Poème oubli - 44 Poèmes sur oubli
44 poèmes
Phonétique : obel obèle obèles obels oblat obole oboles oubli oublia oubliai oubliais oubliait oublias oubliât oublie oublié oubliée oubliées oublies oubliés oublis
L’Amour et la Mort de Louise Ackermann
À M. Louis de Ronchaud
I
Regardez-les passer, ces couples éphémères !
Dans les bras l'un de l'autre enlacés un moment,
Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières,
Font le même serment :
Toujours ! Un mot hardi que les cieux qui vieillissent
Avec étonnement entendent prononcer,
Et qu'osent répéter des lèvres qui pâlissent
Et qui vont se glacer.
Vous qui vivez si peu, pourquoi cette promesse
Qu'un élan d'espérance arrache à votre coeur,
Vain défi qu'au néant vous jetez, dans l'ivresse
D'un instant de bonheur ?
Amants, autour de vous une voix inflexible
Crie à tout ce qui naît : « Aime et meurs ici-bas ! »
La mort est implacable et le ciel insensible ;
Vous n'échapperez pas.
Eh bien ! puisqu'il le faut, sans trouble et sans murmure,
Forts de ce même amour dont vous vous enivrez
Et perdus dans le sein de l'immense Nature,
Aimez donc, et mourez !
II
Non, non, tout n'est pas dit, vers la beauté fragile
Quand un charme invincible emporte le désir,
Sous le feu d'un baiser quand notre pauvre argile
A frémi de plaisir.
Notre serment sacré part d'une âme immortelle ;
C'est elle qui s'émeut quand frissonne le corps ;
Nous entendons sa voix et le bruit de son aile
Jusque dans nos transports.
Nous le répétons donc, ce mot qui fait d'envie
Pâlir au firmament les astres radieux,
Ce mot qui joint les coeurs et devient, dès la vie,
Leur lien pour les cieux.
Dans le ravissement d'une éternelle étreinte
Ils passent entraînés, ces couples amoureux,
Et ne s'arrêtent pas pour jeter avec crainte
Un regard autour d'eux.
Ils demeurent sereins quand tout s'écroule et tombe ;
Leur espoir est leur joie et leur appui divin ;
Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe
Leur pied heurte en chemin.
Toi-même, quand tes bois abritent leur délire,
Quand tu couvres de fleurs et d'ombre leurs sentiers,
Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire
S'ils mouraient tout entiers ?
Sous le voile léger de la beauté mortelle
Trouver l'âme qu'on cherche et qui pour nous éclôt,
Le temps de l'entrevoir, de s'écrier : « C'est Elle ! »
Et la perdre aussitôt,
Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée
Change en spectre à nos yeux l'image de l'amour.
Quoi ! ces voeux infinis, cette ardeur insensée
Pour un être d'un jour !
Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles,
Grand Dieu qui dois d'en haut tout entendre et tout voir,
Que tant d'adieux navrants et tant de funérailles
Ne puissent t'émouvoir,
Qu'à cette tombe obscure où tu nous fais descendre
Tu dises : « Garde-les, leurs cris sont superflus.
Amèrement en vain l'on pleure sur leur cendre ;
Tu ne les rendras plus ! »
Mais non ! Dieu qu'on dit bon, tu permets qu'on espère ;
Unir pour séparer, ce n'est point ton dessein.
Tout ce qui s'est aimé, fût-ce un jour, sur la terre,
Va s'aimer dans ton sein.
III
Éternité de l'homme, illusion ! chimère !
Mensonge de l'amour et de l'orgueil humain !
Il n'a point eu d'hier, ce fantôme éphémère,
Il lui faut un demain !
Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle
Qui brûle une minute en vos coeurs étonnés,
Vous oubliez soudain la fange maternelle
Et vos destins bornés.
Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires
Seuls au Pouvoir fatal qui détruit en créant ?
Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères
En face du néant.
Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles :
« J'aime, et j'espère voir expirer tes flambeaux. »
La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles
Luiront sur vos tombeaux.
Vous croyez que l'amour dont l'âpre feu vous presse
A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ;
La fleur que vous brisez soupire avec ivresse :
« Nous aussi nous aimons ! »
Heureux, vous aspirez la grande âme invisible
Qui remplit tout, les bois, les champs de ses ardeurs ;
La Nature sourit, mais elle est insensible :
Que lui font vos bonheurs ?
Elle n'a qu'un désir, la marâtre immortelle,
C'est d'enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor.
Mère avide, elle a pris l'éternité pour elle,
Et vous laisse la mort.
Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ;
Le reste est confondu dans un suprême oubli.
Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître :
Son voeu s'est accompli.
Quand un souffle d'amour traverse vos poitrines,
Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus,
Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines
Vous jettent éperdus ;
Quand, pressant sur ce coeur qui va bientôt s'éteindre
Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas,
Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre
L'Infini dans vos bras ;
Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure
Déchaînés dans vos flancs comme d'ardents essaims,
Ces transports, c'est déjà l'Humanité future
Qui s'agite en vos seins.
Elle se dissoudra, cette argile légère
Qu'ont émue un instant la joie et la douleur ;
Les vents vont disperser cette noble poussière
Qui fut jadis un coeur.
Mais d'autres coeurs naîtront qui renoueront la trame
De vos espoirs brisés, de vos amours éteints,
Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme,
Dans les âges lointains.
Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
Se passent, en courant, le flambeau de l'amour.
Chacun rapidement prend la torche immortelle
Et la rend à son tour.
Aveuglés par l'éclat de sa lumière errante,
Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea,
De la tenir toujours : à votre main mourante
Elle échappe déjà.
Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ;
Il aura sillonné votre vie un moment ;
En tombant vous pourrez emporter dans l'abîme
Votre éblouissement.
Et quand il régnerait au fond du ciel paisible
Un être sans pitié qui contemplât souffrir,
Si son oeil éternel considère, impassible,
Le naître et le mourir,
Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même,
Qu'un mouvement d'amour soit encor votre adieu !
Oui, faites voir combien l'homme est grand lorsqu'il aime,
Et pardonnez à Dieu !
La Nature à l’Homme de Louise Ackermann
Dans tout l'enivrement d'un orgueil sans mesure,
Ébloui des lueurs de ton esprit borné,
Homme, tu m'as crié : « Repose-toi, Nature !
Ton œuvre est close : je suis né ! »
Quoi ! lorsqu'elle a l'espace et le temps devant elle,
Quand la matière est là sous son doigt créateur,
Elle s'arrêterait, l'ouvrière immortelle,
Dans l'ivresse de son labeur?
Et c'est toi qui serais mes limites dernières ?
L'atome humain pourrait entraver mon essor ?
C'est à cet abrégé de toutes les misères
Qu'aurait tendu mon long effort ?
Non, tu n'es pas mon but, non, tu n'es pas ma borne
A te franchir déjà je songe en te créant ;
Je ne viens pas du fond de l'éternité morne.
Pour n'aboutir qu'à ton néant.
Ne me vois-tu donc pas, sans fatigue et sans trêve,
Remplir l'immensité des œuvres de mes mains ?
Vers un terme inconnu, mon espoir et mon rêve,
M'élancer par mille chemins,
Appelant, tour à tour patiente ou pressée,
Et jusqu'en mes écarts poursuivant mon dessein,
A la forme, à la vie et même à la pensée
La matière éparse en mon sein ?
J'aspire ! C'est mon cri, fatal, irrésistible.
Pour créer l'univers je n'eus qu'à le jeter ;
L'atome s'en émut dans sa sphère invisible,
L'astre se mit à graviter.
L'éternel mouvement n'est que l'élan des choses
Vers l'idéal sacré qu'entrevoit mon désir ;
Dans le cours ascendant de mes métamorphoses
Je le poursuis sans le saisir ;
Je le demande aux cieux, à l'onde, à l'air fluide,
Aux éléments confus, aux soleils éclatants ;
S'il m'échappe ou résiste à mon étreinte avide,
Je le prendrai des mains du Temps.
Quand j'entasse à la fois naissances, funérailles,
Quand je crée ou détruis avec acharnement,
Que fais-je donc, sinon préparer mes entrailles
Pour ce suprême enfantement ?
Point d'arrêt à mes pas, point de trêve à ma tâche !
Toujours recommencer et toujours repartir.
Mais je n'engendre pas sans fin et sans relâche
Pour le plaisir d'anéantir.
J'ai déjà trop longtemps fait œuvre de marâtre,
J'ai trop enseveli, j'ai trop exterminé,
Moi qui ne suis au fond que la mère idolâtre
D'un seul enfant qui n'est pas né.
Quand donc pourrai-je enfin, émue et palpitante,
Après tant de travaux et tant d'essais ingrats,
A ce fils de mes vœux et de ma longue attente
Ouvrir éperdument les bras ?
De toute éternité, certitude sublime !
Il est conçu ; mes flancs l'ont senti s'agiter.
L'amour qui couve en moi, l'amour que je comprime
N'attend que Lui pour éclater.
Qu'il apparaisse au jour, et, nourrice en délire,
Je laisse dans mon sein ses regards pénétrer.
- Mais un voile te cache. - Eh bien ! je le déchire :
Me découvrir c'est me livrer.
Surprise dans ses jeux, la Force est asservie.
Il met les Lois au joug. A sa voix, à son gré,
Découvertes enfin, les sources de la Vie
Vont épancher leur flot sacré.
Dans son élan superbe Il t'échappe, ô Matière !
Fatalité, sa main rompt tes anneaux d'airain !
Et je verrai planer dans sa propre lumière
Un être libre et souverain.
Où serez-vous alors, vous qui venez de naître,
Ou qui naîtrez encore, ô multitude, essaim,
Qui, saisis tout à coup du vertige de l'être,
Sortiez en foule de mon sein ?
Dans la mort, dans l'oubli. Sous leurs vagues obscures
Les âges vous auront confondus et roulés,
Ayant fait un berceau pour les races futures
De vos limons accumulés.
Toi-même qui te crois la couronne et le faîte
Du monument divin qui n'est point achevé,
Homme, qui n'es au fond que l'ébauche imparfaite
Du chef-d'œuvre que j'ai rêvé,
A ton tour, à ton heure, if faut que tu périsses.
Ah ! ton orgueil a beau s'indigner et souffrir,
Tu ne seras jamais dans mes mains créatrices
Que de l'argile à repétrir.
L’Homme à la Nature de Louise Ackermann
Eh bien ! reprends-le donc ce peu de fange obscure
Qui pour quelques instants s'anima sous ta main ;
Dans ton dédain superbe, implacable Nature,
Brise à jamais le moule humain.
De ces tristes débris quand tu verrais, ravie,
D'autres créations éclore à grands essaims,
Ton Idée éclater en des formes de vie
Plus dociles à tes desseins,
Est-ce à dire que Lui, ton espoir, ta chimère,
Parce qu'il fut rêvé, puisse un jour exister ?
Tu crois avoir conçu, tu voudrais être mère ;
A l'œuvre ! il s'agit d'enfanter.
Change en réalité ton attente sublime.
Mais quoi ! pour les franchir, malgré tous tes élans,
La distance est trop grande et trop profond l'abîme
Entre ta pensée et tes flancs.
La mort est le seul fruit qu'en tes crises futures
Il te sera donné d'atteindre et de cueillir ;
Toujours nouveaux débris, toujours des créatures
Que tu devras ensevelir.
Car sur ta route en vain l'âge à l'âge succède ;
Les tombes, les berceaux ont beau s'accumuler,
L'Idéal qui te fuit, l'Ideal qui t'obsède,
A l'infini pour reculer.
L'objet de ta poursuite éternelle et sans trêve
Demeure un but trompeur à ton vol impuissant
Et, sous le nimbe ardent du désir et du rêve,
N'est qu'un fantôme éblouissant.
Il resplendit de loin, mais reste inaccessible.
Prodigue de travaux, de luttes, de trépas,
Ta main me sacrifie à ce fils impossible ;
Je meurs, et Lui ne naîtra pas.
Pourtant je suis ton fils aussi ; réel, vivace,
Je sortis de tes bras des les siècles lointains ;
Je porte dans mon cœur, je porte sur ma face,
Le signe empreint des hauts destins.
Un avenir sans fin s'ouvrait ; dans la carrière
Le Progrès sur ses pas me pressait d'avancer ;
Tu n'aurais même encor qu'à lever la barrière :
Je suis là, prêt à m'élancer.
Je serais ton sillon ou ton foyer intense ;
Tu peux selon ton gré m'ouvrir ou m'allumer.
Une unique étincelle, ô mère ! une semence !
Tout s'enflamme ou tout va germer.
Ne suis-je point encor seul à te trouver belle ?
J'ai compté tes trésors, j'atteste ton pouvoir,
Et mon intelligence, ô Nature éternelle !
T'a tendu ton premier miroir.
En retour je n'obtiens que dédain et qu'offense.
Oui, toujours au péril et dans les vains combats !
Éperdu sur ton sein, sans recours ni défense,
Je m'exaspère et me débats.
Ah ! si du moins ma force eût égalé ma rage,
Je l'aurais déchiré ce sein dur et muet :
Se rendant aux assauts de mon ardeur sauvage,
Il m'aurait livré son secret.
C'en est fait, je succombe, et quand tu dis : « J'aspire ! »
Je te réponds : « Je souffre ! » infirme, ensanglanté ;
Et par tout ce qui naît , par tout ce qui respire,
Ce cri terrible est répété.
Oui, je souffre ! et c'est toi, mère, qui m'extermines,
Tantôt frappant mes flancs, tantôt blessant mon cœur ;
Mon être tout entier, par toutes ses racines,
Plonge sans fond dans la douleur.
J'offre sous le soleil un lugubre spectacle.
Ne naissant, ne vivant que pour agoniser.
L'abîme s'ouvre ici, là se dresse l'obstacle :
Ou m'engloutir, ou me briser !
Mais, jusque sous le coup du désastre suprême,
Moi, l'homme, je t'accuse à la face des cieux.
Créatrice, en plein front reçois donc l'anathème
De cet atome audacieux.
Sois maudite, ô marâtre ! en tes œuvres immenses,
Oui, maudite à ta source et dans tes éléments,
Pour tous tes abandons, tes oublis, tes démences,
Aussi pour tes avortements !
Que la Force en ton sein s'épuise perte à perte !
Que la Matière, à bout de nerf et de ressort,
Reste sans mouvement, et se refuse, inerte,
A te suivre dans ton essor !
Qu'envahissant les cieux, I'Immobilité morne
Sous un voile funèbre éteigne tout flambeau,
Puisque d'un univers magnifique et sans borne
Tu n'as su faire qu'un tombeau !
Les Malheureux de Louise Ackermann
La trompette a sonné. Des tombes entr'ouvertes
Les pâles habitants ont tout à coup frémi.
Ils se lèvent, laissant ces demeures désertes
Où dans l'ombre et la paix leur poussière a dormi.
Quelgues morts cependant sont restés immobiles ;
Ils ont tout entendu, mais le divin clairon
Ni l'ange qui les presse à ces derniers asiles
Ne les arracheront.
« Quoi ! renaître ! revoir le ciel et la lumière,
Ces témoins d'un malheur qui n'est point oublié,
Eux qui sur nos douleurs et sur notre misère
Ont souri sans pitié !
Non, non ! Plutôt la Nuit, la Nuit sombre, éternelle !
Fille du vieux Chaos, garde-nous sous ton aile.
Et toi, sœur du Sommeil, toi qui nous as bercés,
Mort, ne nous livre pas ; contre ton sein fidèle
Tiens-nous bien embrassés.
Ah! l'heure où tu parus est à jamais bénie ;
Sur notre front meurtri que ton baiser fut doux !
Quand tout nous rejetait, le néant et la vie,
Tes bras compatissants, ô notre unique amie !
Se sont ouverts pour nous.
Nous arrivions à toi, venant d'un long voyage,
Battus par tous les vents, haletants, harassés.
L'Espérance elle-même, au plus fort de l'orage,
Nous avait délaissés.
Nous n'avions rencontré que désespoir et doute,
Perdus parmi les flots d'un monde indifférent ;
Où d'autres s'arrêtaient enchantés sur la route,
Nous errions en pleurant.
Près de nous la Jeunesse a passé, les mains vides,
Sans nous avoir fêtés, sans nous avoir souri.
Les sources de l'amour sous nos lèvres avides,
Comme une eau fugitive, au printemps ont tari.
Dans nos sentiers brûlés pas une fleur ouverte.
Si, pour aider nos pas, quelque soutien chéri
Parfois s'offrait à nous sur la route déserte,
Lorsque nous les touchions, nos appuis se brisaient :
Tout devenait roseau quand nos cœurs s'y posaient.
Au gouffre que pour nous creusait la Destinée
Une invisible main nous poussait acharnée.
Comme un bourreau, craignant de nous voir échapper,
A nos côtés marchait le Malheur inflexible.
Nous portions une plaie à chaque endroit sensible,
Et l'aveugle Hasard savait où nous frapper.
Peut-être aurions-nous droit aux celestes délices ;
Non ! ce n'est point à nous de redouter l'enfer,
Car nos fautes n'ont pas mérité de supplices :
Si nous avons failli, nous avons tant souffert !
Eh bien, nous renonçons même à cette espérance
D'entrer dans ton royaume et de voir tes splendeurs,
Seigneur ! nous refusons jusqu'à ta récompense,
Et nous ne voulons pas du prix de nos douleurs.
Nous le savons, tu peux donner encor des ailes
Aux âmes qui ployaient sous un fardeau trop lourd ;
Tu peux, lorsqu'il te plaît, loin des sphères mortelles,
Les élever à toi dans la grâce et l'amour ;
Tu peux, parmi les chœurs qui chantent tes louanges,
A tes pieds, sous tes yeux, nous mettre au premier rang,
Nous faire couronner par la main de tes anges,
Nous revêtir de gloire en nous transfigurant.
Tu peux nous pénétrer d'une vigueur nouvelle,
Nous rendre le désir que nous avions perdu…
Oui, mais le Souvenir, cette ronce immortelle
Attachée à nos cœurs, l'en arracheras-tu ?
Quand de tes chérubins la phalange sacrée
Nous saluerait élus en ouvrant les saints lieux,
Nous leur crierions bientôt d'une voix éplorée :
« Nous élus ? nous heureux ? Mais regardez nos yeux !
Les pleurs y sont encor, pleurs amers, pleurs sans nombre.
Ah ! quoi que vous fassiez, ce voile épais et sombre
Nous obscurcit vos cieux. »
Contre leur gré pourqoui ranimer nos poussières ?
Que t'en reviendra-t-il ? et que t'ont-elles fait ?
Tes dons mêmes, après tant d'horribles misères,
Ne sont plus un bienfait.
Au ! tu frappas trop fort en ta fureur cruelle.
Tu l'entends, tu le vois ! la Souffrance a vaincu.
Dans un sommeil sans fin, ô puissance éternelle !
Laisse-nous oublier que nous avons vécu.
L'abeille de Louise Ackermann
Quand l'abeille, au printemps, confiante et charmée,
Sort de la ruche et prend son vol au sein des airs,
Tout l'invite et lui rit sur sa route embaumée.
L'églantier berce au vent ses boutons entr'ouverts ;
La clochette des prés incline avec tendresse
Sous le regard du jour son front pâle et léger.
L'abeille cède émue au désir qui la presse ;
Elle aperçoit un lis et descend s'y plonger.
Une fleur est pour elle une mer de délices.
Dans son enchantement, du fond de cent calices
Elle sort trébuchant sous une poudre d'or.
Son fardeau l'alourdit, mais elle vole encor.
Une rose est là-bas qui s'ouvre et la convie ;
Sur ce sein parfumé tandis qu'elle s'oublie,
Le soleil s'est voilé. Poussé par l'aquilon,
Un orage prochain menace le vallon.
Le tonnerre a grondé. Mais dans sa quête ardente
L'abeille n'entend rien, ne voit rien, l'imprudente !
Sur les buissons en fleur l'eau fond de toute part ;
Pour regagner la ruche il est déjà trop tard.
La rose si fragile, et que l'ouragan brise,
Referme pour toujours son calice odorant ;
La rose est une tombe, et l'abeille surprise
Dans un dernier parfum s'enivre en expirant.
Qui dira les destins dont sa mort est l'image ?
Ah ! combien parmi nous d'artistes inconnus,
Partis dans leur espoir par un jour sans nuage,
Des champs qu'ils parcouraient ne sont pas revenus !
Une ivresse sacrée aveuglait leur courage ;
Au gré de leurs désirs, sans craindre les autans,
Ils butinaient au loin sur la foi du printemps.
Quel retour glorieux l'avenir leur apprête !
À ces mille trésors épars sur leur chemin
L'amour divin de l'art les guide et les arrête :
Tout est fleur aujourd'hui, tout sera miel demain.
Ils revenaient déjà vers la ruche immortelle ;
Un vent du ciel soufflait, prêt à les soulever.
Au milieu des parfums la Mort brise leur aile ;
Chargés comme l'abeille, ils périssent comme elle
Sur le butin doré qu'ils n'ont pas pu sauver.
À Alfred de Musset de Louise Ackermann
Un poète est parti ; sur sa tombe fermée
Pas un chant, pas un mot dans cette langue aimée
Dont la douceur divine ici-bas l'enivrait.
Seul, un pauvre arbre triste à la pâle verdure,
Le saule qu'il rêvait, au vent du soir, murmure
Sur son ombre éplorée un tendre et long regret.
Ce n'est pas de l'oubli ; nous répétons encore,
Poète de l'amour, ces chants que fit éclore
Dans ton âme éperdue un éternel tourment,
Et le Temps sans pitié qui brise de son aile
Bien des lauriers, le Temps d'une grâce nouvelle
Couronne en s'éloignant ton souvenir charmant.
Tu fus l'enfant choyé du siècle. Tes caprices
Nous trouvaient indulgents. Nous étions les complices
De tes jeunes écarts ; tu pouvais tout oser.
De la Muse pour toi nous savions les tendresses,
Et nos regards charmés ont compté ses caresses,
De son premier sourire à son dernier baiser.
Parmi nous maint poète à la bouche inspirée
Avait déjà rouvert une source sacrée ;
Oui, d'autres nous avaient de leurs chants abreuvés.
Mais le cri qui saisit le cœur et le remue,
Mais ces accents profonds qui d'une lèvre émue
Vont à l'âme de tous, toi seul les as trouvés.
Au concert de nos pleurs ta voix s'était mêlée.
Entre nous, fils souffrants d'une époque troublée,
Le doute et la douleur formaient comme un lien.
Ta lyre en nous touchant nous était douce et chère ;
Dans le chantre divin nous sentions tous un frère ;
C'est le sang de nos cœurs qui courait dans le tien.
Rien n'arrêtait ta plainte, et ton âme blessée
La laissait échapper navrante et cadencée.
Tandis que vers le ciel qui se voile et se clôt
De la foule montait une rumeur confuse,
Fier et beau, tu jetais, jeune amant de la Muse,
À travers tous ces bruits ton immortel sanglot.
Lorsque le rossignol, dans la saison brûlante
De l'amour et des fleurs, sur la branche tremblante
Se pose pour chanter son mal cher et secret,
Rien n'arrête l'essor de sa plainte infinie,
Et de son gosier frêle un long jet d'harmonie
S'élance et se répand au sein de la forêt.
La voix mélodieuse enchante au loin l'espace...
Mais soudain tout se tait ; le voyageur qui passe
Sous la feuille des bois sent un frisson courir.
De l'oiseau qu'entraînait une ivresse imprudente
L'âme s'est envolée avec la note ardente ;
Hélas ! chanter ainsi c'était vouloir mourir !
L'improvisation de Agénor Altaroche
Des vers, à loi, rimeur intarissable ?
A toi des vers ? C'est un projet de fou !
C'est au désert jeter un grain de sable ;
Sur le rocher c'est poser un caillou.
N'ai-je pas vu ma muse trop rebelle
A mes désirs souvent se refuser ?
Or, pour parler ta langue maternelle,
Il faut improviser.
Improviser, c'est le premier mérite,
Le vrai trésor, l'inestimable bien,
En notre siècle où celui qui fait vite
A plus de prix que celui qui fait bien.
Heureux qui sait faire vite et bien faire !
Avec cet art à tout l'on peut viser.
De lui naquit ton succès populaire ;
Tu sus l'improviser !
Peu d'élus ont ce talent en partage.
Ils l'ignoraient, nos tuteurs des trois jours,
Oui, de juillet saisissant l'héritage,
Ont du torrent si bien réglé le cours.
Depuis qu'ils ont remis tout à sa place,
Si le pays n'est que plus divisé,
C'est qu'oubliant le précepte d'Horace,
Ils ont improvisé.
Un gros banquier qui ne prête qu'à douze,
A, l'an dernier, serré le doux lien.
Avant six mois, sa diligente épouse
Donne à l'Etat un petit citoyen.
Le financier d'abord éclate et peste ;
Puis il médite, et bientôt ravisé,
« Diable, dit-il, ma femme est un peu leste !
Aurais-je improvisé ? »
Si le secret de ton art poétique
Aux dieux du monde était du moins livré !
Société, mœurs, lois et politique,
Tout a besoin d'être régénéré.
Des exploitants en vain l'absurde foule
Nous dit : « Le temps peut seul organiser. »
— Badauds, arrière ! autour de vous tout croule.
Il faut improviser.
Le guignon de Charles Baudelaire
Pour soulever un poids si lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage !
Bien qu'on ait du cœur à l'ouvrage,
L'art est long et le temps est court.
Loin des sépultures célèbres,
Vers un cimetière isolé,
Mon cœur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres.
- Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l'oubli,
Bien loin des pioches et des sondes ;
Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.
Une charogne de Charles Baudelaire
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.
Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.
- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! Telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! Dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !
Les Phares de Charles Baudelaire
Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,
Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ;
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
Où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d'un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,
Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement ;
Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;
Colères de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats ;
Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C'est pour les cœurs mortels un divin opium !
C'est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C'est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
Elle se penche sur moi de Eugène Emile Paul Grindel, dit Paul Eluard
Elle se penche sur moi
Le cœur ignorant
Pour voir si je l’aime
Elle a confiance elle oublie
Sous les nuages de ses paupières
Sa tête s’endort dans mes mains
Où sommes-nous
Ensemble inséparables
Vivants vivants
Vivant vivante
Et ma tête roule en ses rêves.
Je t'aime de Eugène Emile Paul Grindel, dit Paul Eluard
Je t'aime pour toutes les femmes
Que je n'ai pas connues
Je t'aime pour tout le temps
Où je n'ai pas vécu
Pour l'odeur du grand large
Et l'odeur du pain chaud
Pour la neige qui fond
Pour les premières fleurs
Pour les animaux purs
Que l'homme n'effraie pas
Je t'aime pour aimer
Je t'aime pour toutes les femmes
Que je n'aime pas
Qui me reflète sinon toi-même
Je me vois si peu
Sans toi je ne vois rien
Qu'une étendue déserte
Entre autrefois et aujourd'hui
Il y a eu toutes ces morts
Que j'ai franchies
Sur de la paille
Je n'ai pas pu percer
Le mur de mon miroir
Il m'a fallu apprendre
Mot par mot la vie
Comme on oublie
Je t'aime pour ta sagesse
Qui n'est pas la mienne
Pour la santé je t'aime
Contre tout ce qui n'est qu'illusion
Pour ce cœur immortel
Que je ne détiens pas
Que tu crois être le doute
Et tu n'es que raison
Tu es le grand soleil
Qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi
Quand je suis sûr de moi
Tu es le grand soleil
Qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi
Quand je suis sûr de moi
Où la vie se contemple tout est submergé de Eugène Emile Paul Grindel, dit Paul Eluard
Où la vie se contemple tout est submergé
Monté les couronnes d’oubli
Les vertiges au cœur des métamorphoses
D’une écriture d’algues solaires
L’amour et l’amour.
Tes mains font le jour dans l’herbe
Tes yeux font l’amour en plein jour
Les sourires par la taille
Et tes lèvres par les ailes
Tu prends la place des caresses
Tu prends la place des réveils.
Ses yeux sont des tours de lumières de Eugène Emile Paul Grindel, dit Paul Eluard
Ses yeux sont des tours de lumières
Sous le front de sa nudité.
À fleur de transparence
Les retours de pensées
Annulent les mots qui sont sourds.
Elle efface toutes les images
Elle éblouie l’amour et ses ombres rétives
Elle aime — elle aime à s’oublier.
Celle de toujours, toute de Eugène Emile Paul Grindel, dit Paul Eluard
Si je vous dis : j'ai tout abandonné
C'est qu'elle n'est pas celle de mon corps,
Je ne m'en suis jamais vanté,
Ce n'est pas vrai
Et la brume de fond où je me meus
Ne sait jamais si j'ai passé.
L'éventail de sa bouche, le reflet de ses yeux,
Je suis le seul à en parler,
je suis le seul qui soit concerné
Par ce miroir si nul où l'air circule à travers moi
Et l'air a un visage aimant, ton visage,
A toi qui n'as pas de nom et que les autres ignorent,
La mer te dit : sur moi, le ciel te dit : sur moi,
Les astres te devinent, les nuages t'imaginent
Et le sang de la générosité
Te porte avec délices.
Je chante la grande joie de te chanter,
La grande joie de t'avoir ou de ne pas t'avoir,
La candeur de t'attendre, l'innocence de te connaitre,
O toi qui supprimes l'oubli, l'espoir et l'ignorance,
Qui supprimes l'absence et qui me mets au monde,
Je chante pour chanter, je t'aime pour chanter
Le mystère où l'amour me crée et se délivre.
Tu es pure, tu es encore plus pure que moi-même.
Puisque j'ai mis ma lèvre à ta coupe encor pleine de Victor Hugo
Puisque j'ai mis ma lèvre à ta coupe encor pleine ;
Puisque j'ai dans tes mains posé mon front pâli ;
Puisque j'ai respiré parfois la douce haleine
De ton âme, parfum dans l'ombre enseveli ;
Puisqu'il me fut donné de t'entendre me dire
Les mots où se répand le coeur mystérieux ;
Puisque j'ai vu pleurer, puisque j'ai vu sourire
Ta bouche sur ma bouche et tes yeux sur mes yeux ;
Puisque j'ai vu briller sur ma tête ravie
Un rayon de ton astre, hélas ! voilé toujours ;
Puisque j'ai vu tomber dans l'onde de ma vie
Une feuille de rose arrachée à tes jours ;
Je puis maintenant dire aux rapides années :
- Passez ! passez toujours ! je n'ai plus à vieillir !
Allez-vous-en avec vos fleurs toutes fanées ;
J'ai dans l'âme une fleur que nul ne peut cueillir !
Votre aile en le heurtant ne fera rien répandre
Du vase où je m'abreuve et que j'ai bien rempli.
Mon âme a plus de feu que vous n'avez de cendre !
Mon coeur a plus d'amour que vous n'avez d'oubli !
Belphégor de Jean de La Fontaine
De votre nom j’orne le frontispice
Des derniers vers que ma Muse a polis.
Puisse le tout ô charmante Philis,
Aller si loin que notre los franchisse
La nuit des temps: nous la saurons dompter
Moi par écrire, et vous par réciter.
Nos noms unis perceront l’ombre noire
Vous régnerez longtemps dans la mémoire,
Après avoir régné jusques ici
Dans les esprits, dans les cœurs même aussi.
Qui ne connaît l’inimitable actrice
Représentant ou Phèdre, ou Bérénice
Chimène en pleurs, ou Camille en fureur ?
Est-il quelqu’un que votre voix n’enchante ?
S’en trouve-t-il une autre aussi touchante ?
Une autre enfin allant si droit au cœur ?
N’attendez pas que je fasse l’éloge
De ce qu’en vous on trouve de parfait
Comme il n’est point de grâce qui n’y loge
Ce serait trop, je n’aurais jamais fait.
De mes Philis vous seriez la première.
Vous auriez eu mon âme toute entière
Si de mes vœux j’eusse plus présumé,
Mais en aimant qui ne veut être aimé?
Par des transports n’espérant pas vous plaire,
Je me suis dit seulement votre ami ;
De ceux qui sont amants plus d’à demi:
Et plût au sort que j’eusse pu mieux faire.
Ceci soit dit: venons à notre affaire.
Un jour Satan, monarque des enfers,
Faisait passer ses sujets en revue.
Là confondus tous les états divers,
Princes et rois, et la tourbe menue,
Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri,
Tant que Satan en était étourdi.
Il demandait en passant à chaque âme:
« Qui t’a jetée en l’éternelle flamme ? »
L’une disait: « Hélas c’est mon mari ; »
L’autre aussitôt répondait: «c’est ma femme. »
Tant et tant fut ce discours répété,
Qu’enfin Satan dit en plein consistoire :
«Si ces gens-ci disent la vérité
Il est aisé d’augmenter notre gloire.
Nous n’avons donc qu’à le vérifier.
Pour cet effet il nous faut envoyer
Quelque démon plein d’art et de prudence ;
Qui non content d’observer avec soin
Tous les hymens dont il sera témoin,
Y joigne aussi sa propre expérience. »
Le prince ayant proposé sa sentence,
Le noir sénat suivit tout d’une voix.
De Belphégor aussitôt on fit choix.
Ce diable était tout yeux et tout oreilles,
Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles,
Capable enfin de pénétrer dans tout,
Et de pousser l’examen jusqu’au bout.
Pour subvenir aux frais de l’entreprise,
On lui donna mainte et mainte remise,
Toutes à vue, et qu’en lieux différents
Il pût toucher par des correspondants.
Quant au surplus, les fortunes humaines,
Les biens, les maux, les plaisirs et les peines,
Bref ce qui suit notre condition,
Fut une annexe à sa légation.
Il se pouvait tirer d’affliction,
Par ses bons tours, et par son industrie,
Mais non mourir, ni revoir sa patrie,
Qu’il n’eût ici consumé certain temps :
Sa mission devait durer dix ans.
Le voilà donc qui traverse et qui passe
Ce que le Ciel voulut mettre d’espace
Entre ce monde et l’éternelle nuit;
Il n’en mit guère, un moment y conduit.
Notre démon s’établit à Florence,
Ville pour lors de luxe et de dépense.
Même il la crut propre pour le trafic.
Là sous le nom du seigneur Roderic,
Il se logea, meubla, comme un riche homme ;
Grosse maison, grand train, nombre de gens,
Anticipant tous les jours sur la somme
Qu’il ne devait consumer qu’en dix ans
On s’étonnait d’une telle bombance.
II tenait table, avait de tous côtés
Gens à ses frais, soit pour ses voluptés
Soit pour le faste et la magnificence.
L’un des plaisirs où plus il dépensa
Fut la louange : Apollon l’encensa
Car il est maître en l’art de flatterie.
Diable n’eut onc tant d’honneurs en sa vie.
Son cœur devint le but de tous les traits
Qu’Amour lançait: il n’était point de belle
Qui n’employât ce qu’elle avait d’attraits
Pour le gagner, tant sauvage fut-elle:
Car de trouver une seule rebelle,
Ce n’est la mode à gens de qui la main
Par les présents s’aplanit tout chemin.
C’est un ressort en tous desseins utile.
Je l’ai jà dit , et le redis encor
Je ne connais d’autre premier mobile
Dans l’univers, que l’argent et que l’or.
Notre envoyé cependant tenait compte
De chaque hymen, en journaux différents ;
L’un, des époux satisfaits et contents,
Si peu rempli que le diable en eut honte.
L’autre journal incontinent fut plein.
A Belphégor il ne restait enfin
Que d’éprouver la chose par lui-même.
Certaine fille à Florence était lors;
Belle, et bien faite, et peu d’autres trésors;
Noble d’ailleurs, mais d’un orgueil extrême;
Et d’autant plus que de quelque vertu
Un tel orgueil paraissait revêtu.
Pour Roderic on en fit la demande.
Le père dit que Madame Honnesta,
C’était son nom, avait eu jusque-là
Force partis; mais que parmi la bande
Il pourrait bien Roderic préférer,
Et demandait temps pour délibérer.
On en convient. Le poursuivant s’applique
A gagner celle ou ses vœux s’adressaient.
Fêtes et bals, sérénades, musique,
Cadeaux , festins, bien fort appetissaient
Altéraient fort le fonds de l’ambassade.
Il n’y plaint rien, en use en grand seigneur,
S’épuise en dons : l’autre se persuade
Qu’elle lui fait encor beaucoup d’honneur.
Conclusion, qu’après force prières,
Et des façons de toutes les manières,
Il eut un oui de Madame Honnesta.
Auparavant le notaire y passa:
Dont Belphégor se moquant en son âme:
Hé quoi, dit-il, on acquiert une femme
Comme un château ! ces gens ont tout gâté.
Il eut raison: ôtez d’entre les hommes
La simple foi, le meilleur est ôté.
Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes
Dans les procès en prenant le revers.
Les si, les cas, les contrats sont la porte
Par où la noise entra dans l’univers:
N’espérons pas que jamais elle en sorte.
Solennités et lois n’empêchent pas
Qu’avec l’Hymen Amour n’ait des débats
C’est le cœur seul qui peut rendre tranquille.
Le cœur fait tout, le reste est inutile.
Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états.
Chez les amis tout s’excuse, tout passe,;
Chez les amants tout plaît, tout est.
Chez les époux tout ennuie, et tout lasse.
Le devoir nuit, chacun est ainsi fait.
Mais, dira-t-on, n’est-il en nulles guises
D’heureux ménage ? après mûr examen,
J’appelle un bon, voire un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.
Sur ce point-là c’est assez raisonné.
Dès que chez lui le diable eut amené
Son épousée, il jugea par lui-même
Ce qu’est l’hymen avec un tel démon:
Toujours débats, toujours quelque sermon
Plein de sottise en un degré suprême.
Le bruit fut tel que Madame Honnesta
Plus d’une fois les voisins éveilla:
Plus d’une fois on courut à la noise
«Il lui fallait quelque simple bourgeoise,
Ce disait-elle, un petit trafiquant
Traiter ainsi les filles de mon rang !
Méritait-il femme si vertueuse?
Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse:
J’en ai regret, et si je faisais bien... »
Il n’est pas sûr qu’Honnesta ne fit rien:
Ces prudes-là nous en font bien accroire.
Nos deux époux, à ce que dit l’histoire,
Sans disputer n’étaient pas un moment.
Souvent leur guerre avait pour fondement
Le jeu, la jupe ou quelque ameublement,
D’été, d’hiver, d’entre-temps, bref un monde
D inventions propres à tout gâter.
Le pauvre diable eut lieu de regretter
De l autre enfer la demeure profonde.
Pour comble enfin Roderic épousa
La parente de Madame Honnesta,
Ayant sans cesse et le père, et la mère,
Et la grand’sœur, avec le petit frère,
De ses deniers mariant la grand’sœur,
Et du petit payant le précepteur.
Je n’ai pas dit la principale cause
De sa ruine infaillible accident ;
Et j’oubliais qu’il eût un intendant.
Un intendant ? qu’est-ce que cette chose ?
Je définis cet être, un animal
Qui comme on dit sait pécher en eau trouble,
Et plus le bien de son maître va mal,
Plus le sien croît, plus son profit redouble;
Tant qu’aisément lui-même achèterait
Ce qui de net au seigneur resterait:
Dont par raison bien et dûment déduite
On pourrait voir chaque chose réduite
En son état, s’il arrivait qu’un jour
L’autre devînt l’intendant à son tour,
Car regagnant ce qu’il eut étant maître,
Ils reprendraient tous deux leur premier être.
Le seul recours du pauvre Roderic,
Son seul espoir, était certain trafic
Qu’il prétendait devoir remplir sa bourse,
Espoir douteux, incertaine ressource.
Il était dit que tout serait fatal
A notre époux, ainsi tout alla mal.
Ses agents tels que la plupart des nôtres,
En abusaient: il perdit un vaisseau,
Et vit aller le commerce à vau-l’eau,
Trompe des uns, mal servi par les autres.
II emprunta. Quand ce vint à payer,
Et qu’à sa porte il vit le créancier,
Force lui fut d’esquiver par la fuite,
Gagnant les champs, où de l’âpre poursuite
Il se sauva chez un certain fermier,
En certain coin remparé de fumier.
Mais Matheo moyennant grosse somme
L’en fit sortir au premier mot qu’il dit.
C’était à Naple, il se transporte à Rome ;
Saisit un corps: Matheo l’en bannit,
Le chasse encore: autre somme nouvelle.
Trois fois enfin, toujours d’un corps femelle,
Remarquez bien, notre diable sortit.
Le roi de Naple avait lors une fille,
Honneur du sexe, espoir de sa famille ;
Maint jeune prince était son poursuivant.
Là d’Honnesta Belphégor se sauvant,
On ne le put tirer de cet asile.
II n’était bruit aux champs comme à la ville
Que d’un manant qui chassait les esprits.
Cent mille écus d’abord lui sont promis.
Bien affligé de manquer cette somme
(Car les trois fois l’empêchaient d’espérer
Que Belphégor se laissât conjurer)
Il la refuse: il se dit un pauvre homme,
Pauvre pécheur, qui sans savoir comment,
Sans dons du Ciel, par hasard seulement,
De quelques corps a chassé quelque diable,
Apparemment chétif, et misérable,
Et ne connaît celui-ci nullement.
Il beau dire; on le force, on l’amène,
On le menace, on lui dit que sous peine
D’être pendu, d’être mis haut et court
En un gibet, il faut que sa puissance
Se manifeste avant la fin du jour.
Dès l’heure même on vous met en présence
Notre démon et son conjurateur.
D’un tel combat le prince est spectateur.
Chacun y court; n’est fils de bonne mère
Qui pour le voir ne quitte toute affaire.
D’un côté sont le gibet et la hart,
Cent mille écus bien comptés d’autre part.
Matheo tremble, et lorgne la finance.
L’esprit malin voyant sa contenance
Riait sous cape, alléguait les trois fois;
Dont Matheo suait en son harnois,
Pressait, priait, conjurait avec larmes.
Le tout en vain: plus il est en alarmes,
Plus l’autre rit. Enfin le manant dit
Que sur ce diable il n’avait nul crédit.
On vous le happe, et mène à la potence.
Comme il allait haranguer l’assistance,
Nécessite lui suggéra ce tour:
Il dit tout bas qu’on battît le tambour,
Ce qui fut fait; de quoi l’esprit immonde
Un peu surpris au manant demanda:
«Pourquoi ce bruit ? coquin, qu’entends-je là?»
L’autre répond: «C’est Madame Honnesta
Qui vous réclame, et va par tout le monde
Cherchant l’époux que le Ciel lui donna. »
Incontinent le diable décampa,
S’enfuit au fond des enfers, et conta
Tout le succès qu’avait eu son voyage:
«Sire, dit-il, le nœud du mariage
Damne aussi dru qu’aucuns autres états.
Votre Grandeur voit tomber ici-bas
Non par flocons, mais menu comme pluie
Ceux que l’Hymen fait de sa confrérie
J’ai par moi-même examiné le cas.
Non que de soi la chose ne soit bonne
Elle eut jadis un plus heureux destin
Mais comme tout se corrompt à la fin
Plus beau fleuron n’est en votre couronne. »
Satan le crut: il fut récompensé
Encor qu’il eût son retour avancé
Car qu’eut-il fait ? ce n’était pas merveilles
Qu’ayant sans cesse un diable à ses oreilles,
Toujours le même, et toujours sur un ton,
Il fut contraint d’enfiler la venelle ;
Dans les enfers encore en change-t-on ;
L’autre peine est à mon sens plus cruelle.
Je voudrais voir quelque gens y durer
Elle eut à Job fait tourner la cervelle.
De tout ceci que prétends-je inférer ?
Premièrement je ne sais pire chose
Que de changer son logis en prison:
En second lieu si par quelque raison
Votre ascendant à l’hymen vous expose
N’épousez point d’Honnesta s’il se peut
N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.
Le Loup devenu Berger de Jean de La Fontaine
Un loup, qui commençait d'avoir petite part
Aux brebis de son voisinage,
Crut qu'il fallait s'aider de la peau du renard,
Et faire un nouveau personnage.
Il s'habille en berger, endosse un hoqueton,
Fait sa houlette d'un bâton,
Sans oublier la cornemuse.
Pour pousser jusqu'au bout la ruse,
Il aurait volontiers écrit sur son chapeau :
" C'est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau. "
Sa personne étant ainsi faite,
Et ses pieds de devant posés sur sa houlette,
Guillot le sycophante approche doucement.
Guillot, le vrai Guillot, étendu sur l'herbette,
Dormait alors profondément ;
Son chien dormait aussi, comme aussi sa musette :
La plupart des brebis dormaient pareillement.
L'hypocrite les laissa faire ;
Et pour pouvoir mener vers son fort les brebis,
Il voulut ajouter la parole aux habits,
Chose qu'il croyait nécessaire.
Mais cela gâta son affaire :
Il ne put du pasteur contrefaire la voix.
Le ton dont il parla fit retentir les bois,
Et découvrit tout le mystère.
Chacun se réveille à ce son,
Les brebis, le chien, le garçon.
Le pauvre loup, dans cet esclandre,
Empêché par son hoqueton,
Ne put ni fuir ni se défendre.
Toujours par quelque endroit fourbes se laissent prendre
Quiconque est loup agisse en loup :
C'est le plus certain de beaucoup.
Le lac de Alphonse de Lamartine
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
Jeter l’ancre un seul jour ?
Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s’asseoir !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère
Laissa tomber ces mots :
Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.
Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m’échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l’aurore
Va dissiper la nuit.
Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;
Il coule, et nous passons !
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse,
Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur,
S’envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?
Eh quoi ! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus !
Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.
Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !
Namouna - Chant deuxième de Alfred de Musset
Qu'est-ce que l'amour ?
L'échange de deux fantaisies
Et le contact de deux épidermes
Chamfort
I
Eh bien ! en vérité, les sots auront beau dire,
Quand on n'a pas d'argent, c'est amusant d'écrire.
Si c'est un passe-temps pour se désennuyer,
Il vaut bien la bouillotte ; et, si c'est un métier,
Peut-être qu'après tout ce n'en est pas un pire
Que fille entretenue, avocat ou portier
II
J'aime surtout les vers, cette langue immortelle.
C'est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas
Mais je l'aime à la rage. Elle a cela pour elle
Que les sots d'aucun temps n'en ont pu faire cas,
Qu'elle nous vient de Dieu, — qu'elle est limpide et belle,
Que le monde l'entend, et ne la parle pas.
III
Eh bien ! Sachez-le donc, vous qui voulez sans cesse
Mettre votre scalpel dans un couteau de bois
Vous qui cherchez l'auteur à de certains endroits,
Comme un amant heureux cherche, dans son ivresse
Sur un billet d'amour les pleurs de sa maîtresse,
Et rêve, en le lisant, au doux son de sa voix.
IV
Sachez-le, — c'est le cœur qui parle et qui soupire
Lorsque la main écrit, — c'est le cœur qui se fond ;
C'est le cœur qui s'étend, se découvre et respire
Comme un gai pèlerin sur le sommet d'un mont
Et puissiez-vous trouver, quand vous en voudrez rire
À dépecer nos vers le plaisir qu'ils nous font !
V
Qu'importe leur valeur ? La muse est toujours belle,
Même pour l'insensé, même pour l'impuissant ;
Car sa beauté pour nous, c'est notre amour pour elle.
Mordez et croassez, corbeaux, battez de l'aile ;
Le poète est au ciel, et lorsqu'en vous poussant
Il vous y fait monter, c'est qu'il en redescend
VI
Allez, — exercez-vous, — débrouillez la quenouille,
Essoufflez-vous à faire un bœuf d'une grenouille
Avant de lire un livre, et de dire : J'y crois !
Analysez la plaie, et fourrez-y les doigts ;
Il faudra de tout temps que l'incrédule y fouille,
Pour savoir si son Christ est monté sur la croix
VII
Eh, depuis quand un livre est-il donc autre chose
Que le rêve d'un jour qu'on raconte un instant ;
Un Oiseau qui gazouille et s'envole ; — une rose
Qu'on respire et qu'on jette, et qui meurt en tombant ; —
Un ami qu'on aborde, avec lequel on cause,
Moitié lui répondant, et moitié l'écoutant ?
VIII
Aujourd'hui' par exemple, il plait à ma cervelle
De rimer en sixains le conte que voici,
Va-t-on le maltraiter et lui chercher querelle ?
Est-ce sa faute, à lui, si je l'écris ainsi ?
Byron, me direz-vous, m'a servi de modèle.
Vous ne savez donc pas qu'il imitait Pulci ?
IX
Lisez les Italiens, vous verrez s'il les vole.
Rien n'appartient à rien, tout appartient à tous.
Il faut être ignorant comme un maître d'école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n'ait pu dire avant vous.
C'est imiter quelqu'un que de planter des choux.
X
Ah ! pauvre Laforêt, qui ne savais pas lire,
Quels vigoureux soufflets ton nom seul a donnés
Au peuple travailleur des discuteurs damnés !
Molière t'écoutait lorsqu'il venait d'écrire
Quel mépris des humains dans le simple et gros rire
Dont tu lui baptisais ses hardis nouveau-nés !
XI
Il ne te lisait pas, dit-on, les vers d'Alceste ;
Si je les avais faits, je te les aurais lus.
L'esprit et les bons mots auraient été perdus ;
Mais les meilleurs accords de l'instrument céleste
Seraient allés au cœur comme ils en sont venus.
J'aurais dit aux bavards du siècle : A vous le reste
XII
Pourquoi donc les amants veillent-ils nuit et jour ?
Pourquoi donc le poète aime-t-il sa souffrance ?
Que demandent-ils donc tous les deux en retour ?
Une larme, ô mon Dieu, voilà leur récompense ;
Voilà pour eux le ciel ; la gloire et l'éloquence,
Et par là le génie est semblable à l'amour.
XIII
Mon premier chant est fait. — Je viens de le relire.
J'ai bien mal expliqué ce que je voulais dire ;
Je n'ai pas dit un mot de ce que j'aurais dit
Si j'avais fait un plan une heure avant d'écrire ;
Je crève de dégoût, de rage et de dépit
Je crois en vérité que j'ai fait de l'esprit
XIV
Deux sortes de roués existent sur la terre :
L'an, beau comme Satan, froid comme la vipère,
Hautain, audacieux, plein d'imitation,
Ne laissant palpiter sur son cœur solitaire
Que l'écorce d'un homme et de la passion ;
Faisant un manteau d'or à son ambition ;
XV
Corrompant sans plaisir, amoureux de lui-même,
Et, pour s'aimer toujours, voulant toujours qu'on l'aime ;
Regardant au soleil son ombre se mouvoir ;
Dès qu'une source est pure, et que l'on peut s'y voir,
Venant comme Narcisse y pencher son front blême,
Et chercher la douleur pour s'en faire un miroir.
XVI <
br> Son idéal, c'est lui -Quoi qu'il dise ou qu'il fasse,
Il se regarde vivre, et s'écoute parler.
Car il faut que demain on dise, quand il passe :
Cet homme que voilà, c'est Robert Lovelace
Autour de ce mot-là le monde peut rouler ;
Il est l'axe du monde, et lui permet d'aller.
XV
Avec lui ni procès, ni crainte, ni scandale.
Il jette un drap mouillé sur son père qui râle ;
Il rôde, en chuchotant, sur la pointe du pied.
Un amant plus sincère, à la main plus loyale,
Peut serrer une main trop fort, et l'effrayer ;
Mais lui, n'ayez pas peur de lui, c'est son métier.
XVIII
Qui pourrait se vanter d'avoir surpris son âme ?
L'étude de sa vie est d'en cacher le fond...
On en parle, — on en pleure, — on en rit, qu'en voit on :
Quelques duels oubliés, quelques soupirs de femme,
Quelque joyau de prix sur une épaule infâme,
Quelque croix de bois noir sur un tombeau sans nom.
XIX
Mais comme tout se tait dès qu'il vient à paraître !
Clarisse l'aperçoit, et commence à souffrir.
Comme il est beau ! brillants comme il s'annonce en maître !
Si Clarisse s'indigne et tarde à consentir,
Il dira qu'il se tue-il se tuera peut-être ; —
Mais Clarisse aime mieux le sauver, et mourir.
XX
C'est le roué sans cœur, le spectre à double face,
A la patte de tigre, aux serres de vautour,
Le roué sérieux qui n'eut jamais d'amour ;
Méprisant la douleur comme la populace ;
Disant au genre humain de lui laisser son jour-
Et qui serait César, s'il n'était Lovelace
XXI
Ne lui demandez pas s'il est heureux ou non ;
Il n'en sait rien lui-même, il est ce qu'il doit être.
Il meurt silencieux, tel que Dieu l'a fait naître
L'antilope aux yeux bleus est plus tendre peut-être
Que le roi des forêts ; mais le lion répond
Qu'il n'est pas antilope, et qu'il a nom : lion.
XXII
Voilà l'homme d'un siècle, et l'étoile polaire
Sur qui les écoliers fixent leurs yeux ardents,
L'homme dont Robertson fera le commentaire,
Qui donnera sa vie à lire à nos enfants
Ses crimes noirciront un large bréviaire,
Qui brûlera les mains et les cœurs de vingt ans.
XXIII
Quant au roué Français, au don Juan ordinaire,
Ivre, riche, joyeux, raillant l'homme de pierre,
Ne demandant partout qu'à trouver le vin bon,
Bernant monsieur Dimanche, et disant à son père
Qu'il serait mieux assis pour lui faire un sermon,
C'est l'ombre d'un roué qui ne vaut pas Valmont.
XXIV
Il en est un plus grand, plus beau, plus poétique,
Que personne n'a fait, que Mozart a rêvé,
Qu'Hoffmann a vu passer, au son de la musique,
Sous un éclair divin de sa nuit fantastique,
Admirable portrait qu'il n'a point achevé,
Et que de notre temps Shakspeare aurait trouvé.
XXV
Un jeune homme est assis au bord d'une prairie,
Pensif comme l'amour, beau comme le génie ;
Sa maîtresse enivrée est prête à s'endormir.
Il vient d'avoir vingt ans, son cœur vient de s'ouvrir.
Rameau tremblant encor de l'arbre de la vie,
Tombé, comme le Christ, pour aimer et souffrir
XXVI
Le voilà se noyant dans des larmes de femme,
Devant cette nature aussi belle que lui ;
Pressant le monde entier sur son cœur qui se pâme,
Faible, et, comme le lierre, ayant besoin d'autrui ;
Et ne le cachant pas, et suspendant son âme,
Comme un luth éolien, aux lèvres de la Nuit.
XXVII
Le voilà demandant pourquoi son cœur soupire,
Jurant, les yeux en pleurs, qu'il ne désire rien ;
Caressant sa maîtresse, et des sons de sa lyre
Egayant son sommeil comme un ange gardien ;
Tendant sa coupe d'or à ceux qu'il voit sourire,
Voulant voir leur bonheur pour y chercher le sien.
XXVIII
Le voilà, jeune et beau, sous le ciel de la France,
Déjà riche à vingt ans comme un enfouisseur ;
Portant sur la nature un cœur plein d'espérance,
Aimant, aimé de tous, ouvert comme une fleur ;
Si candide et si frais que l'ange d'innocence
Baiserait sur son front la beauté de son cœur
XXIX
Le voilà, regardez, devinez-lui sa vie.
Quel sort peut-on prédire à cet enfant du ciel ?
L'amour en l'approchant jure d'être éternel ;
Le hasard pense à lui, — la sainte poésie
Retourne en souriant sa coupe d'ambroisie
Sur ses cheveux plus doux et plus blonds que le miel.
XXX
Ce palais, c'est le sien ; — le serf et la campagne
Sont à lui ; — la forêt, le fleuve et la montagne
Ont retenu son nom en écoutant l'écho.
C'est à lui le village, et le pâle troupeau
Des moines. — Quand il passe et traverse un hameau,
Le bon ange du lieu se lève et l'accompagne.
XXXI
Quatre filles de prince ont demandé sa main.
Sachez que s'il voulait la reine pour maîtresse,
Et trois palais de plus, il les aurait demain !
Qu'un juif deviendrait chauve à compter sa richesse,
Et qu'il pourrait jeter, sans que rien en paraisse
Les blés de ses moissons aux oiseaux du chemin.
XXXII
Eh bien ! cet homme-là vivra dans les tavernes
Entre deux charbonniers autour d'un poêle assis ;
La poudre noircira sa barbe et ses sourcils ;
Vous le verrez un jour, tremblant et les yeux ternes
Venir dans son manteau dormir sous les lanternes,
La face ensanglantée et les coudes noircis.
XXXIII
Vous le verrez sauter sur l'échelle dorée,
Pour courir dans un bouge au sortir d'un boudoir,
Portant sa lèvre ardente à la prostituée,
Avant qu'à son balcon done Elvire éplorée,
Dans la profonde nuit croyant encor le voir,
Ait cessé d'agiter sa lampe et son mouchoir.
XXXIV
Vous le verrez, laquais pour une chambrière,
Cachant sous ses habits son valet grelottant ;
Vous le verrez, tranquille et froid comme une pierre,
Pousser dans les ruisseaux le cadavre d'un père,
Et laisser le vieillard traîner ses mains de sang
Sur des murs chauds encor du viol de son enfant.
XXXV
Que direz-vous alors ? Ah ! vous croirez peut-être
Que le monde a blessé ce cœur vaste et hautain,
Que c'est quelque Lara qui se sent méconnaître,
Que l'homme a mal jugé, qui sait ce qu'il peut être,
Et qui, s'apercevant qu'il le serait en vain,
Rend haine contre haine et dédain pour dédain.
XXXVI
Eh bien ! vous vous trompez. — Jamais personne au monde
N'a pensé moins que lui qu'il c'`ait oublié.
Jamais il n'a frappé sans qu'on ne lui réponde ;
Jamais il n'a senti l'inconstance de l'onde,
Et jamais il n'a vu se dresser sous son pié
Le vivace serpent de la fausse amitié.
XXXVII
Que dis-je ? tel qu'il est, le monde l'aime encore ;
Il n'a perdu chez lui ni ses biens ni son rang.
Devant Dieu, devant tous, il s'assoit à son banc.
Ce qu'il a fait de mal, personne ne l'ignore ;
On connaît son génie, on l'admire, on l'honore. —
Seulement, voyez-vous, cet homme, c'est don Juan.
XXXVIII
Oui, don Juan. Le voilà, ce nom que tout répète,
Ce nom mystérieux que tout l'univers prend,
Dont chacun vient parler, et que nul ne comprend ;
Si vaste et si puissant qu'il n'est pas de poète
Qui ne l'ait soulevé dans son cœur et sa tête,
Et pour l'avoir tenté ne soit resté plus grand.
XXXIX
Insensé que je suis ! que fais-je ici moi-même ?
Était-ce donc mon tour de leur parler de toi,
Grande ombre, et d'où viens-tu pour tomber jusqu'à moi ?
C'est qu'avec leurs horreurs, leur doute et leur blasphème
Pas un d'eux ne t'aimait, don Juan ; et moi, je t'aime
Comme le vieux Blondel aimait son pauvre roi.
XL
Oh ! qui me jettera sur ton coursier rapide !
Oh ! qui me prêtera le manteau voyageur,
Pour te suivre en pleurant, candide corrupteur !
Qui me déroulera cette liste homicide,
Cette liste d'amour si remplie et si vide,
Et que ta main peuplait des oublis de ton cœur !
XLI
Trois mille noms charmants ! Trois mille noms de femme !
Pas un qu'avec des pleurs tu n'aies balbutié !
Et ce foyer d'amour qui dévorait ton âme,
Qui lorsque tu mourus, de tes veines de flamme
Remonta dans le ciel comme un ange oublié,
De ces trois mille amours pas un qui l'ait noyé !
XLII
Elles t'aimaient pourtant, ces filles insensées
Que sur ton cœur de fer tu pressas tour à tour ;
Le vent qui t'emportait les avait traversées ;
Elles t'aimaient, don Juan, ces pauvres délaissées
Qui couvraient de baisers l'ombre de ton amour,
Qui te donnaient leur vie, et qui n'avaient qu'un jour !
XLIII
Mais toi, spectre énervé, toi, que faisais-tu d'elles ?
Ah ! massacre et malheur ! tu les aimais aussi,
Toi ! croyant toujours voir sur tes amours nouvelles
Se lever le soleil de tes nuits éternelles,
Te disant chaque soir : Peut-être le voici
Et l'attendant toujours, et vieillissant ainsi !
XLIV
Demandant aux forêts, à la mer, à la plaine,
Aux brises du matin, à toute heure, à tout lieu,
La femme de ton âme et de ton premier vœu !
Prenant pour fiancée un rêve, une ombre vaine,
Et fouillant dans le cœur d'une hécatombe humaine,
Prêtre désespéré, pour y chercher ton Dieu.
XLV
Et que voulais-tu donc ?-Voilà ce que le monde
Au bout de trois cents ans demande encor tout bas
Le sphinx aux yeux perçants attend qu'on lui réponde
Ils savent compter l'heure, et que leur terre est ronde
Ils marchent dans leur ciel sur le bout d'un compas'
Mais ce que tu voulais, ils ne le savent pas.
XLVI
Quelle est donc, disent-ils,. cette femme inconnue,
Qui seule eût mis la main au frein de son coursier ?
Qu'il appelait toujours et qui n'est pas venue ?
Où l'avait-il trouvée ? où l'avait-il perdue ?
Et quel nœud si puissant avait su les lier,
Que, n'ayant pu venir, il n'ait pu l'oublier ?
XLVII
N'en était-il pas une, ou plus noble, ou plus belle,
Parmi tant de beautés, qui, de loin ou de près,
De son vague idéal eût du moins quelques traits ?
Que ne la gardait-il ! qu'on nous dise laquelle.
Toutes lui ressemblaient, — ce n'était jamais elle,
Toutes lui ressemblaient, don Juan, et tu marchais !
XLVIII
Tu ne t'es pas lassé de parcourir la terre !
Ce vain fantôme, à qui Dieu t'avait envoyé,
Tu n'en as pas brisé la forme sous ton pied !
Tu n'es pas remonté, comme l'aigle à son aire
Sans avoir sa pâture, ou comme le tonnerre
Dans sa nue aux flancs d'or, sans avoir foudroyé !
XLIX
Tu n'as jamais médit de ce monde stupide
Qui te dévisageait d'un regard hébété ;
Tu l'as vu, tel qu'il est, dans sa difformité ;
Et tu montais toujours cette montagne aride,
Et tu suçais toujours, plus jeune et plus aride,
Les mamelles d'airain de la Réalité.
L
Et la vierge aux yeux bleus, sur la souple ottomane,
Dans ses bras parfumés te berçait mollement ;
De la fille de roi jusqu'à la paysanne
Tu ne méprisais rien, même la courtisane,
À qui tu disputais son misérable amant ;
Mineur, qui dans un puits cherchais un diamant.
LI
Tu parcourais Madrid, Paris, Naple et Florence ;
Grand seigneur aux palais, voleur aux carrefours ;
Ne comptant ni l'argent, ni les nuits, ni les jours ;
Apprenant du passant à chanter sa romance ;
Ne demandant à Dieu, pour aimer l'existence,
Que ton large horizon et tes larges amours.
LII
Tu retrouvais partout la vérité hideuse,
Jamais ce qu'ici-bas cherchaient tes vœux ardents,
Partout l'hydre éternel qui te montrait les dents ;
Et poursuivant toujours ta vie aventureuse,
Regardant sous tes pieds cette mer orageuse,
Tu te disais tout bas : Ma perle est là dedans.
LIII
Tu mourus plein d'espoir dans ta route infinie,
Et te souciant peu de laisser ici-bas
Des larmes et du sang aux traces de tes pas.
Plus vaste que le ciel et plus grand que la vie,
Tu perdis ta beauté, ta gloire et ton génie
Pour un être impossible, et qui n'existait pas.
LIV
Et le jour que parut le convive de pierre,
Tu vins à sa rencontre, et lui tendis la main ;
Tu tombas foudroyé sur ton dernier festin :
Symbole merveilleux de l'homme sur la terre,
Cherchant de ta main gauche à soulever ton verre
Abandonnant ta droite à celle du Destin !
LV
Maintenant, c'est à toi, lecteur, de reconnaître
Dans quel gouffre sans fond peut descendre ici-bas
Le rêveur insensé qui voudrait d'un tel maître.
Je ne dirai qu'un mot, et tu le comprendras :
Ce que don Juan aimait, Hassan l'aimait peut-être ;
Ce que don Juan cherchait, Hassan n'y croyait pas.
Les poèmes
A B C D E F
G H I J K L
M N O P Q R
S T U V W X
Y Z
Les poètes
A B C D E F
G H I J K L
M N O P Q R
S T U V W X
Y Z