Poésie française
À M. Louis de Ronchaud I Regardez-les passer, ces couples éphémères ! Dans les bras l'un de l'autre enlacés un moment, Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières, Font le même serment : Toujours ! Un mot hardi que les cieux qui vieillissent Avec étonnement entendent prononcer, Et qu'osent répéter des lèvres qui pâlissent Et qui vont se glacer. Vous qui vivez si peu, pourquoi cette promesse Qu'un élan d'espérance arrache à votre coeur, Vain défi qu'au néant vous jetez, dans l'ivresse D'un instant de bonheur ? Amants, autour de vous une voix inflexible Crie à tout ce qui naît : « Aime et meurs ici-bas ! » La mort est implacable et le ciel insensible ; Vous n'échapperez pas. Eh bien ! puisqu'il le faut, sans trouble et sans murmure, Forts de ce même amour dont vous vous enivrez Et perdus dans le sein de l'immense Nature, Aimez donc, et mourez ! II Non, non, tout n'est pas dit, vers la beauté fragile Quand un charme invincible emporte le désir, Sous le feu d'un baiser quand notre pauvre argile A frémi de plaisir. Notre serment sacré part d'une âme immortelle ; C'est elle qui s'émeut quand frissonne le corps ; Nous entendons sa voix et le bruit de son aile Jusque dans nos transports. Nous le répétons donc, ce mot qui fait d'envie Pâlir au firmament les astres radieux, Ce mot qui joint les coeurs et devient, dès la vie, Leur lien pour les cieux. Dans le ravissement d'une éternelle étreinte Ils passent entraînés, ces couples amoureux, Et ne s'arrêtent pas pour jeter avec crainte Un regard autour d'eux. Ils demeurent sereins quand tout s'écroule et tombe ; Leur espoir est leur joie et leur appui divin ; Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe Leur pied heurte en chemin. Toi-même, quand tes bois abritent leur délire, Quand tu couvres de fleurs et d'ombre leurs sentiers, Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire S'ils mouraient tout entiers ? Sous le voile léger de la beauté mortelle Trouver l'âme qu'on cherche et qui pour nous éclôt, Le temps de l'entrevoir, de s'écrier : « C'est Elle ! » Et la perdre aussitôt, Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée Change en spectre à nos yeux l'image de l'amour. Quoi ! ces voeux infinis, cette ardeur insensée Pour un être d'un jour ! Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles, Grand Dieu qui dois d'en haut tout entendre et tout voir, Que tant d'adieux navrants et tant de funérailles Ne puissent t'émouvoir, Qu'à cette tombe obscure où tu nous fais descendre Tu dises : « Garde-les, leurs cris sont superflus. Amèrement en vain l'on pleure sur leur cendre ; Tu ne les rendras plus ! » Mais non ! Dieu qu'on dit bon, tu permets qu'on espère ; Unir pour séparer, ce n'est point ton dessein. Tout ce qui s'est aimé, fût-ce un jour, sur la terre, Va s'aimer dans ton sein. III Éternité de l'homme, illusion ! chimère ! Mensonge de l'amour et de l'orgueil humain ! Il n'a point eu d'hier, ce fantôme éphémère, Il lui faut un demain ! Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle Qui brûle une minute en vos coeurs étonnés, Vous oubliez soudain la fange maternelle Et vos destins bornés. Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires Seuls au Pouvoir fatal qui détruit en créant ? Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères En face du néant. Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles : « J'aime, et j'espère voir expirer tes flambeaux. » La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles Luiront sur vos tombeaux. Vous croyez que l'amour dont l'âpre feu vous presse A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ; La fleur que vous brisez soupire avec ivresse : « Nous aussi nous aimons ! » Heureux, vous aspirez la grande âme invisible Qui remplit tout, les bois, les champs de ses ardeurs ; La Nature sourit, mais elle est insensible : Que lui font vos bonheurs ? Elle n'a qu'un désir, la marâtre immortelle, C'est d'enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor. Mère avide, elle a pris l'éternité pour elle, Et vous laisse la mort. Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ; Le reste est confondu dans un suprême oubli. Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître : Son voeu s'est accompli. Quand un souffle d'amour traverse vos poitrines, Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus, Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines Vous jettent éperdus ; Quand, pressant sur ce coeur qui va bientôt s'éteindre Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas, Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre L'Infini dans vos bras ; Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure Déchaînés dans vos flancs comme d'ardents essaims, Ces transports, c'est déjà l'Humanité future Qui s'agite en vos seins. Elle se dissoudra, cette argile légère Qu'ont émue un instant la joie et la douleur ; Les vents vont disperser cette noble poussière Qui fut jadis un coeur. Mais d'autres coeurs naîtront qui renoueront la trame De vos espoirs brisés, de vos amours éteints, Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme, Dans les âges lointains. Tous les êtres, formant une chaîne éternelle, Se passent, en courant, le flambeau de l'amour. Chacun rapidement prend la torche immortelle Et la rend à son tour. Aveuglés par l'éclat de sa lumière errante, Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea, De la tenir toujours : à votre main mourante Elle échappe déjà. Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ; Il aura sillonné votre vie un moment ; En tombant vous pourrez emporter dans l'abîme Votre éblouissement. Et quand il régnerait au fond du ciel paisible Un être sans pitié qui contemplât souffrir, Si son oeil éternel considère, impassible, Le naître et le mourir, Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même, Qu'un mouvement d'amour soit encor votre adieu ! Oui, faites voir combien l'homme est grand lorsqu'il aime, Et pardonnez à Dieu !
Alors j'avais quinze ans. Au sein des nuits sans voiles, Je m'arrêtais pour voir voyager les étoiles Et contemplais trembler, à l'horizon lointain, Des flots où leur clarté jouait jusqu'au matin. Un immense besoin de divine harmonie M'entraînait malgré moi vers la sphère infinie, Tant il est vrai qu'ici cet autre astre immortel, L'âme, gravite aussi vers un centre éternel. Mais, tandis que la nuit marchait au fond des cieux, Des pensers me venaient, graves, silencieux, D'avenir large et beau, de grande destinée, D'amour à naître encor, de mission donnée, Vague image, pour moi, pareille aux flots lointains De la brume où nageaient mes regards incertains. — Aujourd'hui tout est su ; la destinée austère N'a plus devant mes yeux d'ombre ni de mystère, Et la vie, avant même un lustre révolu, Garde à peine un feuillet qui n'ait pas été lu. Humble et fragile enfant, cachant en moi ma flamme, J'ai tout interrogé dans les choses de l'âme. L'amour, d'abord. Jamais, le coeur endolori, Je n'ai dit ce beau nom sans en avoir souri. Puis j'ai soudé la gloire, autre rêve enchanté, Dans l'être d'un moment instinct d'éternité ! Mais pour moi sur la terre, où l'âme s'est ternie, Tout s'imprégnait d'un goût d'amertume infinie. Alors, vers le Seigneur me retournant d'effroi, Comme un enfant en pleurs, j'osai crier : « Prends-moi ! Prends-moi, car j'ai besoin, par delà toute chose, D'un grand et saint espoir où mon coeur se repose, D'une idée où mon âme, à qui l'avenir ment, S'enferme et trouve enfin un terme à son tourment. »
De son bonheur furtif lorsque malgré l'orage L'amant d'Héro courait s'enivrer loin du jour, Et dans la nuit tentait de gagner à la nage Le bord où l'attendait l'Amour, Une lampe envoyait, vigilante et fidèle, En ce péril vers lui son rayon vacillant ; On eût dit dans les cieux quelque étoile immortelle Oui dévoilait son front tremblant. La mer a beau mugir et heurter ses rivages, Les vents au sein des airs déchaîner leur effort, Les oiseaux effrayés pousser des cris sauvages En voyant approcher la Mort, Tant que du haut sommet de la tour solitaire Brille le signe aimé sur l'abîme en fureur, Il ne sentira point, le nageur téméraire, Défaillir son bras ni son coeur. Comme à l'heure sinistre où la mer en sa rage Menaçait d'engloutir cet enfant d'Abydos, Autour de nous dans l'ombre un éternel orage Fait gronder et bondir les flots. Remplissant l'air au loin de ses clameurs funèbres, Chaque vague en passant nous entr'ouvre un tombeau ; Dans les mêmes dangers et les mêmes ténèbres Nous avons le même flambeau. Le pâle et doux rayon tremble encor dans la brume. Le vent l'assaille en vain, vainement les flots sourds La dérobent parfois sous un voile d'écume, La clarté reparaît toujours. Et nous, les yeux levés vers la lueur lointaine, Nous fendons pleins d'espoir les vagues en courroux ; Au bord du gouffre ouvert la lumière incertaine Semble d'en haut veiller sur nous. Ô phare de l'Amour ! qui dans la nuit profonde Nous guides à travers les écueils d'ici-bas, Toi que nous voyons luire entre le ciel et l'onde, Lampe d'Héro, ne t'éteins pas !
Endymion s'endort sur le mont solitaire, Lui que Phœbé la nuit visite avec mystère, Qu'elle adore en secret, un enfant, un pasteur. Il est timide et fier, il est discret comme elle ; Un charme grave au choix d'une amante immortelle A désigné son front rêveur. C'est lui qu'elle cherchait sur la vaste bruyère Quand, sortant du nuage où tremblait sa lumière, Elle jetait au loin un regard calme et pur, Quand elle abandonnait jusqu'à son dernier voile, Tandis qu'à ses côtés une pensive étoile Scintillait dans l'éther obscur. Ô Phœbé ! le vallon, les bois et la colline Dorment enveloppés dans ta pâleur divine ; À peine au pied des monts flotte un léger brouillard. Si l'air a des soupirs, ils ne sont point sensibles ; Le lac dans le lointain berce ses eaux paisibles Qui s'argentent sous ton regard. Non, ton amour n'a pas cette ardeur qui consume. Si quelquefois, le soir, quand ton flambeau s'allume, Ton amant te contemple avant de s'endormir, Nul éclat qui l'aveugle, aucun feu qui l'embrase ; Rien ne trouble sa paix ni son heureuse extase ; Tu l'éclaires sans l'éblouir. Tu n'as pour le baiser que ton rayon timide, Qui vers lui mollement glisse dans l'air humide, Et sur sa lèvre pâle expire sans témoin. Jamais le beau pasteur, objet de ta tendresse, Ne te rendra, Phœbé, ta furtive caresse, Qu'il reçoit, mais qu'il ne sent point. Il va dormir ainsi sous la voûte étoilée Jusqu'à l'heure où la nuit, frissonnante et voilée, Disparaîtra des cieux t'entraînant sur ses pas. Peut-être en s'éveillant te verra-t-il encore Qui, t'effaçant devant les rougeurs de l'aurore, Dans ta fuite lui souriras.
Frappe encor, Jupiter, accable-moi, mutile L'ennemi terrassé que tu sais impuissant ! Écraser n'est pas vaincre, et ta foudre inutile S'éteindra dans mon sang, Avant d'avoir dompté l'héroïque pensée Qui fait du vieux Titan un révolté divin ; C'est elle qui te brave, et ta rage insensée N'a cloué sur ces monts qu'un simulacre vain. Tes coups n'auront porté que sur un peu d'argile ; Libre dans les liens de cette chair fragile, L'âme de Prométhée échappe à ta fureur. Sous l'ongle du vautour qui sans fin me dévore, Un invisible amour fait palpiter encore Les lambeaux de mon cœur. Si ces pics désolés que la tempête assiège Ont vu couler parfois sur leur manteau de neige Des larmes que mes yeux ne pouvaient retenir, Vous le savez, rochers, immuables murailles Que d'horreur cependant je sentais tressaillir, La source de mes pleurs était dans mes entrailles ; C'est la compassion qui les a fait jaillir. Ce n'était point assez de mon propre martyre ; Ces flancs ouverts, ce sein qu'un bras divin déchire Est rempli de pitié pour d'autres malheureux. Je les vois engager une lutte éternelle ; L'image horrible est là ; j'ai devant la prunelle La vision des maux qui vont fondre sur eux. Ce spectacle navrant m'obsède et m'exaspère. Supplice intolérable et toujours renaissant, Mon vrai, mon seul vautour, c'est la pensée amère Que rien n'arrachera ces germes de misére Que ta haine a semés dans leur chair et leur sang. Pourtant, ô Jupiter, l'homme est ta créature ; C'est toi qui l'as conçu, c'est toi qui l'as formé, Cet être déplorable, infirme, désarmé, Pour qui tout est danger, épouvante, torture, Qui, dans le cercle étroit de ses jours enfermé, Étouffe et se débat, se blesse et se lamente. Ah ! quand tu le jetas sur la terre inclémente, Tu savais quels fléaux l'y devaient assaillir, Qu'on lui disputerait sa place et sa pâture, Qu'un souffle l'abattrait, que l'aveugle Nature Dans son indifférence allait l'ensevelir. Je l'ai trouvé blotti sous quelque roche humide, Ou rampant dans les bois, spectre hâve et timide Qui n'entendait partout que gronder et rugir, Seul affamé, seul triste au grand banquet des êtres, Du fond des eaux, du sein des profondeurs champêtres Tremblant toujours de voir un ennemi surgir. Mais quoi ! sur cet objet de ta haine immortelle, Imprudent que j'étais, je me suis attendri ; J'allumai la pensée et jetai l'étincelle Dans cet obscur limon dont tu l'avais pétri. Il n'était qu'ébauché, j'achevai ton ouvrage. Plein d'espoir et d'audace, en mes vastes desseins J'aurais sans hésiter mis les cieux au pillage, Pour le doter après du fruit de mes larcins. Je t'ai ravi le feu ; de conquête en conquête J'arrachais de tes mains ton sceptre révéré. Grand Dieu ! ta foudre à temps éclata sur ma tête ; Encore un attentat, l'homme était délivré ! La voici donc ma faute, exécrable et sublime. Compatir, quel forfait ! Se dévouer, quel crime ! Quoi ! j'aurais, impuni, défiant tes rigueurs, Ouvert aux opprimés mes bras libérateurs ? Insensé ! m'être ému quand la pitié s'expie ! Pourtant c'est Prométhée, oui, c'est ce même impie Qui naguère t'aidait à vaincre les Titans. J'étais à tes côtés dans l'ardente mêlée ; Tandis que mes conseils guidaient les combattants, Mes coups faisaient trembler la demeure étoilée. Il s'agissait pour moi du sort de l'univers : Je voulais en finir avec les dieux pervers. Ton règne allait m'ouvrir cette ère pacifique Que mon cœur transporté saluait de ses vœux. En son cours éthéré le soleil magnifique N'aurait plus éclairé que des êtres heureux. La Terreur s'enfuyait en écartant les ombres Qui voilaient ton sourire ineffable et clément, Et le réseau d'airain des Nécessités sombres Se brisait de lui-même aux pieds d'un maître aimant. Tout était joie, amour, essor, efflorescence ; Lui-même Dieu n'était que le rayonnement De la toute-bonté dans la toute-puissance. O mes désirs trompés ! O songe évanoui ! Des splendeurs d'un tel rêve, encor l'œil ébloui, Me retrouver devant l'iniquité céleste. Devant un Dieu jaloux qui frappe et qui déteste, Et dans mon désespoir me dire avec horreur : « Celui qui pouvait tout a voulu la douleur ! » Mais ne t'abuse point ! Sur ce roc solitaire Tu ne me verras pas succomber en entier. Un esprit de révolte a transformé la terre, Et j'ai dès aujourd'hui choisi mon héritier. Il poursuivra mon œuvre en marchant sur ma trace, Né qu'il est comme moi pour tenter et souffrir. Aux humains affranchis je lègue mon audace, Héritage sacré qui ne peut plus périr. La raison s'affermit, le doute est prêt à naître. Enhardis à ce point d'interroger leur maître, Des mortels devant eux oseront te citer : Pourquoi leurs maux ? Pourquoi ton caprice et ta haine ? Oui, ton juge t'attend, - la conscience humaine ; Elle ne peut t'absoudre et va te rejeter. Le voilà, ce vengeur promis à ma détresse ! Ah ! quel souffle épuré d'amour et d'allégresse En traversant le monde enivrera mon cœur Le jour où, moins hardie encor que magnanime, Au lieu de l'accuser, ton auguste victime Niera son oppresseur ! Délivré de la Foi comme d'un mauvais rêve, L'homme répudiera les tyrans immortels, Et n'ira plus, en proie à des terreurs sans trêve, Se courber lâchement au pied de tes autels. Las de le trouver sourd, il croira le ciel vide. Jetant sur toi son voile éternel et splendide, La Nature déjà te cache à son regard ; Il ne découvrira dans l'univers sans borne, Pour tout Dieu désormais, qu'un couple aveugle et morne, La Force et le Hasard. Montre-toi, Jupiter, éclate alors, fulmine, Contre ce fugitif à ton joug échappé ! Refusant dans ses maux de voir ta main divine, Par un pouvoir fatal il se dira frappé. Il tombera sans peur, sans plainte, sans prière ; Et quand tu donnerais ton aigle et ton tonnerre Pour l'entendre pousser, au fort de son tourment, Un seul cri qui t'atteste, une injure, un blasphème, Il restera muet : ce silence suprême Sera ton châtiment. Tu n'auras plus que moi dans ton immense empire Pour croire encore en toi, funeste Déité. Plutôt nier le jour ou l'air que je respire Que ta puissance inique et que ta cruauté. Perdu dans cet azur, sur ces hauteurs sublimes, Ah ! j'ai vu de trop près tes fureurs et tes crimes ; J'ai sous tes coups déjà trop souffert, trop saigné ; Le doute est impossible à mon cœur indigné. Oui ! tandis que du Mal, œuvre de ta colère, Renonçant désormais à sonder le mystère, L'esprit humain ailleurs portera son flambeau, Seul je saurai le mot de cette énigme obscure, Et j'aurai reconnu, pour comble de torture, Un Dieu dans mon bourreau.
Levez les yeux ! C'est moi qui passe sur vos têtes, Diaphane et léger, libre dans le ciel pur ; L'aile ouverte, attendant le souffle des tempêtes, Je plonge et nage en plein azur. Comme un mirage errant, je flotte et je voyage. Coloré par l'aurore et le soir tour à tour, Miroir aérien, je reflète au passage Les sourires changeants du jour. Le soleil me rencontre au bout de sa carrière Couché sur l'horizon dont j'enflamme le bord ; Dans mes flancs transparents le roi de la lumière Lance en fuyant ses flèches d'or. Quand la lune, écartant son cortège d'étoiles, Jette un regard pensif sur le monde endormi, Devant son front glacé je fais courir mes voiles, Ou je les soulève à demi. On croirait voir au loin une flotte qui sombre, Quand, d'un bond furieux fendant l'air ébranlé, L'ouragan sur ma proue inaccessible et sombre S'assied comme un pilote ailé. Dans les champs de l'éther je livre des batailles ; La ruine et la mort ne sont pour moi qu'un jeu. Je me charge de grêle, et porte en mes entrailles La foudre et ses hydres de feu. Sur le sol altéré je m'épanche en ondées. La terre rit ; je tiens sa vie entre mes mains. C'est moi qui gonfle, au sein des terres fécondées, L'épi qui nourrit les humains. Où j'ai passé, soudain tout verdit, tout pullule ; Le sillon que j'enivre enfante avec ardeur. Je suis onde et je cours, je suis sève et circule, Caché dans la source ou la fleur. Un fleuve me recueille, il m'emporte, et je coule Comme une veine au cœur des continents profonds. Sur les longs pays plats ma nappe se déroule, Ou s'engouffre à travers les monts. Rien ne m'arrête plus ; dans mon élan rapide J'obéis au courant, par le désir poussé, Et je vole à mon but comme un grand trait liquide Qu'un bras invisible a lancé. Océan, ô mon père ! Ouvre ton sein, j'arrive ! Tes flots tumultueux m'ont déjà répondu ; Ils accourent ; mon onde a reculé, craintive, Devant leur accueil éperdu. En ton lit mugissant ton amour nous rassemble. Autour des noirs écueils ou sur le sable fin Nous allons, confondus, recommencer ensemble Nos fureurs et nos jeux sans fin. Mais le soleil, baissant vers toi son œil splendide, M'a découvert bientôt dans tes gouffres amers. Son rayon tout puissant baise mon front limpide : J'ai repris le chemin des airs ! Ainsi, jamais d'arrêt. L'immortelle matière Un seul instant encor n'a pu se reposer. La Nature ne fait, patiente ouvrière, Que dissoudre et recomposer. Tout se métamorphose entre ses mains actives ; Partout le mouvement incessant et divers, Dans le cercle éternel des formes fugitives, Agitant l'immense univers.
Nous voilà donc encore une fois en présence, Lui le tyran divin, moi le vieux révolté. Or je suis la Justice, il n'est que la Puissance ; A qui va, de nous deux, rester l'Humanité ? Ah ! tu comptais sans moi, Divinité funeste, Lorsque tu façonnais le premier couple humain, Et que dans ton Éden, sous ton regard céleste, Tu l'enfermas jadis au sortir de ta main. Je n'eus qu'à le voir là, languissant et stupide, Comme un simple animal errer et végéter, Pour concevoir soudain dans mon âme intrépide L'audacieux dessein de te le disputer. Quoi ! je l'aurais laissée, au sein de la nature, Sans espoir à jamais s'engourdir en ce lieu ? Je l'aimais trop déjà, la faible créature, Et je ne pouvais pas l'abandonner à Dieu. Contre ta volonté, c'est moi qui l'ai fait naître, Le désir de savoir en cet être ébauché ; Puisque pour s'achever, pour penser, pour connaître, Il fallait qu'il péchât, eh bien ! il a péché. Il le prit de ma main, ce fruit de délivrance, Qu'il n'eût osé tout seul ni cueillir ni goûter : Sortir du fond obscur d'une éroite ignorance, Ce n'était point déchoir, non, non ! c'était monter. Le premier pas est fait, l'ascension commence ; Ton Paradis, tu peux le fermer à ton gré ; Quand tu l'eusses rouvert en un jour de clémence, Le noble fugitif n'y fût jamais rentré. Ah ! plutôt le désert, plutôt la roche humide, Que ce jardin de fleurs et d'azur couronné ! C'en est fait pour toujours du pauvre Adam timide ; Voici qu'un nouvel être a surgi : l'Homme est né ! L'Homme, mon œuvre, à moi, car j'y mis tout moi-même : Il ne saurait tromper mes vœux ni mon dessein. Défiant ton courroux, par un effort suprême J'éveillai la raison qui dormait en son sein. Cet éclair faible encor, cette lueur première Que deviendra le jour, c'est de moi qu'il ta tient. Nous avons tous les deux créé notre lumière, Oui, mais mon Fiat lux l'emporte sur le tien ! Il a du premier coup levé bien d'autres voiles Que ceux du vieux chaos où se jouait ta main. Toi, tu n'as que ton ciel pour semer tes étoiles ; Pour lancer mon soleil, moi, j'ai l'esprit humain !
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant Que cette heure arrêtée au cadran de la montre Que serais-je sans toi que ce balbutiement. J'ai tout appris de toi sur les choses humaines Et j'ai vu désormais le monde à ta façon J'ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines Comme au passant qui chante on reprend sa chanson J'ai tout appris de toi jusqu'au sens du frisson. Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant Que cette heure arrêtée au cadran de la montre Que serais-je sans toi que ce balbutiement. J'ai tout appris de toi pour ce qui me concerne Qu'il fait jour à midi, qu'un ciel peut être bleu Que le bonheur n'est pas un quinquet de taverne Tu m'as pris par la main dans cet enfer moderne Où l'homme ne sait plus ce que c'est qu'être deux Tu m'as pris par la main comme un amant heureux. Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant Que cette heure arrêtée au cadran de la montre Que serais-je sans toi que ce balbutiement. Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes N'est-ce pas un sanglot que la déconvenue Une corde brisée aux doigts du guitariste Et pourtant je vous dis que le bonheur existe Ailleurs que dans le rêve, ailleurs que dans les nues. Terre, terre, voici ses rades inconnues. Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant Que cette heure arrêtée au cadran de la montre Que serais-je sans toi que ce balbutiement. Je sais je sais Tout est à faire Dans ce siècle où la mort campait Et va voir dans la stratosphère Si c'est la paix Éteint ici là-bas qui couve Le feu court on voit bien comment Quelqu'un toujours donne à la louve Un logement Quelqu'un toujours quelque part rêve Sur la table d'être le poing Et sous le manteau de la trêve Il fait le point [...] C'est la paix qui force le crime À s'agenouiller dans l'aveu Et qui crie avec les victimes Cessez le feu
Que
Tandis que je parlais le langage des vers Elle s'est doucement tendrement endormie Comme une maison d'ombre au creux de notre vie Une lampe baissée au coeur des myrtes verts Sa joue a retrouvé le printemps du repos O corps sans poids pose dans un songe de toile Ciel formé de ses yeux à l'heure des étoiles Un jeune sang l'habite au couvert de sa peau La voila qui reprend le versant de ses fables Dieu sait obéissant à quels lointains signaux Et c'est toujours le bal la neige les traîneaux Elle a rejoint la nuit dans ses bras adorables Je vois sa main bouger Sa bouche Et je me dis Qu'elle reste pareille aux marches du silence Qui m'échappe pourtant de toute son enfance Dans ce pays secret à mes pas interdit Je te supplie amour au nom de nous ensemble De ma suppliciante et folle jalousie Ne t'en va pas trop loin sur la pente choisie Je suis auprès de toi comme un saule qui tremble J'ai peur éperdument du sommeil de tes yeux Je me ronge le coeur de ce coeur que j'écoute Amour arrête-toi dans ton rêve et ta route Rends-moi ta conscience et mon mal merveilleux
Tandis
Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire J'ai vu tous les soleils y venir se mirer S'y jeter à mourir tous les désespérés Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent L'été taille la nue au tablier des anges Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée Sept glaives ont percé le prisme des couleurs Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche Par où se reproduit le miracle des Rois Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois Le manteau de Marie accroché dans la crèche Une bouche suffit au mois de Mai des mots Pour toutes les chansons et pour tous les hélas Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux L'enfant accaparé par les belles images Écarquille les siens moins démesurément Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où Des insectes défont leurs amours violentes Je suis pris au filet des étoiles filantes Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août J'ai retiré ce radium de la pechblende Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu Ô paradis cent fois retrouvé reperdu Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent Moi je voyais briller au-dessus de la mer Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa
Tes
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, Par delà le soleil, par delà les éthers, Par delà les confins des sphères étoilées, Mon esprit, tu te meus avec agilité, Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde, Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde Avec une indicible et mâle volupté. Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ; Va te purifier dans l'air supérieur, Et bois, comme une pure et divine liqueur , Le feu clair qui remplit les espaces limpides. Derrière les ennuis et les vastes chagrins Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse, Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse S'élancer vers les champs lumineux et sereins ; Celui dont les pensers, comme des alouettes, Vers les cieux le matin prennent un libre essor, - Qui plane sur la vie, et comprend sans effort Le langage des fleurs et des choses muettes !
Que j'aime voir, chère indolente, De ton corps si beau, Comme une étoffe vacillante, Miroiter la peau ! Sur ta chevelure profonde Aux âcres parfums, Mer odorante et vagabonde Aux flots bleus et bruns, Comme un navire qui s'éveille Au vent du matin, Mon âme rêveuse appareille Pour un ciel lointain. Tes yeux, où rien ne se révèle De doux ni d'amer, Sont deux bijoux froids où se mêle L'or avec le fer. À te voir marcher en cadence, Belle d'abandon, On dirait un serpent qui danse Au bout d'un bâton. Sous le fardeau de ta paresse Ta tête d'enfant Se balance avec la mollesse D'un jeune éléphant, Et ton corps se penche et s'allonge Comme un fin vaisseau Qui roule bord sur bord et plonge Ses vergues dans l'eau. Comme un flot grossi par la fonte Des glaciers grondants, Quand l'eau de ta bouche remonte Au bord de tes dents, Je crois boire un vin de Bohême, Amer et vainqueur, Un ciel liquide qui parsème D'étoiles mon cœur !
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d'été si doux : Au détour d'un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux, Les jambes en l'air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d'exhalaisons. Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point, Et de rendre au centuple à la grande nature Tout ce qu'ensemble elle avait joint ; Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s'épanouir. La puanteur était si forte, que sur l'herbe Vous crûtes vous évanouir. Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D'où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons. Tout cela descendait, montait comme une vague, Ou s'élançait en pétillant ; On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, Vivait en se multipliant. Et ce monde rendait une étrange musique, Comme l'eau courante et le vent, Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van. Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve, Une ébauche lente à venir, Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève Seulement par le souvenir. Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d'un œil fâché, Épiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu'elle avait lâché. - Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, À cette horrible infection, Étoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion ! Oui ! Telle vous serez, ô la reine des grâces, Après les derniers sacrements Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements. Alors, ô ma beauté ! Dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j'ai gardé la forme et l'essence divine De mes amours décomposés !
Nous avons fait la nuit je tiens ta main je veille Je te soutiens de toutes mes forces Je grave sur un roc l'étoile de tes forces Sillons profonds où la bonté de ton corps germera Je me répète ta voix cachée ta voix publique Je ris encore de l'orgueilleuse que tu traites comme une mendiante Des fous que tu respectes des simples où tu te baignes Et dans ma tête qui se met doucement d'accord avec la tienne avec la nuit Je m'émerveille de l'inconnue semblable à toi semblable à tout ce que j'aime Qui est toujours nouveau.
Pauvre je ne peux pas vivre dans l'ignorance Il me faut voir entendre et abuser T'entendre nue et te voir nue Pour abuser de tes caresses Par bonheur ou par malheur Je connais ton secret pas cœur Toutes les portes de ton empire Celle des yeux celle des mains Des seins et de ta bouche où chaque langue fond ET la porte du temps ouverte entre tes jambes La fleur des nuits d'été aux lèvres de la foudre Au seuil du paysage où la fleur rit et pleure Tout en gardant cette pâleur de perle morte Tout en donnant ton cœur tout en ouvrant tes jambes Tu es comme la mer tu berces les étoiles Tu es le champ d'amour tu lies et tu sépares Les amants et les fous Tu es la faim le pain la soif l'ivresse haute Et le dernier mariage entre rêve et vertu.
Tous deux ils regardaient, de la haute terrasse, L’Égypte s’endormir sous un ciel étouffant Et le Fleuve, à travers le Delta noir qu’il fend, Vers Bubaste ou Saïs rouler son onde grasse. Et le Romain sentait sous la lourde cuirasse, Soldat captif berçant le sommeil d’un enfant, Ployer et défaillir sur son cœur triomphant Le corps voluptueux que son étreinte embrasse. Tournant sa tête pâle entre ses cheveux bruns Vers celui qu’enivraient d’invincibles parfums, Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires ; Et sur elle courbé, l’ardent Imperator Vit dans ses larges yeux étoilés de points d’or Toute une mer immense où fuyaient des galères.
Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d'ange, Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi. Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi, Ce livre qui contient le spectre de ma vie, Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie, L'ombre et son ouragan, la rose et son pistil, Ce livre azuré, triste, orageux, d'où sort-il ? D'où sort le blême éclair qui déchire la brume ? Depuis quatre ans, j'habite un tourbillon d'écume ; Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j'écrivais ; Car je suis paille au vent. Va ! dit l'esprit. Je vais. Et, quand j'eus terminé ces pages, quand ce livre Se mit à palpiter, à respirer, à vivre, Une église des champs, que le lierre verdit, Dont la tour sonne l'heure à mon néant, m'a dit : Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte. - Je le réclame, a dit la forêt inquiète ; Et le doux pré fleuri m'a dit : - Donne-le-moi. La mer, en le voyant frémir, m'a dit : - Pourquoi Ne pas me le jeter, puisque c'est une voile ! - C'est à moi qu'appartient cet hymne, a dit l'étoile. - Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents. Et les oiseaux m'ont dit : - Vas-tu pas aux vivants Offrir ce livre, éclos si loin de leurs querelles ? Laisse-nous l'emporter dans nos nids sur nos ailes ! - Mais le vent n'aura point mon livre, ô cieux profonds ! Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons, Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ; Ni la verte forêt qu'emplit un bruit de ruches ; Ni l'église où le temps fait tourner son compas ; Le pré ne l'aura pas, l'astre ne l'aura pas, L'oiseau ne l'aura pas, qu'il soit aigle ou colombe, Les nids ne l'auront pas ; je le donne à la tombe. II Autrefois, quand septembre en larmes revenait, Je partais, je quittais tout ce qui me connaît, Je m'évadais ; Paris s'effaçait ; rien, personne ! J'allais, je n'étais plus qu'une ombre qui frissonne, Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler, Sachant bien que j'irais où je devais aller ; Hélas ! je n'aurais pu même dire : Je souffre ! Et, comme subissant l'attraction d'un gouffre, Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais, J'ignorais, je marchais devant moi, j'arrivais. Ô souvenirs ! ô forme horrible des collines ! Et, pendant que la mère et la soeur, orphelines, Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir Avec l'avidité morne du désespoir ; Puis j'allais au champ triste à côté de l'église ; Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise, L'oeil aux cieux, j'approchais ; l'accablement soutient ; Les arbres murmuraient : C'est le père qui vient ! Les ronces écartaient leurs branches desséchées ; Je marchais à travers les humbles croix penchées, Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ; Et je m'agenouillais au milieu des rameaux Sur la pierre qu'on voit blanche dans la verdure. Pourquoi donc dormais-tu d'une façon si dure Que tu n'entendais pas lorsque je t'appelais ? Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets, Et disaient : Qu'est-ce donc que cet homme qui songe ? Et le jour, et le soir, et l'ombre qui s'allonge, Et Vénus, qui pour moi jadis étincela, Tout avait disparu que j'étais encor là. J'étais là, suppliant celui qui nous exauce ; J'adorais, je laissais tomber sur cette fosse, Hélas ! où j'avais vu s'évanouir mes cieux, Tout mon coeur goutte à goutte en pleurs silencieux ; J'effeuillais de la sauge et de la clématite ; Je me la rappelais quand elle était petite, Quand elle m'apportait des lys et des jasmins, Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains, Gaie, et riant d'avoir de l'encre à ses doigts roses ; Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses, Je fixais mon regard sur ces froids gazons verts, Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers La pierre du tombeau, comme une lueur d'âme ! Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame Tintait dans le ciel triste et dans mon coeur saignant, Rien ne me retenait, et j'allais ; maintenant, Hélas !... - Ô fleuve ! ô bois ! vallons dont je fus l'hôte, Elle sait, n'est-ce pas ? que ce n'est pas ma faute Si, depuis ces quatre ans, pauvre coeur sans flambeau, Je ne suis pas allé prier sur son tombeau ! III Ainsi, ce noir chemin que je faisais, ce marbre Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre, Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher, La nuit, que je voyais lentement approcher, Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière, Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cette pierre, Ô mon Dieu, tout cela, c'était donc du bonheur ! Dis, qu'as-tu fait pendant tout ce temps-là ? - Seigneur, Qu'a-t-elle fait ? - Vois-tu la vie en vos demeures ? A quelle horloge d'ombre as-tu compté les heures ? As-tu sans bruit parfois poussé l'autre endormi ? Et t'es-tu, m'attendant, réveillée à demi ? T'es-tu, pâle, accoudée à l'obscure fenêtre De l'infini, cherchant dans l'ombre à reconnaître Un passant, à travers le noir cercueil mal joint, Attentive, écoutant si tu n'entendais point Quelqu'un marcher vers toi dans l'éternité sombre ? Et t'es-tu recouchée ainsi qu'un mât qui sombre, En disant : Qu'est-ce donc ? mon père ne vient pas ! Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ? Que de fois j'ai choisi, tout mouillés de rosée, Des lys dans mon jardin, des lys dans ma pensée ! Que de fois j'ai cueilli de l'aubépine en fleur ! Que de fois j'ai, là-bas, cherché la tour d'Harfleur, Murmurant : C'est demain que je pars ! et, stupide, Je calculais le vent et la voile rapide, Puis ma main s'ouvrait triste, et je disais : Tout fuit ! Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit ! Oh ! que de fois, sentant qu'elle devait m'attendre, J'ai pris ce que j'avais dans le coeur de plus tendre Pour en charger quelqu'un qui passerait par là ! Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l'appela ; Quand je lui parle, hélas ! pourquoi les ferme-t-elle ? Où serait donc le mal quand de l'ombre mortelle L'amour violerait deux fois le noir secret, Et quand, ce qu'un dieu fit, un père le ferait ? IV Que ce livre, du moins, obscur message, arrive, Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive ! Qu'il y tombe, sanglot, soupir, larme d'amour ! Qu'il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour Le baiser, la jeunesse, et l'aube, et la rosée, Et le rire adoré de la fraîche épousée, Et la joie, et mon coeur, qui n'est pas ressorti ! Qu'il soit le cri d'espoir qui n'a jamais menti, Le chant du deuil, la voix du pâle adieu qui pleure, Le rêve dont on sent l'aile qui nous effleure ! Qu'elle dise : Quelqu'un est là ; j'entends du bruit ! Qu'il soit comme le pas de mon âme en sa nuit ! Ce livre, légion tournoyante et sans nombre D'oiseaux blancs dans l'aurore et d'oiseaux noirs dans l'ombre, Ce vol de souvenirs fuyant à l'horizon, Cet essaim que je lâche au seuil de ma prison, Je vous le confie, air, souffles, nuée, espace ! Que ce fauve océan qui me parle à voix basse, Lui soit clément, l'épargne et le laisse passer ! Et que le vent ait soin de n'en rien disperser, Et jusqu'au froid caveau fidèlement apporte Ce don mystérieux de l'absent à la morte ! Ô Dieu ! puisqu'en effet, dans ces sombres feuillets, Dans ces strophes qu'au fond de vos cieux je cueillais, Dans ces chants murmurés comme un épithalame Pendant que vous tourniez les pages de mon âme, Puisque j'ai, dans ce livre, enregistré mes jours, Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds, Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ; Puisque vous ne voulez pas encor que je meure, Et qu'il faut bien pourtant que j'aille lui parler ; Puisque je sens le vent de l'infini souffler Sur ce livre qu'emplit l'orage et le mystère ; Puisque j'ai versé là toutes vos ombres, terre, Humanité, douleur, dont je suis le passant ; Puisque de mon esprit, de mon coeur, de mon sang, J'ai fait l'âcre parfum de ces versets funèbres, Va-t'en, livre, à l'azur, à travers les ténèbres ! Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit ! Oui, qu'il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit, Comme une feuille d'arbre ou comme une âme d'homme ! Qu'il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme ! Qu'il tombe au plus profond du sépulcre hagard, A côté d'elle, ô mort ! et que là, le regard, Près de l'ange qui dort, lumineux et sublime, Le voie épanoui, sombre fleur de l'abîme ! V Ô doux commencements d'azur qui me trompiez, Ô bonheurs ! je vous ai durement expiés ! J'ai le droit aujourd'hui d'être, quand la nuit tombe, Un de ceux qui se font écouter de la tombe, Et qui font, en parlant aux morts blêmes et seuls, Remuer lentement les plis noirs des linceuls, Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut les pierres, Les grains dans les sillons, les ombres dans les bières, La vague et la nuée, et devient une voix De la nature, ainsi que la rumeur des bois. Car voilà, n'est-ce pas, tombeaux ? bien des années, Que je marche au milieu des croix infortunées, Échevelé parmi les ifs et les cyprès, L'âme au bord de la nuit, et m'approchant tout près, Et que je vais, courbé sur le cercueil austère, Questionnant le plomb, les clous, le ver de terre Qui pour moi sort des yeux de la tête de mort, Le squelette qui rit, le squelette qui mord, Les mains aux doigts noueux, les crânes, les poussières, Et les os des genoux qui savent des prières ! Hélas ! j'ai fouillé tout. J'ai voulu voir le fond. Pourquoi le mal en nous avec le bien se fond, J'ai voulu le savoir. J'ai dit : Que faut-il croire ? J'ai creusé la lumière, et l'aurore, et la gloire, L'enfant joyeux, la vierge et sa chaste frayeur, Et l'amour, et la vie, et l'âme, - fossoyeur. Qu'ai-je appris ? J'ai, pensif , tout saisi sans rien prendre ; J'ai vu beaucoup de nuit et fait beaucoup de cendre. Qui sommes-nous ? que veut dire ce mot : Toujours ? J'ai tout enseveli, songes, espoirs, amours, Dans la fosse que j'ai creusée en ma poitrine. Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ? Oh ! que ne suis-je encor le rêveur d'autrefois, Qui s'égarait dans l'herbe, et les prés, et les bois, Qui marchait souriant, le soir, quand le ciel brille, Tenant la main petite et blanche de sa fille, Et qui, joyeux, laissant luire le firmament, Laissant l'enfant parler, se sentait lentement Emplir de cet azur et de cette innocence ! Entre Dieu qui flamboie et l'ange qui l'encense, J'ai vécu, j'ai lutté, sans crainte, sans remord. Puis ma porte soudain s'ouvrit devant la mort, Cette visite brusque et terrible de l'ombre. Tu passes en laissant le vide et le décombre, Ô spectre ! tu saisis mon ange et tu frappas. Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas. VI Je ne puis plus reprendre aujourd'hui dans la plaine Mon sentier d'autrefois qui descend vers la Seine ; Je ne puis plus aller où j'allais ; je ne puis, Pareil à la laveuse assise au bord du puits, Que m'accouder au mur de l'éternel abîme ; Paris m'est éclipsé par l'énorme Solime ; La haute Notre-Dame à présent, qui me luit, C'est l'ombre ayant deux tours, le silence et la nuit, Et laissant des clartés trouer ses fatals voiles ; Et je vois sur mon front un panthéon d'étoiles ; Si j'appelle Rouen, Villequier, Caudebec, Toute l'ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck ! Et, si je pars, m'arrête à la première lieue, Et me dit: Tourne-toi vers l'immensité bleue ! Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos. Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots ! A quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ? Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ? Où vas-tu de la sorte et machinalement ? Ô songeur ! penche-toi sur l'être et l'élément ! Écoute la rumeur des âmes dans les ondes ! Contemple, s'il te faut de la cendre, les mondes ; Cherche au moins la poussière immense, si tu veux Mêler de la poussière à tes sombres cheveux, Et regarde, en dehors de ton propre martyre, Le grand néant, si c'est le néant qui t'attire ! Sois tout à ces soleils où tu remonteras ! Laisse là ton vil coin de terre. Tends les bras, Ô proscrit de l'azur, vers les astres patries ! Revois-y refleurir tes aurores flétries ; Deviens le grand oeil fixe ouvert sur le grand tout. Penche-toi sur l'énigme où l'être se dissout, Sur tout ce qui naît, vit, marche, s'éteint, succombe, Sur tout le genre humain et sur toute la tombe ! Mais mon coeur toujours saigne et du même côté. C'est en vain que les cieux, les nuits, l'éternité, Veulent distraire une âme et calmer un atome. Tout l'éblouissement des lumières du dôme M'ôte-t-il une larme ? Ah ! l'étendue a beau Me parler, me montrer l'universel tombeau, Les soirs sereins, les bois rêveurs, la lune amie ; J'écoute, et je reviens à la douce endormie. VII Des fleurs ! oh ! si j'avais des fleurs ! si Je pouvais Aller semer des lys sur ces deux froids chevets ! Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle ! Les fleurs sont l'or, l'azur, l'émeraude, l'opale ! Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ; Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes ! Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes, Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir, Puisqu'il nous fait lâcher ce qu'on croyait tenir, Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde, Sur la première porte en scelle une seconde, Et, sur le père triste et sur l'enfant qui dort, Ferme l'exil après avoir fermé la mort, Puisqu'il est impossible à présent que je jette Même un brin de bruyère à sa fosse muette, C'est bien le moins qu'elle ait mon âme, n'est-ce pas ? Ô vent noir dont j'entends sur mon plafond le pas ! Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle ! Mers, nuits ! et je l'ai mise en ce livre pour elle ! Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant Que nous avons laissé derrière nous, rêvant. Prends. Et, quoique de loin, reconnais ma voix, âme ! Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ; Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ; Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi. Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume ! Qu'entre tes vagues mains il devienne fantôme ! Qu'il blanchisse, pareil à l'aube qui pâlit, A mesure que l'oeil de mon ange le lit, Et qu'il s'évanouisse, et flotte, et disparaisse, Ainsi qu'un âtre obscur qu'un souffle errant caresse, Ainsi qu'une lueur qu'on voit passer le soir, Ainsi qu'un tourbillon de feu de l'encensoir, Et que, sous ton regard éblouissant et sombre, Chaque page s'en aille en étoiles dans l'ombre ! VIII Oh ! quoi que nous fassions et quoi que nous disions, Soit que notre âme plane au vent des visions, Soit qu'elle se cramponne à l'argile natale, Toujours nous arrivons à ta grotte fatale, Gethsémani ! qu'éclaire une vague lueur ! Ô rocher de l'étrange et funèbre sueur ! Cave où l'esprit combat le destin ! ouverture Sur les profonds effrois de la sombre nature ! Antre d'où le lion sort rêveur, en voyant Quelqu'un de plus sinistre et de plus effrayant, La douleur, entrer, pâle, amère, échevelée ! Ô chute ! asile ! ô seuil de la trouble vallée D'où nous apercevons nos ans fuyants et courts, Nos propres pas marqués dans la fange des jours, L'échelle où le mal pèse et monte, spectre louche, L'âpre frémissement de la palme farouche, Les degrés noirs tirant en bas les blancs degrés, Et les frissons aux fronts des anges effarés ! Toujours nous arrivons à cette solitude, Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude ! Paix à l'ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez ! Êtres, groupes confus lentement transformés ! Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes ! Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes, Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids, Dormez ! dormez, brins d'herbe, et dormez, infinis ! Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse ! Silence sur la grande horreur religieuse, Sur l'océan qui lutte et qui ronge son mors, Et sur l'apaisement insondable des morts ! Paix à l'obscurité muette et redoutée, Paix au doute effrayant, à l'immense ombre athée, A toi, nature, cercle et centre, âme et milieu, Fourmillement de tout, solitude de Dieu ! Ô générations aux brumeuses haleines, Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines ! Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez ! Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés ! Tout est religion et rien n'est imposture. Que sur toute existence et toute créature, Vivant du souffle humain ou du souffle animal, Debout au seuil du bien, croulante au bord du mal, Tendre ou farouche, immonde ou splendide, humble ou grande, La vaste paix des cieux de toutes parts descende ! Que les enfers dormants rêvent les paradis ! Assoupissez-vous, flots, mers, vents, âmes, tandis Qu'assis sur la montagne en présence de l'Être, Précipice où l'on voit pêle-mêle apparaître Les créations, l'astre et l'homme, les essieux De ces chars de soleil que nous nommons les cieux, Les globes, fruits vermeils des divines ramées, Les comètes d'argent dans un champ noir semées, Larmes blanches du drap mortuaire des nuits, Les chaos, les hivers, ces lugubres ennuis, Pâle, ivre d'ignorance, ébloui de ténèbres, Voyant dans l'infini s'écrire des algèbres, Le contemplateur, triste et meurtri, mais serein, Mesure le problème aux murailles d'airain, Cherche à distinguer l'aube à travers les prodiges, Se penche, frémissant, au puits des grands vertiges, Suit de l'oeil des blancheurs qui passent, alcyons, Et regarde, pensif, s'étoiler de rayons, De clartés, de lueurs, vaguement enflammées, Le gouffre monstrueux plein d'énormes fumées. Guernesey, 2 novembre 1855, jour des morts.
Un astrologue un jour se laissa choir Au fond d'un puits. On lui dit : " Pauvre bête, Tandis qu'à peine à tes pieds tu peux voir, Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? " Cette aventure en soi, sans aller plus avant, Peut servir de leçon à la plupart des hommes. Parmi ce que de gens sur la terre nous sommes, Il en est peu qui fort souvent Ne se plaisent d'entendre dire Qu'au livre du destin les mortels peuvent lire. Mais ce livre, qu'Homère et les siens ont chanté, Qu'est-ce, que le hasard parmi l'antiquité, Et parmi nous la Providence ? Or du hasard il n'est point de science : S'il en était, on aurait tort De l'appeler hasard, ni fortune, ni sort, Toutes choses très incertaines. Quant aux volontés souveraines De Celui qui fait tout, et rien qu'avec dessein, Qui les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ? Aurait-il imprimé sur le front des étoiles Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ? A quelle utilité ? Pour exercer l'esprit De ceux qui de la sphère et du globe ont écrit ? Pour nous faire éviter des maux inévitables ? Nous rendre, dans les biens, de plaisir incapables ? Et causant du dégoût pour ces biens prévenus, Les convertir en maux devant qu'ils soient venus ? C'est erreur, ou plutôt c'est crime de le croire. Le firmament se meut, les astres font leur cours, Le soleil nous luit tous les jours, Tous les jours sa clarté succède à l'ombre noire, Sans que nous en puissions autre chose inférer Que la nécessité de luire et d'éclairer, D'amener les saisons, de mûrir les semences, De verser sur les corps certaines influences. Du reste, en quoi répond au sort toujours divers Ce train toujours égal dont marche l'univers ? Charlatans, faiseurs d'horoscope, Quittez les cours des princes de l'Europe ; Emmenez avec vous les souffleurs tout d'un temps : Vous ne méritez pas plus de foi que ces gens. Je m'emporte un peu trop revenons à l'histoire De ce spéculateur qui fut contraint de boire. Outre la vanité de son art mensonger, C'est l'image de ceux qui bâillent aux chimères, Cependant qu'ils sont en danger, Soit pour eux, soit pour leurs affaires.
Cette odeur sur les pieds de narcisse et de menthe, Parce qu’ils ont foulé dans leur course légère Fraîches écloses, les fleurs des nuits printanières, Remplira tout mon cœur de ses vagues dormantes ; Et peut-être très loin sur ses jambes polies, Tremblant de la caresse encor de l’herbe haute, Ce parfum végétal qui monte, lorsque j’ôte Tes bas éclaboussés de rosée et de pluie ; Jusqu’à cette rancœur du ventre pâle et lisse Où l’ambre et la sueur divinement se mêlent Aux pétales séchées au milieu des dentelles Quand sur les pentes d’ombre inerte mes mains glissent, Laurence… Jusqu’aux flux brûlants de ta poitrine, Gonflée et toute crépitante de lumière Hors de la fauve floraison des primevères Où s’épuisent en vain ma bouche et mes narines, Jusqu’à la senteur lourde de ta chevelure, Éparse sur le sol comme une étoile blonde, Où tu as répandu tous les parfums du monde Pour assouvir enfin la soif qui me torture !
Cette
Qu'est-ce que l'amour ? L'échange de deux fantaisies Et le contact de deux épidermes Chamfort I Eh bien ! en vérité, les sots auront beau dire, Quand on n'a pas d'argent, c'est amusant d'écrire. Si c'est un passe-temps pour se désennuyer, Il vaut bien la bouillotte ; et, si c'est un métier, Peut-être qu'après tout ce n'en est pas un pire Que fille entretenue, avocat ou portier II J'aime surtout les vers, cette langue immortelle. C'est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas Mais je l'aime à la rage. Elle a cela pour elle Que les sots d'aucun temps n'en ont pu faire cas, Qu'elle nous vient de Dieu, — qu'elle est limpide et belle, Que le monde l'entend, et ne la parle pas. III Eh bien ! Sachez-le donc, vous qui voulez sans cesse Mettre votre scalpel dans un couteau de bois Vous qui cherchez l'auteur à de certains endroits, Comme un amant heureux cherche, dans son ivresse Sur un billet d'amour les pleurs de sa maîtresse, Et rêve, en le lisant, au doux son de sa voix. IV Sachez-le, — c'est le cœur qui parle et qui soupire Lorsque la main écrit, — c'est le cœur qui se fond ; C'est le cœur qui s'étend, se découvre et respire Comme un gai pèlerin sur le sommet d'un mont Et puissiez-vous trouver, quand vous en voudrez rire À dépecer nos vers le plaisir qu'ils nous font ! V Qu'importe leur valeur ? La muse est toujours belle, Même pour l'insensé, même pour l'impuissant ; Car sa beauté pour nous, c'est notre amour pour elle. Mordez et croassez, corbeaux, battez de l'aile ; Le poète est au ciel, et lorsqu'en vous poussant Il vous y fait monter, c'est qu'il en redescend VI Allez, — exercez-vous, — débrouillez la quenouille, Essoufflez-vous à faire un bœuf d'une grenouille Avant de lire un livre, et de dire : J'y crois ! Analysez la plaie, et fourrez-y les doigts ; Il faudra de tout temps que l'incrédule y fouille, Pour savoir si son Christ est monté sur la croix VII Eh, depuis quand un livre est-il donc autre chose Que le rêve d'un jour qu'on raconte un instant ; Un Oiseau qui gazouille et s'envole ; — une rose Qu'on respire et qu'on jette, et qui meurt en tombant ; — Un ami qu'on aborde, avec lequel on cause, Moitié lui répondant, et moitié l'écoutant ? VIII Aujourd'hui' par exemple, il plait à ma cervelle De rimer en sixains le conte que voici, Va-t-on le maltraiter et lui chercher querelle ? Est-ce sa faute, à lui, si je l'écris ainsi ? Byron, me direz-vous, m'a servi de modèle. Vous ne savez donc pas qu'il imitait Pulci ? IX Lisez les Italiens, vous verrez s'il les vole. Rien n'appartient à rien, tout appartient à tous. Il faut être ignorant comme un maître d'école Pour se flatter de dire une seule parole Que personne ici-bas n'ait pu dire avant vous. C'est imiter quelqu'un que de planter des choux. X Ah ! pauvre Laforêt, qui ne savais pas lire, Quels vigoureux soufflets ton nom seul a donnés Au peuple travailleur des discuteurs damnés ! Molière t'écoutait lorsqu'il venait d'écrire Quel mépris des humains dans le simple et gros rire Dont tu lui baptisais ses hardis nouveau-nés ! XI Il ne te lisait pas, dit-on, les vers d'Alceste ; Si je les avais faits, je te les aurais lus. L'esprit et les bons mots auraient été perdus ; Mais les meilleurs accords de l'instrument céleste Seraient allés au cœur comme ils en sont venus. J'aurais dit aux bavards du siècle : A vous le reste XII Pourquoi donc les amants veillent-ils nuit et jour ? Pourquoi donc le poète aime-t-il sa souffrance ? Que demandent-ils donc tous les deux en retour ? Une larme, ô mon Dieu, voilà leur récompense ; Voilà pour eux le ciel ; la gloire et l'éloquence, Et par là le génie est semblable à l'amour. XIII Mon premier chant est fait. — Je viens de le relire. J'ai bien mal expliqué ce que je voulais dire ; Je n'ai pas dit un mot de ce que j'aurais dit Si j'avais fait un plan une heure avant d'écrire ; Je crève de dégoût, de rage et de dépit Je crois en vérité que j'ai fait de l'esprit XIV Deux sortes de roués existent sur la terre : L'an, beau comme Satan, froid comme la vipère, Hautain, audacieux, plein d'imitation, Ne laissant palpiter sur son cœur solitaire Que l'écorce d'un homme et de la passion ; Faisant un manteau d'or à son ambition ; XV Corrompant sans plaisir, amoureux de lui-même, Et, pour s'aimer toujours, voulant toujours qu'on l'aime ; Regardant au soleil son ombre se mouvoir ; Dès qu'une source est pure, et que l'on peut s'y voir, Venant comme Narcisse y pencher son front blême, Et chercher la douleur pour s'en faire un miroir. XVI < br> Son idéal, c'est lui -Quoi qu'il dise ou qu'il fasse, Il se regarde vivre, et s'écoute parler. Car il faut que demain on dise, quand il passe : Cet homme que voilà, c'est Robert Lovelace Autour de ce mot-là le monde peut rouler ; Il est l'axe du monde, et lui permet d'aller. XV Avec lui ni procès, ni crainte, ni scandale. Il jette un drap mouillé sur son père qui râle ; Il rôde, en chuchotant, sur la pointe du pied. Un amant plus sincère, à la main plus loyale, Peut serrer une main trop fort, et l'effrayer ; Mais lui, n'ayez pas peur de lui, c'est son métier. XVIII Qui pourrait se vanter d'avoir surpris son âme ? L'étude de sa vie est d'en cacher le fond... On en parle, — on en pleure, — on en rit, qu'en voit on : Quelques duels oubliés, quelques soupirs de femme, Quelque joyau de prix sur une épaule infâme, Quelque croix de bois noir sur un tombeau sans nom. XIX Mais comme tout se tait dès qu'il vient à paraître ! Clarisse l'aperçoit, et commence à souffrir. Comme il est beau ! brillants comme il s'annonce en maître ! Si Clarisse s'indigne et tarde à consentir, Il dira qu'il se tue-il se tuera peut-être ; — Mais Clarisse aime mieux le sauver, et mourir. XX C'est le roué sans cœur, le spectre à double face, A la patte de tigre, aux serres de vautour, Le roué sérieux qui n'eut jamais d'amour ; Méprisant la douleur comme la populace ; Disant au genre humain de lui laisser son jour- Et qui serait César, s'il n'était Lovelace XXI Ne lui demandez pas s'il est heureux ou non ; Il n'en sait rien lui-même, il est ce qu'il doit être. Il meurt silencieux, tel que Dieu l'a fait naître L'antilope aux yeux bleus est plus tendre peut-être Que le roi des forêts ; mais le lion répond Qu'il n'est pas antilope, et qu'il a nom : lion. XXII Voilà l'homme d'un siècle, et l'étoile polaire Sur qui les écoliers fixent leurs yeux ardents, L'homme dont Robertson fera le commentaire, Qui donnera sa vie à lire à nos enfants Ses crimes noirciront un large bréviaire, Qui brûlera les mains et les cœurs de vingt ans. XXIII Quant au roué Français, au don Juan ordinaire, Ivre, riche, joyeux, raillant l'homme de pierre, Ne demandant partout qu'à trouver le vin bon, Bernant monsieur Dimanche, et disant à son père Qu'il serait mieux assis pour lui faire un sermon, C'est l'ombre d'un roué qui ne vaut pas Valmont. XXIV Il en est un plus grand, plus beau, plus poétique, Que personne n'a fait, que Mozart a rêvé, Qu'Hoffmann a vu passer, au son de la musique, Sous un éclair divin de sa nuit fantastique, Admirable portrait qu'il n'a point achevé, Et que de notre temps Shakspeare aurait trouvé. XXV Un jeune homme est assis au bord d'une prairie, Pensif comme l'amour, beau comme le génie ; Sa maîtresse enivrée est prête à s'endormir. Il vient d'avoir vingt ans, son cœur vient de s'ouvrir. Rameau tremblant encor de l'arbre de la vie, Tombé, comme le Christ, pour aimer et souffrir XXVI Le voilà se noyant dans des larmes de femme, Devant cette nature aussi belle que lui ; Pressant le monde entier sur son cœur qui se pâme, Faible, et, comme le lierre, ayant besoin d'autrui ; Et ne le cachant pas, et suspendant son âme, Comme un luth éolien, aux lèvres de la Nuit. XXVII Le voilà demandant pourquoi son cœur soupire, Jurant, les yeux en pleurs, qu'il ne désire rien ; Caressant sa maîtresse, et des sons de sa lyre Egayant son sommeil comme un ange gardien ; Tendant sa coupe d'or à ceux qu'il voit sourire, Voulant voir leur bonheur pour y chercher le sien. XXVIII Le voilà, jeune et beau, sous le ciel de la France, Déjà riche à vingt ans comme un enfouisseur ; Portant sur la nature un cœur plein d'espérance, Aimant, aimé de tous, ouvert comme une fleur ; Si candide et si frais que l'ange d'innocence Baiserait sur son front la beauté de son cœur XXIX Le voilà, regardez, devinez-lui sa vie. Quel sort peut-on prédire à cet enfant du ciel ? L'amour en l'approchant jure d'être éternel ; Le hasard pense à lui, — la sainte poésie Retourne en souriant sa coupe d'ambroisie Sur ses cheveux plus doux et plus blonds que le miel. XXX Ce palais, c'est le sien ; — le serf et la campagne Sont à lui ; — la forêt, le fleuve et la montagne Ont retenu son nom en écoutant l'écho. C'est à lui le village, et le pâle troupeau Des moines. — Quand il passe et traverse un hameau, Le bon ange du lieu se lève et l'accompagne. XXXI Quatre filles de prince ont demandé sa main. Sachez que s'il voulait la reine pour maîtresse, Et trois palais de plus, il les aurait demain ! Qu'un juif deviendrait chauve à compter sa richesse, Et qu'il pourrait jeter, sans que rien en paraisse Les blés de ses moissons aux oiseaux du chemin. XXXII Eh bien ! cet homme-là vivra dans les tavernes Entre deux charbonniers autour d'un poêle assis ; La poudre noircira sa barbe et ses sourcils ; Vous le verrez un jour, tremblant et les yeux ternes Venir dans son manteau dormir sous les lanternes, La face ensanglantée et les coudes noircis. XXXIII Vous le verrez sauter sur l'échelle dorée, Pour courir dans un bouge au sortir d'un boudoir, Portant sa lèvre ardente à la prostituée, Avant qu'à son balcon done Elvire éplorée, Dans la profonde nuit croyant encor le voir, Ait cessé d'agiter sa lampe et son mouchoir. XXXIV Vous le verrez, laquais pour une chambrière, Cachant sous ses habits son valet grelottant ; Vous le verrez, tranquille et froid comme une pierre, Pousser dans les ruisseaux le cadavre d'un père, Et laisser le vieillard traîner ses mains de sang Sur des murs chauds encor du viol de son enfant. XXXV Que direz-vous alors ? Ah ! vous croirez peut-être Que le monde a blessé ce cœur vaste et hautain, Que c'est quelque Lara qui se sent méconnaître, Que l'homme a mal jugé, qui sait ce qu'il peut être, Et qui, s'apercevant qu'il le serait en vain, Rend haine contre haine et dédain pour dédain. XXXVI Eh bien ! vous vous trompez. — Jamais personne au monde N'a pensé moins que lui qu'il c'`ait oublié. Jamais il n'a frappé sans qu'on ne lui réponde ; Jamais il n'a senti l'inconstance de l'onde, Et jamais il n'a vu se dresser sous son pié Le vivace serpent de la fausse amitié. XXXVII Que dis-je ? tel qu'il est, le monde l'aime encore ; Il n'a perdu chez lui ni ses biens ni son rang. Devant Dieu, devant tous, il s'assoit à son banc. Ce qu'il a fait de mal, personne ne l'ignore ; On connaît son génie, on l'admire, on l'honore. — Seulement, voyez-vous, cet homme, c'est don Juan. XXXVIII Oui, don Juan. Le voilà, ce nom que tout répète, Ce nom mystérieux que tout l'univers prend, Dont chacun vient parler, et que nul ne comprend ; Si vaste et si puissant qu'il n'est pas de poète Qui ne l'ait soulevé dans son cœur et sa tête, Et pour l'avoir tenté ne soit resté plus grand. XXXIX Insensé que je suis ! que fais-je ici moi-même ? Était-ce donc mon tour de leur parler de toi, Grande ombre, et d'où viens-tu pour tomber jusqu'à moi ? C'est qu'avec leurs horreurs, leur doute et leur blasphème Pas un d'eux ne t'aimait, don Juan ; et moi, je t'aime Comme le vieux Blondel aimait son pauvre roi. XL Oh ! qui me jettera sur ton coursier rapide ! Oh ! qui me prêtera le manteau voyageur, Pour te suivre en pleurant, candide corrupteur ! Qui me déroulera cette liste homicide, Cette liste d'amour si remplie et si vide, Et que ta main peuplait des oublis de ton cœur ! XLI Trois mille noms charmants ! Trois mille noms de femme ! Pas un qu'avec des pleurs tu n'aies balbutié ! Et ce foyer d'amour qui dévorait ton âme, Qui lorsque tu mourus, de tes veines de flamme Remonta dans le ciel comme un ange oublié, De ces trois mille amours pas un qui l'ait noyé ! XLII Elles t'aimaient pourtant, ces filles insensées Que sur ton cœur de fer tu pressas tour à tour ; Le vent qui t'emportait les avait traversées ; Elles t'aimaient, don Juan, ces pauvres délaissées Qui couvraient de baisers l'ombre de ton amour, Qui te donnaient leur vie, et qui n'avaient qu'un jour ! XLIII Mais toi, spectre énervé, toi, que faisais-tu d'elles ? Ah ! massacre et malheur ! tu les aimais aussi, Toi ! croyant toujours voir sur tes amours nouvelles Se lever le soleil de tes nuits éternelles, Te disant chaque soir : Peut-être le voici Et l'attendant toujours, et vieillissant ainsi ! XLIV Demandant aux forêts, à la mer, à la plaine, Aux brises du matin, à toute heure, à tout lieu, La femme de ton âme et de ton premier vœu ! Prenant pour fiancée un rêve, une ombre vaine, Et fouillant dans le cœur d'une hécatombe humaine, Prêtre désespéré, pour y chercher ton Dieu. XLV Et que voulais-tu donc ?-Voilà ce que le monde Au bout de trois cents ans demande encor tout bas Le sphinx aux yeux perçants attend qu'on lui réponde Ils savent compter l'heure, et que leur terre est ronde Ils marchent dans leur ciel sur le bout d'un compas' Mais ce que tu voulais, ils ne le savent pas. XLVI Quelle est donc, disent-ils,. cette femme inconnue, Qui seule eût mis la main au frein de son coursier ? Qu'il appelait toujours et qui n'est pas venue ? Où l'avait-il trouvée ? où l'avait-il perdue ? Et quel nœud si puissant avait su les lier, Que, n'ayant pu venir, il n'ait pu l'oublier ? XLVII N'en était-il pas une, ou plus noble, ou plus belle, Parmi tant de beautés, qui, de loin ou de près, De son vague idéal eût du moins quelques traits ? Que ne la gardait-il ! qu'on nous dise laquelle. Toutes lui ressemblaient, — ce n'était jamais elle, Toutes lui ressemblaient, don Juan, et tu marchais ! XLVIII Tu ne t'es pas lassé de parcourir la terre ! Ce vain fantôme, à qui Dieu t'avait envoyé, Tu n'en as pas brisé la forme sous ton pied ! Tu n'es pas remonté, comme l'aigle à son aire Sans avoir sa pâture, ou comme le tonnerre Dans sa nue aux flancs d'or, sans avoir foudroyé ! XLIX Tu n'as jamais médit de ce monde stupide Qui te dévisageait d'un regard hébété ; Tu l'as vu, tel qu'il est, dans sa difformité ; Et tu montais toujours cette montagne aride, Et tu suçais toujours, plus jeune et plus aride, Les mamelles d'airain de la Réalité. L Et la vierge aux yeux bleus, sur la souple ottomane, Dans ses bras parfumés te berçait mollement ; De la fille de roi jusqu'à la paysanne Tu ne méprisais rien, même la courtisane, À qui tu disputais son misérable amant ; Mineur, qui dans un puits cherchais un diamant. LI Tu parcourais Madrid, Paris, Naple et Florence ; Grand seigneur aux palais, voleur aux carrefours ; Ne comptant ni l'argent, ni les nuits, ni les jours ; Apprenant du passant à chanter sa romance ; Ne demandant à Dieu, pour aimer l'existence, Que ton large horizon et tes larges amours. LII Tu retrouvais partout la vérité hideuse, Jamais ce qu'ici-bas cherchaient tes vœux ardents, Partout l'hydre éternel qui te montrait les dents ; Et poursuivant toujours ta vie aventureuse, Regardant sous tes pieds cette mer orageuse, Tu te disais tout bas : Ma perle est là dedans. LIII Tu mourus plein d'espoir dans ta route infinie, Et te souciant peu de laisser ici-bas Des larmes et du sang aux traces de tes pas. Plus vaste que le ciel et plus grand que la vie, Tu perdis ta beauté, ta gloire et ton génie Pour un être impossible, et qui n'existait pas. LIV Et le jour que parut le convive de pierre, Tu vins à sa rencontre, et lui tendis la main ; Tu tombas foudroyé sur ton dernier festin : Symbole merveilleux de l'homme sur la terre, Cherchant de ta main gauche à soulever ton verre Abandonnant ta droite à celle du Destin ! LV Maintenant, c'est à toi, lecteur, de reconnaître Dans quel gouffre sans fond peut descendre ici-bas Le rêveur insensé qui voudrait d'un tel maître. Je ne dirai qu'un mot, et tu le comprendras : Ce que don Juan aimait, Hassan l'aimait peut-être ; Ce que don Juan cherchait, Hassan n'y croyait pas.