdus ;
Mais les meilleurs accords de l'instrument céleste
Seraient allés au cœur comme ils en sont venus.
J'aurais dit aux bavards du siècle : A vous le reste
XII
Pourquoi donc les amants veillent-ils nuit et jour ?
Pourquoi donc le poète aime-t-il sa souffrance ?
Que demandent-ils donc tous les deux en retour ?
Une larme, ô mon Dieu, voilà leur récompense ;
Voilà pour eux le ciel ; la gloire et l'éloquence,
Et par là le génie est semblable à l'amour.
XIII
Mon premier chant est fait. — Je viens de le relire.
J'ai bien mal expliqué ce que je voulais dire ;
Je n'ai pas dit un mot de ce que j'aurais dit
Si j'avais fait un plan une heure avant d'écrire ;
Je crève de dégoût, de rage et de dépit
Je crois en vérité que j'ai fait de l'esprit
XIV
Deux sortes de roués existent sur la terre :
L'an, beau comme Satan, froid comme la vipère,
Hautain, audacieux, plein d'imitation,
Ne laissant palpiter sur son cœur solitaire
Que l'écorce d'un homme et de la passion ;
Faisant un manteau d'or à son ambition ;
XV
Corrompant sans plaisir, amoureux de lui-même,
Et, pour s'aimer toujours, voulant toujours qu'on l'aime ;
Regardant au soleil son ombre se mouvoir ;
Dès qu'une source est pure, et que l'on peut s'y voir,
Venant comme Narcisse y pencher son front blême,
Et chercher la douleur pour s'en faire un miroir.
XVI <
br> Son idéal, c'est lui -Quoi qu'il dise ou qu'il fasse,
Il se regarde vivre, et s'écoute parler.
Car il faut que demain on dise, quand il passe :
Cet homme que voilà, c'est Robert Lovelace
Autour de ce mot-là le monde peut rouler ;
Il est l'axe du monde, et lui permet d'aller.
XV
Avec lui ni procès, ni crainte, ni scandale.
Il jette un drap mouillé sur son père qui râle ;
Il rôde, en chuchotant, sur la pointe du pied.
Un amant plus sincère, à la main plus loyale,
Peut serrer une main trop fort, et l'effrayer ;
Mais lui, n'ayez pas peur de lui, c'est son métier.
XVIII
Qui pourrait se vanter d'avoir surpris son âme ?
L'étude de sa vie est d'en cacher le fond...
On en parle, — on en pleure, — on en rit, qu'en voit on :
Quelques duels oubliés, quelques soupirs de femme,
Quelque joyau de prix sur une épaule infâme,
Quelque croix de bois noir sur un tombeau sans nom.
XIX
Mais comme tout se tait dès qu'il vient à paraître !
Clarisse l'aperçoit, et commence à souffrir.
Comme il est beau ! brillants comme il s'annonce en maître !
Si Clarisse s'indigne et tarde à consentir,
Il dira qu'il se tue-il se tuera peut-être ; —
Mais Clarisse aime mieux le sauver, et mourir.
XX
C'est le roué sans cœur, le spectre à double face,
A la patte de tigre, aux serres de vautour,
Le roué sérieux qui n'eut jamais d'amour ;
Méprisant la douleur comme la populace ;
Disant au genre humain de lui laisser son jour-
Et qui serait César, s'il n'était Lovelace
XXI
Ne lui demandez pas s'il est heureux ou non ;
Il n'en sait rien lui-même, il est ce qu'il doit être.
Il meurt silencieux, tel que Dieu l'a fait naître
L'antilope aux yeux bleus est plus tendre peut-être
Que le roi des forêts ; mais le lion répond
Qu'il n'est pas antilope, et qu'il a nom : lion.
XXII
Voilà l'homme d'un siècle, et l'étoile polaire
Sur qui les écoliers fixent leurs yeux ardents,
L'homme dont Robertson fera le commentaire,
Qui donnera sa vie à lire à nos enfants
Ses crimes noirciront un large bréviaire,
Qui brûlera les mains et les cœurs de vingt ans.
XXIII
Quant au roué Français, au don Juan ordinaire,
Ivre, riche, joyeux, raillant l'homme de pierre,
Ne demandant partout qu'à trouver le vin bon,
Bernant monsieur Dimanche, et disant à son père
Qu'il serait mieux assis pour lui faire un sermon,
C'est l'ombre d'un roué qui ne vaut pas Valmont.
XXIV
Il en est un plus grand, plus beau, plus poétique,
Que personne n'a fait, que Mozart a rêvé,
Qu'Hoffmann a vu passer, au son de la musique,
Sous un éclair divin de sa nuit fantastique,
Admirable portrait qu'il n'a point achevé,
Et que de notre temps Shakspeare aurait trouvé.
XXV
Un jeune homme est assis au bord d'une prairie,
Pensif comme l'amour, beau comme le génie ;
Sa maîtresse enivrée est prête à s'endormir.
Il vient d'avoir vingt ans, son cœur vient de s'ouvrir.
Rameau tremblant encor de l'arbre de la vie,
Tombé, comme le Christ, pour aimer et souffrir
XXVI
Le voilà se noyant dans des larmes de femme,
Devant cette nature aussi belle que lui ;
Pressant le monde entier sur son cœur qui se pâme,
Faible, et, comme le lierre, ayant besoin d'autrui ;
Et ne le cachant pas, et suspendant son âme,
Comme un luth éolien, aux lèvres de la Nuit.
XXVII
Le voilà demandant pourquoi son cœur soupire,
Jurant, les yeux en pleurs, qu'il ne désire rien ;
Caressant sa maîtresse, et des sons de sa lyre
Egayant son sommeil comme un ange gardien ;
Tendant sa coupe d'or à ceux qu'il voit sourire,
Voulant voir leur bonheur pour y chercher le sien.
XXVIII
Le voilà, jeune et beau, sous le ciel de la France,
Déjà riche à vingt ans comme un enfouisseur ;
Portant sur la nature un cœur plein d'espérance,
Aimant, aimé de tous, ouvert comme une fleur ;
Si candide et si frais que l'ange d'innocence
Baiserait sur son front la beauté de son cœur
XXIX
Le voilà, regardez, devinez-lui sa vie.
Quel sort peut-on prédire à cet enfant du ciel ?
L'amour en l'approchant jure d'être éternel ;
Le hasard pense à lui, — la sainte poésie
Retourne en souriant sa coupe d'ambroisie
Sur ses cheveux plus doux et plus blonds que le miel.
XXX
Ce palais, c'est le sien ; — le serf et la campagne
Sont à lui ; — la forêt, le fleuve et la montagne
Ont retenu son nom en écoutant l'écho.
C'est à lui le village, et le pâle troupeau
Des moines. — Quand il passe et traverse un hameau,
Le bon ange du lieu se lève et l'accompagne.
XXXI
Quatre filles de prince ont demandé sa main.
Sachez que s'il voulait la reine pour maîtresse,
Et trois palais de plus, il les aurait demain !
Qu'un juif deviendrait chauve à compter sa richesse,
Et qu'il pourrait jeter, sans que rien en paraisse
Les blés de ses moissons aux oiseaux du chemin.
XXXII
Eh bien ! cet homme-là vivra dans les tavernes
Entre deux charbonniers autour d'un poêle assis ;
La poudre noircira sa barbe et ses sourcils ;
Vous le verrez un jour, tremblant et les yeux ternes
Venir dans son manteau dormir sous les lanternes,
La face ensanglantée et les coudes noircis.
XXXIII
Vous le verrez sauter sur l'échelle dorée,
Pour courir dans un bouge au sortir d'un boudoir,
Portant sa lèvre ardente à la prostituée,
Avant qu'à son balcon done Elvire éplorée,
Dans la profonde nuit croyant encor le voir,
Ait cessé d'agiter sa lampe et son mouchoir.
XXXIV
Vous le verrez, laquais pour une chambrière,
Cachant sous ses habits son valet grelottant ;
Vous le verrez, tranquille et froid comme une pierre,
Pousser dans les ruisseaux le cadavre d'un père,
Et laisser le vieillard traîner ses mains de sang
Sur des murs chauds encor du viol de son enfant.
XXXV
Que direz-vous alors ? Ah ! vous croirez peut-être
Que le monde a blessé ce cœur vaste et hautain,
Que c'est quelque Lara qui se sent méconnaître,
Que l'homme a mal jugé, qui sait ce qu'il peut être,
Et qui, s'apercevant qu'il le serait en vain,
Rend haine contre haine et dédain pour dédain.
XXXVI
Eh bien ! vous vous trompez. — Jamais personne au monde
N'a pensé moins que lui qu'il c'`ait oublié.
Jamais il n'a frappé sans qu'on ne lui réponde ;
Jamais il n'a senti l'inconstance de l'onde,
Et jamais il n'a vu se dresser sous son pié
Le vivace serpent de la fausse amitié.
XXXVII
Que dis-je ? tel qu'il est, le monde l'aime encore ;
Il n'a perdu chez lui ni ses biens ni son rang.
Devant Dieu, devant tous, il s'assoit à son banc.
Ce qu'il a fait de mal, personne ne l'ignore ;
On connaît son génie, on l'admire, on l'honore. —
Seulement, voyez-vous, cet homme, c'est don Juan.
XXXVIII
Oui, don Juan. Le voilà, ce nom que tout répète,
Ce nom mystérieux que tout l'univers prend,
Dont chacun vient parler, et que nul ne comprend ;
Si vaste et si puissant qu'il n'est pas de poète
Qui ne l'ait soulevé dans son cœur et sa tête,
Et pour l'avoir tenté ne soit resté plus grand.
XXXIX
Insensé que je suis ! que fais-je ici moi-même ?
Était-ce donc mon tour de leur parler de toi,
Grande ombre, et d'où viens-tu pour tomber jusqu'à moi ?
C'est qu'avec leurs horreurs, leur doute et leur blasphème
Pas un d'eux ne t'aimait, don Juan ; et moi, je t'aime
Comme le vieux Blondel aimait son pauvre roi.
XL
Oh ! qui me jettera sur ton coursier rapide !
Oh ! qui me prêtera le manteau voyageur,
Pour te suivre en pleurant, candide corrupteur !
Qui me déroulera cette liste homicide,
Cette liste d'amour si remplie et si vide,
Et que ta main peuplait des oublis de ton cœur !
XLI
Trois mille noms charmants ! Trois mille noms de femme !
Pas un qu'avec des pleurs tu n'aies balbutié !
Et ce foyer d'amour qui dévorait ton âme,
Qui lorsque tu mourus, de tes veines de flamme
Remonta dans le ciel comme un ange oublié,
De ces trois mille amours pas un qui l'ait noyé !
XLII
Elles t'aimaient pourtant, ces filles insensées
Que sur ton cœur de fer tu pressas tour à tour ;
Le vent qui t'emportait les avait traversées ;
Elles t'aimaient, don Juan, ces pauvres délaissées
Qui couvraient de baisers l'ombre de ton amour,
Qui te donnaient leur vie, et qui n'avaient qu'un jour !
XLIII
Mais toi, spectre énervé, toi, que faisais-tu d'elles ?
Ah ! massacre et malheur ! tu les aimais aussi,
Toi ! croyant toujours voir sur tes amours nouvelles
Se lever le soleil de tes nuits éternelles,
Te disant chaque soir : Peut-être le voici
Et l'attendant toujours, et vieillissant ainsi !
XLIV
Demandant aux forêts, à la mer, à la plaine,
Aux brises du matin, à toute heure, à tout lieu,
La femme de ton âme et de ton premier vœu !
Prenant pour fiancée un rêve, une ombre vaine,
Et fouillant dans le cœur d'une hécatombe humaine,
Prêtre désespéré, pour y chercher ton Dieu.
XLV
Et que voulais-tu donc ?-Voilà ce que le monde
Au bout de trois cents ans demande encor tout bas
Le sphinx aux yeux perçants attend qu'on lui réponde
Ils savent compter l'heure, et que leur terre est ronde
Ils marchent dans leur ciel sur le bout d'un compas'
Mais ce que tu voulais, ils ne le savent pas.
XLVI
Quelle est donc, disent-ils,. cette femme inconnue,
Qui seule eût mis la main au frein de son coursier ?
Qu'il appelait toujours et qui n'est pas venue ?
Où l'avait-il trouvée ? où l'avait-il perdue ?
Et quel nœud si puissant avait su les lier,
Que, n'ayant pu venir, il n'ait pu l'oublier ?
XLVII
N'en était-il pas une, ou plus noble, ou plus belle,
Parmi tant de beautés, qui, de loin ou de près,
De son vague idéal eût du moins quelques traits ?
Que ne la gardait-il ! qu'on nous dise laquelle.
Toutes lui ressemblaient, — ce n'était jamais elle,
Toutes lui ressemblaient, don Juan, et tu marchais !
XLVIII
Tu ne t'es pas lassé de parcourir la terre !
Ce vain fantôme, à qui Dieu t'avait envoyé,
Tu n'en as pas brisé la forme sous ton pied !
Tu n'es pas remonté, comme l'aigle à son aire
Sans avoir sa pâture, ou comme le tonnerre
Dans sa nue aux flancs d'or, sans avoir foudroyé !
XLIX
Tu n'as jamais médit de ce monde stupide
Qui te dévisageait d'un regard hébété ;
Tu l'as vu, tel qu'il est, dans sa difformité ;
Et tu montais toujours cette montagne aride,
Et tu suçais toujours, plus jeune et plus aride,
Les mamelles d'airain de la Réalité.
L
Et la vierge aux yeux bleus, sur la souple ottomane,
Dans ses bras parfumés te berçait mollement ;
De la fille de roi jusqu'à la paysanne
Tu ne méprisais rien, même la courtisane,
À qui tu disputais son misérable amant ;
Mineur, qui dans un puits cherchais un diamant.
LI
Tu parcourais Madrid, Paris, Naple et Florence ;
Grand seigneur aux palais, voleur aux carrefours ;
Ne comptant ni l'argent, ni les nuits, ni les jours ;
Apprenant du passant à chanter sa romance ;
Ne demandant à Dieu, pour aimer l'existence,
Que ton large horizon et tes larges amours.
LII
Tu retrouvais partout la vérité hideuse,
Jamais ce qu'ici-bas cherchaient tes vœux ardents,
Partout l'hydre éternel qui te montrait les dents ;
Et poursuivant toujours ta vie aventureuse,
Regardant sous tes pieds cette mer orageuse,
Tu te disais tout bas : Ma perle est là dedans.
LIII
Tu mourus plein d'espoir dans ta route infinie,
Et te souciant peu de laisser ici-bas
Des larmes et du sang aux traces de tes pas.
Plus vaste que le ciel et plus grand que la vie,
Tu perdis ta beauté, ta gloire et ton génie
Pour un être impossible, et qui n'existait pas.
LIV
Et le jour que parut le convive de pierre,
Tu vins à sa rencontre, et lui tendis la main ;
Tu tombas foudroyé sur ton dernier festin :
Symbole merveilleux de l'homme sur la terre,
Cherchant de ta main gauche à soulever ton verre
Abandonnant ta droite à celle du Destin !
LV
Maintenant, c'est à toi, lecteur, de reconnaître
Dans quel gouffre sans fond peut descendre ici-bas
Le rêveur insensé qui voudrait d'un tel maître.
Je ne dirai qu'un mot, et tu le comprendras :
Ce que don Juan aimait, Hassan l'aimait peut-être ;
Ce que don Juan cherchait, Hassan n'y croyait pas.
Namouna - Chant premier de Alfred de Musset
Une femme est comme votre ombre :
courez après, elle vous fuit ; fuyez-la,
elle court après vous.
I
Le sofa sur lequel Hassan était couché
Était dans son espèce une admirable chose.
Il était de peau d'ours, — mais d'un ours bien léché ;
Moelleux comme une chatte, et frais comme une rose
Hassan avait d'ailleurs une très noble pose,
Il était nu comme Ève à son premier péché.
II
Quoi ! tout nu ! dira-t-on, n'avait-il pas de honte ?
Nu, dès le second mot !-Que sera-ce à la fin ?
Monsieur, excusez-moi, — je commence ce conte
Juste quand mon héros vient de sortir du bain
Je demande pour lui l'indulgence, et j'y compte.
Hassan était donc nu, — mais nu comme la main,
III
Nu comme un plat d'argent, — nu comme un mur
Nu comme le discours d'un académicien.
Ma lectrice rougit, et je la scandalise.
Mais comment se fait-il, madame, que l'on dise
Que vous avez la jambe et la poitrine bien ?
Comment le dirait-on, si l'on n'en savait rient
IV
Madame alléguera qu'elle monte en berline ;
Qu'elle a passé les ponts quand il faisait du vent ;
Que, lorsqu'on voit le pied, la jambe se devine ;
Et tout le monde sait qu'elle a le pied charmant
Mais moi qui ne suis pas du monde, j'imagine
Qu'elle aura trop aimé quelque indiscret amant.
V
Et quel crime est-ce donc de se mettre à son aise,
Quand on est tendrement aimée, — et qu'il fait chaud ?
On est si bien tout nu, dans une large chaise !
Croyez-m'en, belle dame, et, ne vous en déplaise,
Si vous m'apparteniez, vous y seriez bientôt.
Vous en crieriez sans doute un peu, — mais pas bien haut,
VI
Dans un objet aimé qu'est-ce donc que l'on aime ?
Est-ce du taffetas ou du papier gommé ?
Est-ce un bracelet d'or, un peigne parfumé ?
Non, — ce qu'on aime en vous, madame, c'est vous même.
La parure est une arme, et le bonheur suprême,
Après qu'on a vaincu, c'est d'avoir désarmé.
VII
Tout est nu sur la terre, hormis l'hypocrisie ;
Tout est nu dans les cieux, tout est nu dans la vie,
Les tombeaux, les enfants et les divinités.
Tous les cœurs vraiment beaux laissent voir leurs beautés
Ainsi donc le héros de cette comédie
Restera nu, madame, — et vous y consentez.
VIII
Un silence parfait règne dans cette histoire
Sur les bras du jeune homme et sur ses pieds d'ivoire
La naïade aux yeux verts pleurait en le quittant.
On entendait à peine au fond de la baignoire
Glisser l'eau fugitive, et d'instant en instant
Les robinets d'airain chanter en s'égouttant.
IX
Le soleil se couchait ; — on était en septembre :
Un triste mois chez nous, — mais un mois sans pareil
Chez ces peuples dorés qu'a bénis le soleil.
Hassan poussa du pied la porte de la chambre.
Heureux homme !-il fumait de l'opium dans de l'ambre,
Et vivant sans remords, il aimait le sommeil.
X
Bien qu'il ne s'élevât qu'à quelques pieds de terre,
Hassan était peut-être un homme à caractère ;
Il ne le montrait pas, n'en ayant pas besoin
Sa petite médaille annonçait un bon coin.
Il était très bien pris ; — on eût dit que sa mère
L'avait fait tout petit pour le faire avec soin.
XI
Il était indolent, et très opiniâtre ;
Bien cambré, bien lavé, le visage olivâtre,
Des mains de patricien, — l'aspect fier et nerveux,
La barbe et les sourcils très noirs, — un corps d'albâtre.
Ce qu'il avait de beau surtout, c'étaient les yeux.
Je ne vous dirai pas un mot de ses cheveux ;
XII
C'est une vanité qu'on rase en Tartarie.
Ce pays-là pourtant n'était pas sa patrie.
Il était renégat, — Français de nation, —
Riche aujourd'hui, jadis chevalier d'industrie,
Il avait dans la mer jeté comme un haillon
Son titre, sa famille et sa religion.
XIII
Il était très joyeux, et pourtant très maussade.
Détestable voisin, — excellent camarade,
Extrêmement futile, — et pourtant très posé,
Indignement naïf, — et pourtant très blasé,
Horriblement sincère, — et pourtant très rusé
Vous souvient-il, lecteur, de cette sérénade
XIV
Que don Juan, déguisé, chante sous un balcon ?
-Une mélancolique et piteuse chanson,
Respirant la douleur, l'amour et la tristesse.
Mais l'accompagnement parle d'un autre ton.
Comme il est vif, joyeux ! avec quelle prestesse
Il sautille !-On dirait que la chanson caresse
XV
Et couvre de langueur le perfide instrument,
Tandis que l'air moqueur de l'accompagnement
Tourne en dérision la chanson elle-même,
Et semble la railler d'aller si tristement
Tout cela cependant fait un plaisir extrême. —
C'est que tout en est vrai, — c'est qu'on trompe et
XVI
C'est qu'on pleure en riant ; — c'est qu'on est innocent
Et coupable à la fois ; — c'est qu'on se croit parjure
Lorsqu'on n'est qu'abusé ; c'est qu'on verse le sang
Avec des mains sans tache, et que notre nature
A de mal et de bien pétri sa créature :
Tel est le monde, hélas ! et tel était Hassan.
XVII
C'était un bon enfant dans la force du terme ;
Très bon-et très enfant ; — mais quand il avait dit :
Je veux que cela soit , il était comme un terme.
Il changeait de dessein comme on change d'habit ;
Mais il fallait toujours que le dernier se fît.
C'était un océan devenu terre ferme.
XVIII
Bizarrerie étrange ! avec ses goûts changeants,
Il ne pouvait souffrir rien d'extraordinaire
Il n'aurait pas marché sur une mouche à terre.
Mais s'il l'avait trouvée à dîner dans son verre,
Il aurait assommé quatre ou cinq de ses gens -
Parlez après cela des bons et des méchants !
XIX
Venez après cela crier d'un ton de maître
Que c'est le cœur humain qu'un auteur doit connaître !
Toujours le cœur humain pour modèle et pour loi.
Le cœur humain de qui ? le cœur humain de quoi ?
Celui de mon voisin a sa manière d'être ;
Mais morbleu ! comme lui, j'ai mon cœur humain, moi.
XX
Cette vie est à tous, et celle que je mène,
Quand le diable y serait, est une vie humaine.
Alors, me dira-t-on, c'est vous que vous peignez,
Vous êtes le héros, vous vous mettez en scène
-Pas du tout, — cher lecteur, — je prends à l'un le nez
-À l'autre, le talon, — à l'autre, — devinez.
XXI
En ce cas vous créez un monstre, une chimère,
Vous faites un enfant qui n'aura point de père.
-Point de père, grand Dieu ! quand, comme Trissotin
J'en suis chez mon libraire accouché ce matin !
D'ailleurs is pater est quem nuptiae... j'espère
Que vous m'épargnerez de vous parler latin.
XXII
Consultez les experts, le moderne et l'antique ;
On est, dit Brid'oison, toujours fils de quelqu'un .
Que l'on fasse, après tout, un enfant blond, ou brun,
Pulmonique ou bossu, borgne ou paralytique,
C'est déjà très joli, quand on en a fait un ;
Et le mien a pour lui qu'il n'est point historique.
XXIII
Considérez aussi que je n ai rien volé
A la Bibliothèque ; — et bien que cette histoire
Se passe en Orient, je n'en ai point parlé.
Il est vrai que, pour moi, je n'y suis point allé.
Mais c'est si grand, si loin !-Avec de la mémoire
On se tire de tout :-allez voir pour y croire.
XXIV
Si d'un coup de pinceau je vous avais bâti
Quelque ville aux toits bleus, quelque blanche mosquée,
Quelque tirade en vers, d'or et d'argent plaquée,
Quelque description de minarets flanquée,
Avec l'horizon rouge et le ciel assorti,
M'auriez-vous répondu : Vous en avez menti ?
XXV
Je vous dis tout cela, lecteur, pour qu'en échange
Vous me fassiez aussi quelque concession.
J'ai peur que mon héros ne vous paraisse étrange ;
Car l'étrange, à vrai dire, était sa passion.
Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange.
Et qui l'est ici-bas ?-Tartuffe a bien raison.
XXVI
Hassan était un être impossible à décrire.
C'est en vain qu'avec lui je voudrais vous lier,
Son cœur est un logis qui n'a pas d'escalier.
Ses intimes amis ne savaient trop qu'en dire.
Parler est trop facile, et c'est trop long d'écrire :
Ses secrets sentiments restaient sur l'oreiller.
XXVII
Il n'avait ni parents, ni guenon, ni maîtresse.
Rien d'ordinaire en lui, — rien qui le rattachât
Au commun des martyrs, — pas un chien, pas un chat.
Il faut cependant bien que je vous intéresse
A mon pauvre héros. — Dire qu'il est pacha,
C'est un moyen usé, c'est une maladresse.
XXVIII
Dire qu'il est grognon, sombre et mystérieux,
Ce n'est pas vrai d'abord, et c'est encor plus vieux.
Dire qu'il me plaît fort, cela n'importe guère.
C'est tout simple d'ailleurs, puisque je suis son père
Dire qu'il est gentil comme un cœur, c'est vulgaire.
J'ai déjà dit là-haut qu'il avait de beaux yeux.
XXIX
Dire qu'il n'avait peur ni de Dieu ni du diable,
C'est chanceux d'une part, et de l'autre immoral.
Dire qu'il vous plaira, ce n'est pas vraisemblable.
Ne rien dire du tout, cela vous est égal.
Je me contente donc du seul terme passable
Qui puisse l'excuser :-c'est un original.
XXX
Plût à Dieu, qui peut tout, que cela pût suffire
A le justifier de ce que je vais dire !
Il le faut cependant, — le vrai seul est ma loi.
Au fait, s'il agit mal, on pourrait rêver pire.
Ma foi, tant pis pour lui :-je ne vois pas pourquoi
Les sottises d'Hassan retomberaient sur moi.
XXXI
D'ailleurs on verra bien, si peu qu'on me connaisse,
Que mon héros de moi diffère entièrement.
J'ai des prétentions à la délicatesse ;
Quand il m'est arrivé d'avoir une maîtresse,
Je me suis comporté très pacifiquement.
En honneur devant Dieu, je ne sais pas comment
XXXII
J'ai pu, tel que je suis, entamer cette histoire,
Pleine, telle qu'elle est, d'une atrocité noire.
C'est au point maintenant que je me sens tenté
De l'abandonner là pour ma plus grande gloire,
Et que je brûlerais mon œuvre, en vérité,
Si ce n'était respect pour la postérité.
XXXIII
Je disais donc qu'Hassan était natif de France ;
Mais je ne disais pas par quelle extravagance
Il en était venu jusqu'à croire, à vingt ans,
Qu'une femme ici-bas n'était qu'un passe-temps.
Quand il en rencontrait une à sa convenance,
S'il la cardait huit jours. c'était déjà longtemps.
XXXIV
On sent l'absurdité d'un semblable système,
Puisqu'il est avéré que, lorsqu'on dit qu'on aime,
On dit en même temps qu'on aimera toujours, —
Et qu'on n'a jamais vu ni rois ni troubadours
Jurer à leurs beautés de les aimer huit jours.
Mais cet enfant gâté ne vivait que de crème
XXXV
Je sais bien, disait-il un jour qu'on en parlait,
Que les trois quarts du temps ma crème a le goût d'ailette
Nous avons sur ce point un siècle de vinaigre,
Où c'est déjà beaucoup que de trouver du lait
Mais toute servitude en amour me déplaît ;
J'aimerais mieux. je crois, être le chien d'un nègre,
XXXVI
Ou mourir sous le fouet d'un cheval rétif,
Que de craindre une jupe et d'avoir pour maîtresse
Un de ces beaux geôliers, au regard attentif,
Qui, d'un pas mesuré marchant sur la souplesse
Du haut de leurs yeux bleus vous promènent en laisse
Un bâton de noyer, au moins, c'est positif.
XXXVII
On connaît son affaire, — on sait à quoi s'attendre ;
On se frotte le dos, — on s'y fait par degré
Mais vivre ensorcelé sous un ruban doré !
boire du lait sucré dans un maillot vert tendre !
N'avoir à son cachot qu'un mur si délabré,
Qu'on ne s'y saurait même accrocher pour s'a pendre
XXXVIII
Ajoutez à cela que, pour comble d'horreur,
La femme la plus sèche et la moins malhonnête
Au bout de mes huit jours trouvera dans sa tête,
Ou dans quelque recoin oublié de son cœur,
Un amant qui jadis lui faisait plus d'honneur,
Un cœur plus expansif, une jambe mieux faite
XXXIX
Plus de douceur dans l'âme ou de nerf dans les bras
— Je rappelle au lecteur qu'ici comme là-bas
C'est mon héros qui parle, et je mourrais de honte
S'il croyait un instant que ce que je raconte,
Ici plus que jamais, ne me révolte pas
Or donc, disait Hassan, plus la rupture est prompte,
XL
Plus mes petits talents gardent de leur fraîcheur
C'est la satiété qui calcule et qui pense.
Tant qu'un grain d'amitié reste dans la balance.
Le Souvenir souffrant s'attache à l'espérance
Comme un enfant malade aux lèvres de sa sœur.
L'esprit n'y voit pas clair avec les yeux du cœur.
XLI
Le dégoût, c'est la haine — et quel motif de haine
Pourrais-je soulever ?— pourquoi m'en voudrait-on ?
Une femme dira qu'elle pleure : — et moi donc !
Je pleure horriblement ! — je me soutiens à peine ;
Que dis-je, malheureux ! il faut qu'on me soutienne.
Je n'ose même pas demander mon pardon.
XLII
Je me prive du corps, mais je conserve l'âme.
Il est vrai, dira-t-on, qu'il est plus d'une femme
Près de qui l'on ne fait, avec un tel moyen,
Que se priver de tout et ne conserver rien.
Mais c'est un pur mensonge, un calembour infâme,
Qui ne mordra jamais sur un homme de bien
XLIII
Voilà ce que disait Hassan pour sa défense.
Bien entendu qu'alors tout se passait en France,
Du temps que sur l'oreille il avait ce bonnet
Qui fit à son départ une si belle danse
Par dessus les moulins. Du reste, s'il tenait
A son raisonnement, c'est qu'il le comprenait.
XLIV
Bien qu'il traitât l'amour d'après un catéchisme,
Et qu'il mit tous ses soins à dorer son sophisme,
Hassan avait des nerfs qu'il ne pouvait railler.
Chez lui la jouissance était un paroxysme
Vraiment inconcevable et fait pour effrayer :
Non pas qu'on l'entendit ni pleurer ni crier. —
XLV
Un léger tremblement, — une pâleur extrême, —
Une convulsion de la gorge un blasphème, —
Quelques mots sans raison balbutiés tout bas,
C'est tout ce qu'on voyait sa maîtresse elle-même
N'en sentait rien, sinon qu'il restait dans ses bras
Sans haleine et sans force, et ne répondait pas.
XLVI
Mais à cette bizarre et ridicule ivresse
Succédait d'ordinaire un tel enchantement
Qu'il commençait d'abord par faire à sa maîtresse
Mille et un madrigaux, le tout très lourdement.
Il devenait tout miel, tout sucre et tout caresse.
Il eût communié dans un pareil moment.
XLVII.
Il n'existait alors secret ni confidence
Qui pût y résister. — Tout partait, tout roulait ;
Tous les épanchements du monde entraient en danse,
Illusions, soucis, gloire, amour, espérance ;
Jamais confessionnal ne vit de chapelet
Comparable en longueur à ceux qu'il défilait.
XLVIII
Ah ! c'est un grand malheur, quand on a le cœur tendre,
Que ce lien de fer que la nature a mis
Entre l'âme et le corps, ces frères ennemis !
Ce qui m'étonne, moi, c'est que Dieu l'ait permis
Voilà le nœud gordien qu'il fallait qu'Alexandre
Rompît de son épée, et réduisit en cendre.
XLIX
L'âme et le corps, hélas ! ils iront deux à deux,
Tant que le monde ira, — pas à pas, — côte à côte,
Comme s'en vont les vers classiques et les bœufs.
L'un disant : Tu fais mal ! et l'autre : C'est ta faute.
Ah ! misérable hôtesse, et plus misérable hôte !
Ce n'est vraiment pas vrai que tout soit pour le mieux.
L
Et la preuve, lecteur, la preuve irrécusable
Que ce monde est mauvais, c'est que pour y rester
Il a fallu s'en faire un autre, et l'inventer
Un autre !-monde étrange, absurde, inhabitable,
Et qui, pour valoir mieux que le seul véritable,
N'a pas même un instant eu besoin d'exister
LI
Oui, oui, n'en doutez pas, c'est un plaisir perfide
Que d'enivrer son âme avec le vin des sens ;
Que de baiser au front la volupté timide,
Et de laisser tomber, comme la jeune Elfride.
La clef d'or de son cœur dans les eaux des torrents.
Heureux celui qui met, dans de pareils moments,
LII
Comme ce vieux vizir qui gardait sa sultane,
La lame de son sabre entre une femme et lui !
Heureux l'autel impur qui n'a pas de profane !
Heureux l'homme indolent pour qui tout est fini
Quand le plaisir s'émousse, et que la courtisane
N'a jamais vu pleurer après qu'il avait ri !
LIII
Ah ! l'abîme est si grand ! la pente est si glissante !
Une maîtresse aimée est si près d'une sœur !
Elle vient si souvent, plaintive et caressante,
Poser, en chuchotant, son cœur sur votre cœur !
L'homme est si faible alors ! la femme est si puissante !
Le chemin est si doux du plaisir au bonheur !
LIV
Pauvres gens que nous tous !-Et celui qui se livre,
De ce qu'il aura fait doit tôt ou tard gémir !
La coupe est là, brûlante, — et celui qui s'enivre
Doit rire de pitié s'il ne veut pas frémir !
Voilà le train du monde, et ceux qui savent vivre
Vous diront à cela qu'il valait mieux dormir.
LV
Oui, dormir-et rêver !-Ah ! que la vie est belle,
Quand un rêve divin fait sur sa nudité
Pleuvoir les rayons d'or de son prisme enchanté !
Frais comme la rosée, et fils du ciel comme elle !
Jeune oiseau de la nuit, qui, sans mouiller son aile,
Voltige sur les mers de la réalité !
LVI
Ah ! si la rêverie était toujours possible !
Et si le somnambule, en étendant la main,
Ne trouvait pas toujours la nature inflexible
Qui lui heurte le front contre un pilier d'airain !
Si l'on pouvait se faire une armure insensible !
Si l'on rassasiait l'amour comme la faim !
LVII
Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène,
Est-elle si vivante et si vraiment humaine,
Qu'il semble qu'on l'a vue et que c'est un portrait ?
Et pourquoi l'Héloïse est-elle une ombre vaine,
Qu'on aime sans y croire et que nul ne connaît ?
Ah ! rêveurs, ah, rêveurs, que vous avons-nous fait ?
LVIII
Pourquoi promenez-vous ces spectres de lumière
Devant le rideau noir de nos nuits sans sommeil,
Puisqu'il faut qu'ici-bas tout songe ait son réveil,
Et puisque le désir se sent cloué sur terre,
Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,
L'aile ouverte, et les yeux fixés sur le soleil ?
LIX
Manon ! sphinx étonnants véritable sirène,
Cœur trois fois féminin, Cléopâtre en paniers !
Quoi qu'on dise ou qu'on fasse, et bien qu'à Sainte Hélène
On ait trouvé ton livre écrit pour des portiers,
Tu n'en es pas moins vraie, infâme, et Cléomène
N'est pas digne, à mon sens, de te baiser les pieds
LX
Tu m'amuses autant que Tiberge m'ennuie ,
Comme je crois en toi ! que je t'aime et te hais !
Quelle perversité ! quelle ardeur inouïe
Pour l'or et le plaisir ! Comme toute la vie
Est dans tes moindres mots ! Ah ! folle que tu es.
Comme je t'aimerais demain, si tu vivais !
LXI
En vérité, lecteur, je crois que je radote.
Si tout ce que je dis vient à propos de botte,
Comment goûteras-tu ce que je dis de bon ?
J'ai fait un hiatus indigne de pardon ;
Je compte là-dessus rédiger une note.
J'en suis donc à te dire... où diable en suis-je donc ?
LXII
M'y voilà. — Je disais qu'Hassan, près d'une femme,
Était très expansif, — il voulait tout ou rien.
Je confesse, pour moi, que je ne sais pas bien
Comment on peut donner le corps sans donner l'âme,
L'un étant la fumée, et l'autre étant la flamme.
Je ne sais pas non plus s'il était bon chrétien ;
LXIII
Je ne sais même pas quelle était sa croyance,
Ni quel secret si tendre il avait confié,
Ni de quelle façon, quand il était en France,
Ses maîtresses d'un jour l'avaient mystifié,
Ni ce qu'il en pensait, — ni quelle extravagance
L'avait fait blasphémer l'amour et l'amitié,
LXIV
Mais enfin, certain soir qu'il ne savait que faire,
Se trouvant mal en train vis-à-vis de son verre,
Pour tuer un quart d'heure il prit monsieur Galland.
Dieu voulut qu'il y vît comme quoi le sultan
Envoyait tous les jours une sultane en terre,
Et ce fut là-dessus qu'il se fit musulman .
LXV
Tous les premiers du mois, un juif aux mains crochues
Amenait chez Hassan deux jeunes filles nues,
Tous les derniers du mois on leur donnait un bain,
Un déjeuner, un voile, un sequin dans la main,
Et puis on les priait d'aller courir les rues.
Système assurément qui n'a rien d'inhumain
LXVI
C'était ainsi qu'Hassan, quatre fois par semaine,
Abandonnait son âme au doux plaisir d'aimer.
Ne sachant pas le turc, il se livrait sans peine :
À son aise en français il pouvait se pâmer.
Le lendemain, bonsoir. — Une vieille Égyptienne
Venait ouvrir la porte au maître, et la fermer.
LXVII
Ceci pourra sembler fort extraordinaire,
Et j'en sais qui riront d'un système pareil.
Mais il parait qu'Hassan se croyait, au contraire,
L'homme le plus heureux qui fût sous le soleil.
Ainsi donc, pour l'instant, lecteur, laissons-le faire.
Le voilà, tel qu'il est, attendant le sommeil.
LXVIII
Le sommeil ne vint pas, — mais cette douce ivresse
Qui semble être sa sœur, ou plutôt sa maîtresse ;
Qui, sans fermer les yeux, ouvre l'âme à l'oubli ;
Cette ivresse du cœur, si douce à la paresse
Que, lorsqu'elle vous quitte, on croit qu'on a dormi ;
Pâle comme Morphée, et plus belle que lui.
LXIX
C'est le sommeil de l'âme
On se remue, on bâille, et cependant on dort.
On se sent très bien vivre, et pourtant on est mort
On ne parlerait pas d'amour, mais je présume
Que l'on serait capable, avec un peu d'effort...
Je crois qu'une sottise est au bout de ma plume.
LXX
Avez-vous jamais vu, dans le creux d'un ravin,
Un bon gros vieux faisan, qui se frotte le ventre,
S'arrondir au soleil, et ronfler comme un chantre ?
Tous les points de sa boule aspirent vers le centre.
On dirait qu'il rumine, ou qu'il cuve du vin,
Enfin, quoi qu'il en soit, c'est un état divin.
LXXI
Lecteur, si tu t'en vas jamais en Terre sainte,
Regarde sous tes pieds : tu verras des heureux.
Ce sont de vieux fumeurs qui dorment dans l'enceinte
Où s'élevait jadis la cité des Hébreux.
Ces gens-là savent seuls vivre et mourir sans plainte :
Ce sont des mendiants qu'on prendrait pour des dieux.
LXXII
Ils parlent rarement, — ils sont assis par terre,
Nus, ou déguenillés, le front sur une pierre,
N'ayant ni sou ni poche, et ne pensant à rien.
Ne les réveille pas : ils t'appelleraient chien.
Ne les écrase pas : ils te laisseraient faire.
Ne les méprise pas : car ils te valent bien.
LXXIII
C'est le point capital du mahométanisme
De mettre le bonheur dans la stupidité.
Que n'en est-il ainsi dans le christianisme !
J'en citerais plus d'un qui l'aurait mérité,
Et qui mourrait heureux sans s'en être douté !
Diable ! j'ai du malheur, — encore un barbarisme.
LXXIV
On dit mahométisme, et j'en suis bien fâché .
Il fallait me lever pour prendre un dictionnaire,
Et j'avais fait mon vers avant d'avoir cherché.
Je me suis retourné, — ma plume était par terre.
J'avais marché dessus, — j'ai souillé, de colère
Ma bougie et ma verve, et je me suis couché.
LXXV
Tu vois, ami lecteur, jusqu'où va ma franchise
Mon héros est tout nu, moi je suis en chemise.
Je pousse la candeur jusqu'à t'entretenir
D'un chagrin domestique. — Où voulais-je en venir ?
Je suis comme Enéas portant son père Anchise.
LXXXVI
Énéas s'essoufflait, et marchait à grands pas.
Sa femme à chaque instant demeurait en arrière
Créüse, disait-il, pourquoi ne viens-tu pas ?
Créüse répondait : Je mets ma jarretière.
-Mets-la donc, et suis-nous, répondait Énéas.
Je vais, si tu ne viens, laisser tomber mon père.
LXXVII
Lecteur, nous allons voir si tu comprends ceci
Anchise est mon poème ; et ma femme Créüse
Qui va toujours trainant en chemin. c'est ma muse
Elle s'en va là-bas quand je la crois ici.
Une pierre l'arrête, un papillon l'amuse.
Quand arriverons-nous si nous marchons ainsi ?
LXXVIII
Enéas, d'une part, a besoin de sa femme.
Sans elle, à dire vrai, ce n'est qu'un corps sans âme.
Anchise, d'autre part, est horriblement lourd.
Le troisième péril, c'est que Troie est en flamme.
Mais, dès qu'Anchise grogne ou que sa femme court.
Créas est forcé de s'arrêter tout court.
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