Poésie française
À VICTOR HUGO Tu l'as dit : C'en est fait ; ni fuite ni refuge Devant l'assaut prochain et furibond des flots. Ils avancent toujours. C'est sur ce mot, Déluge, Poète de malheur, que ton livre s'est clos. Mais comment osa-t-il échapper à ta bouche ? Ah ! pour le prononcer, même au dernier moment, Il fallait ton audace et ton ardeur farouche, Tant il est plein d'horreur et d'épouvantement. Vous êtes avertis : c'est une fin de monde Que ces flux, ces rumeurs, ces agitations. Nous n'en sommes encore qu'aux menaces de l'onde, À demain les fureurs et les destructions. Déjà depuis longtemps, saisis de terreurs vagues, Nous regardions la mer qui soulevait son sein, Et nous nous demandions : « Que veulent donc ces vagues ? On dirait qu'elles ont quelque horrible dessein. » Tu viens de le trahir ce secret lamentable ; Grâce à toi, nous savons à quoi nous en tenir. Oui, le Déluge est là, terrible, inévitable ; Ce n'est pas l'appeler que de le voir venir. Pourtant, nous l'avouerons, si toutes les colères De ce vaste océan qui s'agite et qui bout, N'allaient qu'à renverser quelques tours séculaires Que nous nous étonnions de voir encore debout, Monuments que le temps désagrège ou corrode, Et qui nous inspiraient une secrète horreur : Obstacles au progrès, missel usé, vieux code, Où se réfugiaient l'injustice et l'erreur, Des autels délabrés, des trônes en décombre Qui nous rétrécissaient à dessein l'horizon, Et dont les débris seuls projetaient assez d'ombre Pour retarder longtemps l'humaine floraison, Nous aurions à la mer déjà crié : « Courage ! Courage ! L'oeuvre est bon que ton onde accomplit. » Mais quoi ! ne renverser qu'un môle ou qu'un barrage ? Ce n'est pas pour si peu qu'elle sort de son lit. Ses flots, en s'élançant par-dessus toute cime, N'obéissent, hélas ! qu'à d'aveugles instincts. D'ailleurs, sachez-le bien, ces enfants de l'abîme, Pour venir de plus bas, n'en sont que plus hautains. Rien ne satisfera leur convoitise immense. Dire : « Abattez ceci, mais respectez cela, » N'amènerait en eux qu'un surcroît de démence ; On ne fait point sa part à cet Océan-là. Ce qu'il lui faut, c'est tout. Le même coup de houle Balaiera sous les yeux de l'homme épouvanté Le phare qui s'élève et le temple qui croule, Ce qui voilait le jour ou donnait la clarté, L'obscure sacristie et le laboratoire, Le droit nouveau, le droit divin et ses décrets, Le souterrain profond et le haut promontoire D'où nous avions déjà salué le Progrès. Tout cela ne fera qu'une ruine unique. Avenir et passé s'y vont amonceler. Oui, nous le proclamons, ton Déluge est inique : Il ne renversera qu'afin de niveler. Si nous devons bientôt, des bas-fonds en délire, Le voir s'avancer, fier de tant d'écroulements, Du moins nous n'aurons pas applaudi de la lyre Au triomphe futur d'ignobles éléments. Nous ne trouvons en nous que des accents funèbres, Depuis que nous savons l'affreux secret des flots. Nous voulions la lumière, ils feront les ténèbres ; Nous rêvions l'harmonie, et voici le chaos. Vieux monde, abîme-toi, disparais, noble arène Où jusqu'au bout l'Idée envoya ses lutteurs, Où le penseur lui-même, à sa voix souveraine, Pour combattre au besoin, descendait des hauteurs. Tu ne méritais pas, certes, un tel cataclysme, Toi si fertile encore, ô vieux sol enchanté ! D'où pour faire jaillir des sources d'héroïsme, Il suffisait d'un mot, Patrie ou Liberté ! Un océan fangeux va couvrir de ses lames Tes sillons où germaient de sublimes amours, Terrain cher et sacré, fait d'alluvions d'âmes, Et qui ne demandais qu'à t'exhausser toujours. Que penseront les cieux et que diront les astres, Quand leurs rayons en vain chercheront tes sommets, Et qu'ils assisteront d'en haut à tes désastres, Eux qui croyaient pouvoir te sourire à jamais ? De quel œil verront-ils, du fond des mers sans borne, À la place où jadis s'étalaient tes splendeurs, Émerger brusquement dans leur nudité morne, Des continents nouveaux sans verdure et sans fleurs ? Ah ! si l'attraction à la céleste voûte Par de fermes liens ne les attachait pas, Ils tomberaient du ciel ou changeraient de route, Plutôt que d'éclairer un pareil ici-bas. Nous que rien ne retient, nous, artistes qu'enivre L'Idéal qu'ardemment poursuit notre désir, Du moins nous n'aurons point la douleur de survivre Au monde où nous avions espéré le saisir. Nous serons les premiers que les vents et que l'onde Emporteront brisés en balayant nos bords. Dans les gouffres ouverts d'une mer furibonde, N'ayant pu les sauver, nous suivrons nos trésors. Après tout, quand viendra l'heure horrible et fatale, En plein déchaînement d'aveugles appétits, Sous ces flots gros de haine et de rage brutale, Les moins à plaindre encore seront les engloutis.
Dans tout l'enivrement d'un orgueil sans mesure, Ébloui des lueurs de ton esprit borné, Homme, tu m'as crié : « Repose-toi, Nature ! Ton œuvre est close : je suis né ! » Quoi ! lorsqu'elle a l'espace et le temps devant elle, Quand la matière est là sous son doigt créateur, Elle s'arrêterait, l'ouvrière immortelle, Dans l'ivresse de son labeur? Et c'est toi qui serais mes limites dernières ? L'atome humain pourrait entraver mon essor ? C'est à cet abrégé de toutes les misères Qu'aurait tendu mon long effort ? Non, tu n'es pas mon but, non, tu n'es pas ma borne A te franchir déjà je songe en te créant ; Je ne viens pas du fond de l'éternité morne. Pour n'aboutir qu'à ton néant. Ne me vois-tu donc pas, sans fatigue et sans trêve, Remplir l'immensité des œuvres de mes mains ? Vers un terme inconnu, mon espoir et mon rêve, M'élancer par mille chemins, Appelant, tour à tour patiente ou pressée, Et jusqu'en mes écarts poursuivant mon dessein, A la forme, à la vie et même à la pensée La matière éparse en mon sein ? J'aspire ! C'est mon cri, fatal, irrésistible. Pour créer l'univers je n'eus qu'à le jeter ; L'atome s'en émut dans sa sphère invisible, L'astre se mit à graviter. L'éternel mouvement n'est que l'élan des choses Vers l'idéal sacré qu'entrevoit mon désir ; Dans le cours ascendant de mes métamorphoses Je le poursuis sans le saisir ; Je le demande aux cieux, à l'onde, à l'air fluide, Aux éléments confus, aux soleils éclatants ; S'il m'échappe ou résiste à mon étreinte avide, Je le prendrai des mains du Temps. Quand j'entasse à la fois naissances, funérailles, Quand je crée ou détruis avec acharnement, Que fais-je donc, sinon préparer mes entrailles Pour ce suprême enfantement ? Point d'arrêt à mes pas, point de trêve à ma tâche ! Toujours recommencer et toujours repartir. Mais je n'engendre pas sans fin et sans relâche Pour le plaisir d'anéantir. J'ai déjà trop longtemps fait œuvre de marâtre, J'ai trop enseveli, j'ai trop exterminé, Moi qui ne suis au fond que la mère idolâtre D'un seul enfant qui n'est pas né. Quand donc pourrai-je enfin, émue et palpitante, Après tant de travaux et tant d'essais ingrats, A ce fils de mes vœux et de ma longue attente Ouvrir éperdument les bras ? De toute éternité, certitude sublime ! Il est conçu ; mes flancs l'ont senti s'agiter. L'amour qui couve en moi, l'amour que je comprime N'attend que Lui pour éclater. Qu'il apparaisse au jour, et, nourrice en délire, Je laisse dans mon sein ses regards pénétrer. - Mais un voile te cache. - Eh bien ! je le déchire : Me découvrir c'est me livrer. Surprise dans ses jeux, la Force est asservie. Il met les Lois au joug. A sa voix, à son gré, Découvertes enfin, les sources de la Vie Vont épancher leur flot sacré. Dans son élan superbe Il t'échappe, ô Matière ! Fatalité, sa main rompt tes anneaux d'airain ! Et je verrai planer dans sa propre lumière Un être libre et souverain. Où serez-vous alors, vous qui venez de naître, Ou qui naîtrez encore, ô multitude, essaim, Qui, saisis tout à coup du vertige de l'être, Sortiez en foule de mon sein ? Dans la mort, dans l'oubli. Sous leurs vagues obscures Les âges vous auront confondus et roulés, Ayant fait un berceau pour les races futures De vos limons accumulés. Toi-même qui te crois la couronne et le faîte Du monument divin qui n'est point achevé, Homme, qui n'es au fond que l'ébauche imparfaite Du chef-d'œuvre que j'ai rêvé, A ton tour, à ton heure, if faut que tu périsses. Ah ! ton orgueil a beau s'indigner et souffrir, Tu ne seras jamais dans mes mains créatrices Que de l'argile à repétrir.
Eh bien ! reprends-le donc ce peu de fange obscure Qui pour quelques instants s'anima sous ta main ; Dans ton dédain superbe, implacable Nature, Brise à jamais le moule humain. De ces tristes débris quand tu verrais, ravie, D'autres créations éclore à grands essaims, Ton Idée éclater en des formes de vie Plus dociles à tes desseins, Est-ce à dire que Lui, ton espoir, ta chimère, Parce qu'il fut rêvé, puisse un jour exister ? Tu crois avoir conçu, tu voudrais être mère ; A l'œuvre ! il s'agit d'enfanter. Change en réalité ton attente sublime. Mais quoi ! pour les franchir, malgré tous tes élans, La distance est trop grande et trop profond l'abîme Entre ta pensée et tes flancs. La mort est le seul fruit qu'en tes crises futures Il te sera donné d'atteindre et de cueillir ; Toujours nouveaux débris, toujours des créatures Que tu devras ensevelir. Car sur ta route en vain l'âge à l'âge succède ; Les tombes, les berceaux ont beau s'accumuler, L'Idéal qui te fuit, l'Ideal qui t'obsède, A l'infini pour reculer. L'objet de ta poursuite éternelle et sans trêve Demeure un but trompeur à ton vol impuissant Et, sous le nimbe ardent du désir et du rêve, N'est qu'un fantôme éblouissant. Il resplendit de loin, mais reste inaccessible. Prodigue de travaux, de luttes, de trépas, Ta main me sacrifie à ce fils impossible ; Je meurs, et Lui ne naîtra pas. Pourtant je suis ton fils aussi ; réel, vivace, Je sortis de tes bras des les siècles lointains ; Je porte dans mon cœur, je porte sur ma face, Le signe empreint des hauts destins. Un avenir sans fin s'ouvrait ; dans la carrière Le Progrès sur ses pas me pressait d'avancer ; Tu n'aurais même encor qu'à lever la barrière : Je suis là, prêt à m'élancer. Je serais ton sillon ou ton foyer intense ; Tu peux selon ton gré m'ouvrir ou m'allumer. Une unique étincelle, ô mère ! une semence ! Tout s'enflamme ou tout va germer. Ne suis-je point encor seul à te trouver belle ? J'ai compté tes trésors, j'atteste ton pouvoir, Et mon intelligence, ô Nature éternelle ! T'a tendu ton premier miroir. En retour je n'obtiens que dédain et qu'offense. Oui, toujours au péril et dans les vains combats ! Éperdu sur ton sein, sans recours ni défense, Je m'exaspère et me débats. Ah ! si du moins ma force eût égalé ma rage, Je l'aurais déchiré ce sein dur et muet : Se rendant aux assauts de mon ardeur sauvage, Il m'aurait livré son secret. C'en est fait, je succombe, et quand tu dis : « J'aspire ! » Je te réponds : « Je souffre ! » infirme, ensanglanté ; Et par tout ce qui naît , par tout ce qui respire, Ce cri terrible est répété. Oui, je souffre ! et c'est toi, mère, qui m'extermines, Tantôt frappant mes flancs, tantôt blessant mon cœur ; Mon être tout entier, par toutes ses racines, Plonge sans fond dans la douleur. J'offre sous le soleil un lugubre spectacle. Ne naissant, ne vivant que pour agoniser. L'abîme s'ouvre ici, là se dresse l'obstacle : Ou m'engloutir, ou me briser ! Mais, jusque sous le coup du désastre suprême, Moi, l'homme, je t'accuse à la face des cieux. Créatrice, en plein front reçois donc l'anathème De cet atome audacieux. Sois maudite, ô marâtre ! en tes œuvres immenses, Oui, maudite à ta source et dans tes éléments, Pour tous tes abandons, tes oublis, tes démences, Aussi pour tes avortements ! Que la Force en ton sein s'épuise perte à perte ! Que la Matière, à bout de nerf et de ressort, Reste sans mouvement, et se refuse, inerte, A te suivre dans ton essor ! Qu'envahissant les cieux, I'Immobilité morne Sous un voile funèbre éteigne tout flambeau, Puisque d'un univers magnifique et sans borne Tu n'as su faire qu'un tombeau !
J'ai perdu l'univers puisque tu me suffis, Je vois qu'il appartient aux autres; quelquefois Je songe à la grandeur que l'espace eut en moi, Mais j'ai quitté l'azur à cause que tu vis. Je regarde et j'entends les secrets mouvements De l'infini, des sons, des parfums, des couleurs; Mais l'air, l'arbre, les monts ne sont qu'un vêtement Que j'écarte des doigts comme une humble vapeur, Pour que tu restes seul parmi les éléments À vivre dans la vie ainsi que dans mon coeur...