Poème homme - 79 Poèmes sur homme
79 poèmes
Synonymes : chez-moi chez-soi domicile foyer habitation intérieur logis maison niche nid
Phonétique (Cliquez pour la liste complète) : aima aimai aimais aimait aimâmes aimas aimât Aimé aime aimé Aimée aimée aimées aimes aimés amas ameuté ami amie amies amis amome amomes amuï amuïe amuïes amuïmes amuïs amusé ...
Le déluge de Louise Ackermann
À VICTOR HUGO
Tu l'as dit : C'en est fait ; ni fuite ni refuge
Devant l'assaut prochain et furibond des flots.
Ils avancent toujours. C'est sur ce mot, Déluge,
Poète de malheur, que ton livre s'est clos.
Mais comment osa-t-il échapper à ta bouche ?
Ah ! pour le prononcer, même au dernier moment,
Il fallait ton audace et ton ardeur farouche,
Tant il est plein d'horreur et d'épouvantement.
Vous êtes avertis : c'est une fin de monde
Que ces flux, ces rumeurs, ces agitations.
Nous n'en sommes encore qu'aux menaces de l'onde,
À demain les fureurs et les destructions.
Déjà depuis longtemps, saisis de terreurs vagues,
Nous regardions la mer qui soulevait son sein,
Et nous nous demandions : « Que veulent donc ces vagues ?
On dirait qu'elles ont quelque horrible dessein. »
Tu viens de le trahir ce secret lamentable ;
Grâce à toi, nous savons à quoi nous en tenir.
Oui, le Déluge est là, terrible, inévitable ;
Ce n'est pas l'appeler que de le voir venir.
Pourtant, nous l'avouerons, si toutes les colères
De ce vaste océan qui s'agite et qui bout,
N'allaient qu'à renverser quelques tours séculaires
Que nous nous étonnions de voir encore debout,
Monuments que le temps désagrège ou corrode,
Et qui nous inspiraient une secrète horreur :
Obstacles au progrès, missel usé, vieux code,
Où se réfugiaient l'injustice et l'erreur,
Des autels délabrés, des trônes en décombre
Qui nous rétrécissaient à dessein l'horizon,
Et dont les débris seuls projetaient assez d'ombre
Pour retarder longtemps l'humaine floraison,
Nous aurions à la mer déjà crié : « Courage !
Courage ! L'oeuvre est bon que ton onde accomplit. »
Mais quoi ! ne renverser qu'un môle ou qu'un barrage ?
Ce n'est pas pour si peu qu'elle sort de son lit.
Ses flots, en s'élançant par-dessus toute cime,
N'obéissent, hélas ! qu'à d'aveugles instincts.
D'ailleurs, sachez-le bien, ces enfants de l'abîme,
Pour venir de plus bas, n'en sont que plus hautains.
Rien ne satisfera leur convoitise immense.
Dire : « Abattez ceci, mais respectez cela, »
N'amènerait en eux qu'un surcroît de démence ;
On ne fait point sa part à cet Océan-là.
Ce qu'il lui faut, c'est tout. Le même coup de houle
Balaiera sous les yeux de l'homme épouvanté
Le phare qui s'élève et le temple qui croule,
Ce qui voilait le jour ou donnait la clarté,
L'obscure sacristie et le laboratoire,
Le droit nouveau, le droit divin et ses décrets,
Le souterrain profond et le haut promontoire
D'où nous avions déjà salué le Progrès.
Tout cela ne fera qu'une ruine unique.
Avenir et passé s'y vont amonceler.
Oui, nous le proclamons, ton Déluge est inique :
Il ne renversera qu'afin de niveler.
Si nous devons bientôt, des bas-fonds en délire,
Le voir s'avancer, fier de tant d'écroulements,
Du moins nous n'aurons pas applaudi de la lyre
Au triomphe futur d'ignobles éléments.
Nous ne trouvons en nous que des accents funèbres,
Depuis que nous savons l'affreux secret des flots.
Nous voulions la lumière, ils feront les ténèbres ;
Nous rêvions l'harmonie, et voici le chaos.
Vieux monde, abîme-toi, disparais, noble arène
Où jusqu'au bout l'Idée envoya ses lutteurs,
Où le penseur lui-même, à sa voix souveraine,
Pour combattre au besoin, descendait des hauteurs.
Tu ne méritais pas, certes, un tel cataclysme,
Toi si fertile encore, ô vieux sol enchanté !
D'où pour faire jaillir des sources d'héroïsme,
Il suffisait d'un mot, Patrie ou Liberté !
Un océan fangeux va couvrir de ses lames
Tes sillons où germaient de sublimes amours,
Terrain cher et sacré, fait d'alluvions d'âmes,
Et qui ne demandais qu'à t'exhausser toujours.
Que penseront les cieux et que diront les astres,
Quand leurs rayons en vain chercheront tes sommets,
Et qu'ils assisteront d'en haut à tes désastres,
Eux qui croyaient pouvoir te sourire à jamais ?
De quel œil verront-ils, du fond des mers sans borne,
À la place où jadis s'étalaient tes splendeurs,
Émerger brusquement dans leur nudité morne,
Des continents nouveaux sans verdure et sans fleurs ?
Ah ! si l'attraction à la céleste voûte
Par de fermes liens ne les attachait pas,
Ils tomberaient du ciel ou changeraient de route,
Plutôt que d'éclairer un pareil ici-bas.
Nous que rien ne retient, nous, artistes qu'enivre
L'Idéal qu'ardemment poursuit notre désir,
Du moins nous n'aurons point la douleur de survivre
Au monde où nous avions espéré le saisir.
Nous serons les premiers que les vents et que l'onde
Emporteront brisés en balayant nos bords.
Dans les gouffres ouverts d'une mer furibonde,
N'ayant pu les sauver, nous suivrons nos trésors.
Après tout, quand viendra l'heure horrible et fatale,
En plein déchaînement d'aveugles appétits,
Sous ces flots gros de haine et de rage brutale,
Les moins à plaindre encore seront les engloutis.
Pascal de Louise Ackermann
À Ernest Havet.
DERNIER MOT.
Un dernier mot, Pascal ! À ton tour de m'entendre
Pousser aussi ma plainte et mon cri de fureur.
Je vais faire d'horreur frémir ta noble cendre,
Mais du moins j'aurai dit ce que j'ai sur le coeur.
À plaisir sous nos yeux lorsque ta main déroule
Le tableau désolant des humaines douleurs,
Nous montrant qu'en ce monde où tout s'effondre et croule
L'homme lui-même n'est qu'une ruine en pleurs,
Ou lorsque, nous traînant de sommets en abîmes,
Entre deux infinis tu nous tiens suspendus,
Que ta voix, pénétrant en leurs fibres intimes,
Frappe à cris redoublés sur nos coeurs éperdus,
Tu crois que tu n'as plus dans ton ardeur fébrile,
Tant déjà tu nous crois ébranlés, abêtis,
Qu'à dévoiler la Foi, monstrueuse et stérile,
Pour nous voir sur son sein tomber anéantis.
À quoi bon le nier ? dans tes sombres peintures,
Oui, tout est vrai, Pascal, nous le reconnaissons :
Voilà nos désespoirs, nos doutes, nos tortures,
Et devant l'Infini ce sont là nos frissons.
Mais parce qu'ici-bas par des maux incurables,
Jusqu'en nos profondeurs, nous nous sentons atteints,
Et que nous succombons, faibles et misérables,
Sous le poids accablant d'effroyables destins,
Il ne nous resterait, dans l'angoisse où nous sommes,
Qu'à courir embrasser cette Croix que tu tiens ?
Ah ! nous ne pouvons point nous défendre d'être hommes,
Mais nous nous refusons à devenir chrétiens.
Quand de son Golgotha, saignant sous l'auréole,
Ton Christ viendrait à nous, tendant ses bras sacrés,
Et quand il laisserait sa divine parole
Tomber pour les guérir en nos coeurs ulcérés ;
Quand il ferait jaillir devant notre âme avide
Des sources d'espérance et des flots de clarté,
Et qu'il nous montrerait dans son beau ciel splendide
Nos trônes préparés de toute éternité,
Nous nous détournerions du Tentateur céleste
Qui nous offre son sang, mais veut notre raison.
Pour repousser l'échange inégal et funeste
Notre bouche jamais n'aurait assez de Non !
Non à la Croix sinistre et qui fit de son ombre
Une nuit où faillit périr l'esprit humain,
Qui, devant le Progrès se dressant haute et sombre,
Au vrai libérateur a barré le chemin ;
Non à cet instrument d'un infâme supplice
Où nous voyons, auprès du divin Innocent
Et sous les mêmes coups, expirer la justice ;
Non à notre salut s'il a coûté du sang ;
Puisque l'Amour ne peut nous dérober ce crime,
Tout en l'enveloppant d'un voile séducteur,
Malgré son dévouement, Non ! même à la Victime,
Et Non par-dessus tout au Sacrificateur !
Qu'importe qu'il soit Dieu si son oeuvre est impie ?
Quoi ! c'est son propre fils qu'il a crucifié ?
Il pouvait pardonner, mais il veut qu'on expie ;
Il immole, et cela s'appelle avoir pitié !
Pascal, à ce bourreau, toi, tu disais : « Mon Père. »
Son odieux forfait ne t'a point révolté ;
Bien plus, tu l'adorais sous le nom de mystère,
Tant le problème humain t'avait épouvanté.
Lorsque tu te courbais sous la Croix qui t'accable,
Tu ne voulais, hélas ! qu'endormir ton tourment,
Et ce que tu cherchais dans un dogme implacable,
Plus que la vérité, c'était l'apaisement,
Car ta Foi n'était pas la certitude encore ;
Aurais-tu tant gémi si tu n'avais douté ?
Pour avoir reculé devant ce mot : J'ignore,
Dans quel gouffre d'erreurs tu t'es précipité !
Nous, nous restons au bord. Aucune perspective,
Soit Enfer, soit Néant, ne fait pâlir nos fronts,
Et s'il faut accepter ta sombre alternative,
Croire ou désespérer, nous désespérerons.
Aussi bien, jamais heure à ce point triste et morne
Sous le soleil des cieux n'avait encor sonné ;
Jamais l'homme, au milieu de l'univers sans borne,
Ne s'est senti plus seul et plus abandonné.
Déjà son désespoir se transforme en furie ;
Il se traîne au combat sur ses genoux sanglants,
Et se sachant voué d'avance à la tuerie,
Pour s'achever plus vite ouvre ses propres flancs.
Aux applaudissements de la plèbe romaine
Quand le cirque jadis se remplissait de sang,
Au-dessus des horreurs de la douleur humaine,
Le regard découvrait un César tout puissant.
Il était là, trônant dans sa grandeur sereine,
Tout entier au plaisir de regarder souffrir,
Et le gladiateur, en marchant vers l'arène,
Savait qui saluer quand il allait mourir.
Nous, qui saluerons-nous ? à nos luttes brutales
Qui donc préside, armé d'un sinistre pouvoir ?
Ah ! seules, si des Lois aveugles et fatales
Au carnage éternel nous livraient sans nous voir,
D'un geste résigné nous saluerions nos reines.
Enfermé dans un cirque impossible à franchir,
L'on pourrait néanmoins devant ces souveraines,
Tout roseau que l'on est, s'incliner sans fléchir.
Oui, mais si c'est un Dieu, maître et tyran suprême,
Qui nous contemple ainsi nous entre-déchirer,
Ce n'est plus un salut, non ! c'est un anathème
Que nous lui lancerons avant que d'expirer.
Comment ! ne disposer de la Force infinie
Que pour se procurer des spectacles navrants,
Imposer le massacre, infliger l'agonie,
Ne vouloir sous ses yeux que morts et que mourants !
Devant ce spectateur de nos douleurs extrêmes
Notre indignation vaincra toute terreur ;
Nous entrecouperons nos râles de blasphèmes,
Non sans désir secret d'exciter sa fureur.
Qui sait ? nous trouverons peut-être quelque injure
Qui l'irrite à ce point que, d'un bras forcené,
Il arrache des cieux notre planète obscure,
Et brise en mille éclats ce globe infortuné.
Notre audace du moins vous sauverait de naître,
Vous qui dormez encore au fond de l'avenir,
Et nous triompherions d'avoir, en cessant d'être,
Avec l'Humanité forcé Dieu d'en finir.
Ah ! quelle immense joie après tant de souffrance !
À travers les débris, par-dessus les charniers,
Pouvoir enfin jeter ce cri de délivrance :
« Plus d'hommes sous le ciel, nous sommes les derniers ! »
L’Amour et la Mort de Louise Ackermann
À M. Louis de Ronchaud
I
Regardez-les passer, ces couples éphémères !
Dans les bras l'un de l'autre enlacés un moment,
Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières,
Font le même serment :
Toujours ! Un mot hardi que les cieux qui vieillissent
Avec étonnement entendent prononcer,
Et qu'osent répéter des lèvres qui pâlissent
Et qui vont se glacer.
Vous qui vivez si peu, pourquoi cette promesse
Qu'un élan d'espérance arrache à votre coeur,
Vain défi qu'au néant vous jetez, dans l'ivresse
D'un instant de bonheur ?
Amants, autour de vous une voix inflexible
Crie à tout ce qui naît : « Aime et meurs ici-bas ! »
La mort est implacable et le ciel insensible ;
Vous n'échapperez pas.
Eh bien ! puisqu'il le faut, sans trouble et sans murmure,
Forts de ce même amour dont vous vous enivrez
Et perdus dans le sein de l'immense Nature,
Aimez donc, et mourez !
II
Non, non, tout n'est pas dit, vers la beauté fragile
Quand un charme invincible emporte le désir,
Sous le feu d'un baiser quand notre pauvre argile
A frémi de plaisir.
Notre serment sacré part d'une âme immortelle ;
C'est elle qui s'émeut quand frissonne le corps ;
Nous entendons sa voix et le bruit de son aile
Jusque dans nos transports.
Nous le répétons donc, ce mot qui fait d'envie
Pâlir au firmament les astres radieux,
Ce mot qui joint les coeurs et devient, dès la vie,
Leur lien pour les cieux.
Dans le ravissement d'une éternelle étreinte
Ils passent entraînés, ces couples amoureux,
Et ne s'arrêtent pas pour jeter avec crainte
Un regard autour d'eux.
Ils demeurent sereins quand tout s'écroule et tombe ;
Leur espoir est leur joie et leur appui divin ;
Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe
Leur pied heurte en chemin.
Toi-même, quand tes bois abritent leur délire,
Quand tu couvres de fleurs et d'ombre leurs sentiers,
Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire
S'ils mouraient tout entiers ?
Sous le voile léger de la beauté mortelle
Trouver l'âme qu'on cherche et qui pour nous éclôt,
Le temps de l'entrevoir, de s'écrier : « C'est Elle ! »
Et la perdre aussitôt,
Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée
Change en spectre à nos yeux l'image de l'amour.
Quoi ! ces voeux infinis, cette ardeur insensée
Pour un être d'un jour !
Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles,
Grand Dieu qui dois d'en haut tout entendre et tout voir,
Que tant d'adieux navrants et tant de funérailles
Ne puissent t'émouvoir,
Qu'à cette tombe obscure où tu nous fais descendre
Tu dises : « Garde-les, leurs cris sont superflus.
Amèrement en vain l'on pleure sur leur cendre ;
Tu ne les rendras plus ! »
Mais non ! Dieu qu'on dit bon, tu permets qu'on espère ;
Unir pour séparer, ce n'est point ton dessein.
Tout ce qui s'est aimé, fût-ce un jour, sur la terre,
Va s'aimer dans ton sein.
III
Éternité de l'homme, illusion ! chimère !
Mensonge de l'amour et de l'orgueil humain !
Il n'a point eu d'hier, ce fantôme éphémère,
Il lui faut un demain !
Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle
Qui brûle une minute en vos coeurs étonnés,
Vous oubliez soudain la fange maternelle
Et vos destins bornés.
Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires
Seuls au Pouvoir fatal qui détruit en créant ?
Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères
En face du néant.
Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles :
« J'aime, et j'espère voir expirer tes flambeaux. »
La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles
Luiront sur vos tombeaux.
Vous croyez que l'amour dont l'âpre feu vous presse
A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ;
La fleur que vous brisez soupire avec ivresse :
« Nous aussi nous aimons ! »
Heureux, vous aspirez la grande âme invisible
Qui remplit tout, les bois, les champs de ses ardeurs ;
La Nature sourit, mais elle est insensible :
Que lui font vos bonheurs ?
Elle n'a qu'un désir, la marâtre immortelle,
C'est d'enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor.
Mère avide, elle a pris l'éternité pour elle,
Et vous laisse la mort.
Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ;
Le reste est confondu dans un suprême oubli.
Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître :
Son voeu s'est accompli.
Quand un souffle d'amour traverse vos poitrines,
Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus,
Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines
Vous jettent éperdus ;
Quand, pressant sur ce coeur qui va bientôt s'éteindre
Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas,
Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre
L'Infini dans vos bras ;
Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure
Déchaînés dans vos flancs comme d'ardents essaims,
Ces transports, c'est déjà l'Humanité future
Qui s'agite en vos seins.
Elle se dissoudra, cette argile légère
Qu'ont émue un instant la joie et la douleur ;
Les vents vont disperser cette noble poussière
Qui fut jadis un coeur.
Mais d'autres coeurs naîtront qui renoueront la trame
De vos espoirs brisés, de vos amours éteints,
Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme,
Dans les âges lointains.
Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
Se passent, en courant, le flambeau de l'amour.
Chacun rapidement prend la torche immortelle
Et la rend à son tour.
Aveuglés par l'éclat de sa lumière errante,
Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea,
De la tenir toujours : à votre main mourante
Elle échappe déjà.
Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ;
Il aura sillonné votre vie un moment ;
En tombant vous pourrez emporter dans l'abîme
Votre éblouissement.
Et quand il régnerait au fond du ciel paisible
Un être sans pitié qui contemplât souffrir,
Si son oeil éternel considère, impassible,
Le naître et le mourir,
Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même,
Qu'un mouvement d'amour soit encor votre adieu !
Oui, faites voir combien l'homme est grand lorsqu'il aime,
Et pardonnez à Dieu !
À la Comète de 1861 de Louise Ackermann
Bel astre voyageur, hôte qui nous arrives
Des profondeurs du ciel et qu'on n'attendait pas,
Où vas-tu ? Quel dessein pousse vers nous tes pas ?
Toi qui vogues au large en cette mer sans rives,
Sur ta route, aussi loin que ton regard atteint,
N'as-tu vu comme ici que douleurs et misères ?
Dans ces mondes épars, dis ! avons-nous des frères ?
T'ont-ils chargé pour nous de leur salut lointain ?
Ah ! quand tu reviendras, peut-être de la terre
L'homme aura disparu. Du fond de ce séjour
Si son œil ne doit pas contempler ton retour,
Si ce globe épuisé s'est éteint solitaire,
Dans l'espace infini poursuivant ton chemin,
Du moins jette au passage, astre errant et rapide,
Un regard de pitié sur le théâtre vide
De tant de maux soufferts et du labeur humain.
La Nature à l’Homme de Louise Ackermann
Dans tout l'enivrement d'un orgueil sans mesure,
Ébloui des lueurs de ton esprit borné,
Homme, tu m'as crié : « Repose-toi, Nature !
Ton œuvre est close : je suis né ! »
Quoi ! lorsqu'elle a l'espace et le temps devant elle,
Quand la matière est là sous son doigt créateur,
Elle s'arrêterait, l'ouvrière immortelle,
Dans l'ivresse de son labeur?
Et c'est toi qui serais mes limites dernières ?
L'atome humain pourrait entraver mon essor ?
C'est à cet abrégé de toutes les misères
Qu'aurait tendu mon long effort ?
Non, tu n'es pas mon but, non, tu n'es pas ma borne
A te franchir déjà je songe en te créant ;
Je ne viens pas du fond de l'éternité morne.
Pour n'aboutir qu'à ton néant.
Ne me vois-tu donc pas, sans fatigue et sans trêve,
Remplir l'immensité des œuvres de mes mains ?
Vers un terme inconnu, mon espoir et mon rêve,
M'élancer par mille chemins,
Appelant, tour à tour patiente ou pressée,
Et jusqu'en mes écarts poursuivant mon dessein,
A la forme, à la vie et même à la pensée
La matière éparse en mon sein ?
J'aspire ! C'est mon cri, fatal, irrésistible.
Pour créer l'univers je n'eus qu'à le jeter ;
L'atome s'en émut dans sa sphère invisible,
L'astre se mit à graviter.
L'éternel mouvement n'est que l'élan des choses
Vers l'idéal sacré qu'entrevoit mon désir ;
Dans le cours ascendant de mes métamorphoses
Je le poursuis sans le saisir ;
Je le demande aux cieux, à l'onde, à l'air fluide,
Aux éléments confus, aux soleils éclatants ;
S'il m'échappe ou résiste à mon étreinte avide,
Je le prendrai des mains du Temps.
Quand j'entasse à la fois naissances, funérailles,
Quand je crée ou détruis avec acharnement,
Que fais-je donc, sinon préparer mes entrailles
Pour ce suprême enfantement ?
Point d'arrêt à mes pas, point de trêve à ma tâche !
Toujours recommencer et toujours repartir.
Mais je n'engendre pas sans fin et sans relâche
Pour le plaisir d'anéantir.
J'ai déjà trop longtemps fait œuvre de marâtre,
J'ai trop enseveli, j'ai trop exterminé,
Moi qui ne suis au fond que la mère idolâtre
D'un seul enfant qui n'est pas né.
Quand donc pourrai-je enfin, émue et palpitante,
Après tant de travaux et tant d'essais ingrats,
A ce fils de mes vœux et de ma longue attente
Ouvrir éperdument les bras ?
De toute éternité, certitude sublime !
Il est conçu ; mes flancs l'ont senti s'agiter.
L'amour qui couve en moi, l'amour que je comprime
N'attend que Lui pour éclater.
Qu'il apparaisse au jour, et, nourrice en délire,
Je laisse dans mon sein ses regards pénétrer.
- Mais un voile te cache. - Eh bien ! je le déchire :
Me découvrir c'est me livrer.
Surprise dans ses jeux, la Force est asservie.
Il met les Lois au joug. A sa voix, à son gré,
Découvertes enfin, les sources de la Vie
Vont épancher leur flot sacré.
Dans son élan superbe Il t'échappe, ô Matière !
Fatalité, sa main rompt tes anneaux d'airain !
Et je verrai planer dans sa propre lumière
Un être libre et souverain.
Où serez-vous alors, vous qui venez de naître,
Ou qui naîtrez encore, ô multitude, essaim,
Qui, saisis tout à coup du vertige de l'être,
Sortiez en foule de mon sein ?
Dans la mort, dans l'oubli. Sous leurs vagues obscures
Les âges vous auront confondus et roulés,
Ayant fait un berceau pour les races futures
De vos limons accumulés.
Toi-même qui te crois la couronne et le faîte
Du monument divin qui n'est point achevé,
Homme, qui n'es au fond que l'ébauche imparfaite
Du chef-d'œuvre que j'ai rêvé,
A ton tour, à ton heure, if faut que tu périsses.
Ah ! ton orgueil a beau s'indigner et souffrir,
Tu ne seras jamais dans mes mains créatrices
Que de l'argile à repétrir.
L’Homme à la Nature de Louise Ackermann
Eh bien ! reprends-le donc ce peu de fange obscure
Qui pour quelques instants s'anima sous ta main ;
Dans ton dédain superbe, implacable Nature,
Brise à jamais le moule humain.
De ces tristes débris quand tu verrais, ravie,
D'autres créations éclore à grands essaims,
Ton Idée éclater en des formes de vie
Plus dociles à tes desseins,
Est-ce à dire que Lui, ton espoir, ta chimère,
Parce qu'il fut rêvé, puisse un jour exister ?
Tu crois avoir conçu, tu voudrais être mère ;
A l'œuvre ! il s'agit d'enfanter.
Change en réalité ton attente sublime.
Mais quoi ! pour les franchir, malgré tous tes élans,
La distance est trop grande et trop profond l'abîme
Entre ta pensée et tes flancs.
La mort est le seul fruit qu'en tes crises futures
Il te sera donné d'atteindre et de cueillir ;
Toujours nouveaux débris, toujours des créatures
Que tu devras ensevelir.
Car sur ta route en vain l'âge à l'âge succède ;
Les tombes, les berceaux ont beau s'accumuler,
L'Idéal qui te fuit, l'Ideal qui t'obsède,
A l'infini pour reculer.
L'objet de ta poursuite éternelle et sans trêve
Demeure un but trompeur à ton vol impuissant
Et, sous le nimbe ardent du désir et du rêve,
N'est qu'un fantôme éblouissant.
Il resplendit de loin, mais reste inaccessible.
Prodigue de travaux, de luttes, de trépas,
Ta main me sacrifie à ce fils impossible ;
Je meurs, et Lui ne naîtra pas.
Pourtant je suis ton fils aussi ; réel, vivace,
Je sortis de tes bras des les siècles lointains ;
Je porte dans mon cœur, je porte sur ma face,
Le signe empreint des hauts destins.
Un avenir sans fin s'ouvrait ; dans la carrière
Le Progrès sur ses pas me pressait d'avancer ;
Tu n'aurais même encor qu'à lever la barrière :
Je suis là, prêt à m'élancer.
Je serais ton sillon ou ton foyer intense ;
Tu peux selon ton gré m'ouvrir ou m'allumer.
Une unique étincelle, ô mère ! une semence !
Tout s'enflamme ou tout va germer.
Ne suis-je point encor seul à te trouver belle ?
J'ai compté tes trésors, j'atteste ton pouvoir,
Et mon intelligence, ô Nature éternelle !
T'a tendu ton premier miroir.
En retour je n'obtiens que dédain et qu'offense.
Oui, toujours au péril et dans les vains combats !
Éperdu sur ton sein, sans recours ni défense,
Je m'exaspère et me débats.
Ah ! si du moins ma force eût égalé ma rage,
Je l'aurais déchiré ce sein dur et muet :
Se rendant aux assauts de mon ardeur sauvage,
Il m'aurait livré son secret.
C'en est fait, je succombe, et quand tu dis : « J'aspire ! »
Je te réponds : « Je souffre ! » infirme, ensanglanté ;
Et par tout ce qui naît , par tout ce qui respire,
Ce cri terrible est répété.
Oui, je souffre ! et c'est toi, mère, qui m'extermines,
Tantôt frappant mes flancs, tantôt blessant mon cœur ;
Mon être tout entier, par toutes ses racines,
Plonge sans fond dans la douleur.
J'offre sous le soleil un lugubre spectacle.
Ne naissant, ne vivant que pour agoniser.
L'abîme s'ouvre ici, là se dresse l'obstacle :
Ou m'engloutir, ou me briser !
Mais, jusque sous le coup du désastre suprême,
Moi, l'homme, je t'accuse à la face des cieux.
Créatrice, en plein front reçois donc l'anathème
De cet atome audacieux.
Sois maudite, ô marâtre ! en tes œuvres immenses,
Oui, maudite à ta source et dans tes éléments,
Pour tous tes abandons, tes oublis, tes démences,
Aussi pour tes avortements !
Que la Force en ton sein s'épuise perte à perte !
Que la Matière, à bout de nerf et de ressort,
Reste sans mouvement, et se refuse, inerte,
A te suivre dans ton essor !
Qu'envahissant les cieux, I'Immobilité morne
Sous un voile funèbre éteigne tout flambeau,
Puisque d'un univers magnifique et sans borne
Tu n'as su faire qu'un tombeau !
Prométhée de Louise Ackermann
Frappe encor, Jupiter, accable-moi, mutile
L'ennemi terrassé que tu sais impuissant !
Écraser n'est pas vaincre, et ta foudre inutile
S'éteindra dans mon sang,
Avant d'avoir dompté l'héroïque pensée
Qui fait du vieux Titan un révolté divin ;
C'est elle qui te brave, et ta rage insensée
N'a cloué sur ces monts qu'un simulacre vain.
Tes coups n'auront porté que sur un peu d'argile ;
Libre dans les liens de cette chair fragile,
L'âme de Prométhée échappe à ta fureur.
Sous l'ongle du vautour qui sans fin me dévore,
Un invisible amour fait palpiter encore
Les lambeaux de mon cœur.
Si ces pics désolés que la tempête assiège
Ont vu couler parfois sur leur manteau de neige
Des larmes que mes yeux ne pouvaient retenir,
Vous le savez, rochers, immuables murailles
Que d'horreur cependant je sentais tressaillir,
La source de mes pleurs était dans mes entrailles ;
C'est la compassion qui les a fait jaillir.
Ce n'était point assez de mon propre martyre ;
Ces flancs ouverts, ce sein qu'un bras divin déchire
Est rempli de pitié pour d'autres malheureux.
Je les vois engager une lutte éternelle ;
L'image horrible est là ; j'ai devant la prunelle
La vision des maux qui vont fondre sur eux.
Ce spectacle navrant m'obsède et m'exaspère.
Supplice intolérable et toujours renaissant,
Mon vrai, mon seul vautour, c'est la pensée amère
Que rien n'arrachera ces germes de misére
Que ta haine a semés dans leur chair et leur sang.
Pourtant, ô Jupiter, l'homme est ta créature ;
C'est toi qui l'as conçu, c'est toi qui l'as formé,
Cet être déplorable, infirme, désarmé,
Pour qui tout est danger, épouvante, torture,
Qui, dans le cercle étroit de ses jours enfermé,
Étouffe et se débat, se blesse et se lamente.
Ah ! quand tu le jetas sur la terre inclémente,
Tu savais quels fléaux l'y devaient assaillir,
Qu'on lui disputerait sa place et sa pâture,
Qu'un souffle l'abattrait, que l'aveugle Nature
Dans son indifférence allait l'ensevelir.
Je l'ai trouvé blotti sous quelque roche humide,
Ou rampant dans les bois, spectre hâve et timide
Qui n'entendait partout que gronder et rugir,
Seul affamé, seul triste au grand banquet des êtres,
Du fond des eaux, du sein des profondeurs champêtres
Tremblant toujours de voir un ennemi surgir.
Mais quoi ! sur cet objet de ta haine immortelle,
Imprudent que j'étais, je me suis attendri ;
J'allumai la pensée et jetai l'étincelle
Dans cet obscur limon dont tu l'avais pétri.
Il n'était qu'ébauché, j'achevai ton ouvrage.
Plein d'espoir et d'audace, en mes vastes desseins
J'aurais sans hésiter mis les cieux au pillage,
Pour le doter après du fruit de mes larcins.
Je t'ai ravi le feu ; de conquête en conquête
J'arrachais de tes mains ton sceptre révéré.
Grand Dieu ! ta foudre à temps éclata sur ma tête ;
Encore un attentat, l'homme était délivré !
La voici donc ma faute, exécrable et sublime.
Compatir, quel forfait ! Se dévouer, quel crime !
Quoi ! j'aurais, impuni, défiant tes rigueurs,
Ouvert aux opprimés mes bras libérateurs ?
Insensé ! m'être ému quand la pitié s'expie !
Pourtant c'est Prométhée, oui, c'est ce même impie
Qui naguère t'aidait à vaincre les Titans.
J'étais à tes côtés dans l'ardente mêlée ;
Tandis que mes conseils guidaient les combattants,
Mes coups faisaient trembler la demeure étoilée.
Il s'agissait pour moi du sort de l'univers :
Je voulais en finir avec les dieux pervers.
Ton règne allait m'ouvrir cette ère pacifique
Que mon cœur transporté saluait de ses vœux.
En son cours éthéré le soleil magnifique
N'aurait plus éclairé que des êtres heureux.
La Terreur s'enfuyait en écartant les ombres
Qui voilaient ton sourire ineffable et clément,
Et le réseau d'airain des Nécessités sombres
Se brisait de lui-même aux pieds d'un maître aimant.
Tout était joie, amour, essor, efflorescence ;
Lui-même Dieu n'était que le rayonnement
De la toute-bonté dans la toute-puissance.
O mes désirs trompés ! O songe évanoui !
Des splendeurs d'un tel rêve, encor l'œil ébloui,
Me retrouver devant l'iniquité céleste.
Devant un Dieu jaloux qui frappe et qui déteste,
Et dans mon désespoir me dire avec horreur :
« Celui qui pouvait tout a voulu la douleur ! »
Mais ne t'abuse point ! Sur ce roc solitaire
Tu ne me verras pas succomber en entier.
Un esprit de révolte a transformé la terre,
Et j'ai dès aujourd'hui choisi mon héritier.
Il poursuivra mon œuvre en marchant sur ma trace,
Né qu'il est comme moi pour tenter et souffrir.
Aux humains affranchis je lègue mon audace,
Héritage sacré qui ne peut plus périr.
La raison s'affermit, le doute est prêt à naître.
Enhardis à ce point d'interroger leur maître,
Des mortels devant eux oseront te citer :
Pourquoi leurs maux ? Pourquoi ton caprice et ta haine ?
Oui, ton juge t'attend, - la conscience humaine ;
Elle ne peut t'absoudre et va te rejeter.
Le voilà, ce vengeur promis à ma détresse !
Ah ! quel souffle épuré d'amour et d'allégresse
En traversant le monde enivrera mon cœur
Le jour où, moins hardie encor que magnanime,
Au lieu de l'accuser, ton auguste victime
Niera son oppresseur !
Délivré de la Foi comme d'un mauvais rêve,
L'homme répudiera les tyrans immortels,
Et n'ira plus, en proie à des terreurs sans trêve,
Se courber lâchement au pied de tes autels.
Las de le trouver sourd, il croira le ciel vide.
Jetant sur toi son voile éternel et splendide,
La Nature déjà te cache à son regard ;
Il ne découvrira dans l'univers sans borne,
Pour tout Dieu désormais, qu'un couple aveugle et morne,
La Force et le Hasard.
Montre-toi, Jupiter, éclate alors, fulmine,
Contre ce fugitif à ton joug échappé !
Refusant dans ses maux de voir ta main divine,
Par un pouvoir fatal il se dira frappé.
Il tombera sans peur, sans plainte, sans prière ;
Et quand tu donnerais ton aigle et ton tonnerre
Pour l'entendre pousser, au fort de son tourment,
Un seul cri qui t'atteste, une injure, un blasphème,
Il restera muet : ce silence suprême
Sera ton châtiment.
Tu n'auras plus que moi dans ton immense empire
Pour croire encore en toi, funeste Déité.
Plutôt nier le jour ou l'air que je respire
Que ta puissance inique et que ta cruauté.
Perdu dans cet azur, sur ces hauteurs sublimes,
Ah ! j'ai vu de trop près tes fureurs et tes crimes ;
J'ai sous tes coups déjà trop souffert, trop saigné ;
Le doute est impossible à mon cœur indigné.
Oui ! tandis que du Mal, œuvre de ta colère,
Renonçant désormais à sonder le mystère,
L'esprit humain ailleurs portera son flambeau,
Seul je saurai le mot de cette énigme obscure,
Et j'aurai reconnu, pour comble de torture,
Un Dieu dans mon bourreau.
La guerre de Louise Ackermann
I
Du fer, du feu, du sang ! C'est elle ! c'est la Guerre
Debout, le bras levé, superbe en sa colère,
Animant le combat d'un geste souverain.
Aux éclats de sa voix s'ébranlent les armées ;
Autour d'elle traçant des lignes enflammées,
Les canons ont ouvert leurs entrailles d'airain.
Partout chars, cavaliers, chevaux, masse mouvante !
En ce flux et reflux, sur cette mer vivante,
A son appel ardent l'épouvante s'abat.
Sous sa main qui frémit, en ses desseins féroces,
Pour aider et fournir aux massacres atroces
Toute matière est arme, et tout homme soldat.
Puis, quand elle a repu ses yeux et ses oreilles
De spectacles navrants, de rumeurs sans pareilles,
Quand un peuple agonise en son tombeau couché,
Pâle sous ses lauriers, l'âme d'orgueil remplie,
Devant l'œuvre achevée et la tâche accomplie,
Triomphante elle crie à la Mort: « Bien fauché ! »
Oui, bien fauché ! Vraiment la récolte est superbe ;
Pas un sillon qui n'ait des cadavres pour gerbe !
Les plus beaux, les plus forts sont les premiers frappés.
Sur son sein dévasté qui saigne et qui frissonne
L'Humanité, semblable au champ que l'on moissonne,
Contemple avec douleur tous ces épis coupés.
Hélas ! au gré du vent et sous sa douce haleine
Ils ondulaient au loin, des coteaux à la plaine,
Sur la tige encor verte attendant leur saison.
Le soleil leur versait ses rayons magnifiques ;
Riches de leur trésor, sous les cieux pacifiques,
Ils auraient pu mûrir pour une autre moisson.
II
Si vivre c'est lutter, à l'humaine énergie
Pourquoi n'ouvrir jamais qu'une arène rougie ?
Pour un prix moins sanglant que les morts que voilà
L'homme ne pourrait-il concourir et combattre ?
Manque-t-il d'ennemis qu'il serait beau d'abattre ?
Le malheureux ! il cherche, et la Misère est là !
Qu'il lui crie : « A nous deux ! » et que sa main virile
S'acharne sans merci contre ce flanc stérile
Qu'il s'agit avant tout d'atteindre et de percer.
A leur tour, le front haut, l'Ignorance et le Vice,
L'un sur l'autre appuyé, l'attendent dans la lice :
Qu'il y descende donc, et pour les terrasser.
A la lutte entraînez les nations entières.
Délivrance partout ! effaçant les frontières,
Unissez vos élans et tendez-vous la main.
Dans les rangs ennemis et vers un but unique,
Pour faire avec succès sa trouée héroïque,
Certes ce n'est pas trop de tout l'effort humain.
L'heure semblait propice, et le penseur candide
Croyait, dans le lointain d'une aurore splendide,
Voir de la Paix déjà poindre le front tremblant.
On respirait. Soudain, la trompette à la bouche,
Guerre, tu reparais, plus âpre, plus farouche,
Écrasant le progrès sous ton talon sanglant.
C'est à qui le premier, aveuglé de furie,
Se précipitera vers l'immense tuerie.
A mort ! point de quartier ! L'emporter ou périr!
Cet inconnu qui vient des champs ou de la forge
Est un frère ; il fallait l'embrasser, - on l'égorge.
Quoi ! lever pour frapper des bras faits pour s'ouvrir !
Les hameaux, les cités s'écroulent dans les flammes.
Les pierres ont souffert ; mais que dire des âmes ?
Près des pères les fils gisent inanimés.
Le Deuil sombre est assis devant les foyers vides,
Car ces monceaux de morts, inertes et livides,
Étaient des cœurs aimants et des êtres aimés.
Affaiblis et ployant sous la tâche infinie,
Recommence, Travail ! rallume-toi, Génie !
Le fruit de vos labeurs est broyé, dispersé.
Mais quoi ! tous ces trésors ne formaient qu'un domaine ;
C'était le bien commun de la famille humaine,
Se ruiner soi-même, ah ! c'est être insensé !
Guerre, au seul souvenir des maux que tu déchaînes,
Fermente au fond des cœurs le vieux levain des haines ;
Dans le limon laissé par tes flots ravageurs
Des germes sont semés de rancune et de rage,
Et le vaincu n'a plus, dévorant son outrage,
Qu'un désir, qu'un espoir : enfanter des vengeurs.
Ainsi le genre humain, à force de revanches,
Arbre découronné, verra mourir ses branches,
Adieu, printemps futurs ! Adieu, soleils nouveaux !
En ce tronc mutilé la sève est impossible.
Plus d'ombre, plus de fleurs ! et ta hache inflexible,
Pour mieux frapper les fruits, a tranché les rameaux.
III
Non, ce n'est point à nous, penseur et chantre austère,
De nier les grandeurs de la mort volontaire ;
D'un élan généreux il est beau d'y courir.
Philosophes, savants, explorateurs, apôtres,
Soldats de l'Idéal, ces héros sont les nôtres :
Guerre ! ils sauront sans toi trouver pour qui mourir.
Mais à ce fier brutal qui frappe et qui mutile,
Aux exploits destructeurs, au trépas inutile,
Ferme dans mon horreur, toujours je dirai : « Non ! »
O vous que l'Art enivre ou quelque noble envie,
Qui, débordant d'amour, fleurissez pour la vie,
On ose vous jeter en pâture au canon !
Liberté, Droit, Justice, affaire de mitraille !
Pour un lambeau d'Etat, pour un pan de muraille,
Sans pitié, sans remords, un peuple est massacré.
- Mais il est innocent ! - Qu'importe ? On l'extermine.
Pourtant la vie humaine est de source divine :
N'y touchez pas, arrière ! Un homme, c'est sacré !
Sous des vapeurs de poudre et de sang, quand les astres
Pâlissent indignés parmi tant de désastres,
Moi-même à la fureur me laissant emporter,
Je ne distingue plus les bourreaux des victimes ;
Mon âme se soulève, et devant de tels crimes
Je voudrais être foudre et pouvoir éclater.
Du moins te poursuivant jusqu'en pleine victoire,
A travers tes lauriers, dans les bras de l'Histoire
Qui, séduite, pourrait t'absoudre et te sacrer,
O Guerre, Guerre impie, assassin qu'on encense,
Je resterai, navrée et dans mon impuissance,
Bouche pour te maudire, et cœur pour t'exécrer !
Le départ de Louise Ackermann
Il est donc vrai ? Je garde en quittant la patrie,
Ô profonde douleur ! un coeur indifférent.
Pas de regard aimé, pas d'image chérie,
Dont mon oeil au départ se détache en pleurant.
Ainsi partent tous ceux que le désespoir sombre
Dans quelque monde à part pousse à se renfermer,
Qui, voyant l'homme faible et les jours remplis d'ombre,
Ne se sont pas senti le courage d'aimer.
Pourtant, Dieu m'est témoin, j'aurais voulu sur terre
Rassembler tout mon coeur autour d'un grand amour,
Joindre à quelque destin mon destin solitaire,
Me donner sans regret, sans crainte, sans retour.
Aussi ne croyez pas qu'avec indifférence
Je contemple s'éteindre, au plus beau de mes jours,
Des bonheurs d'ici-bas la riante espérance :
Bien que le coeur soit mort, on en souffre toujours.
Le Positivisme de Louise Ackermann
Il s’ouvre par delà toute science humaine
Un vide dont la Foi fut prompte à s’emparer.
De cet abîme obscur elle a fait son domaine ;
En s’y précipitant elle a cru l’éclairer.
Eh bien ! nous t’expulsons de tes divins royaumes,
Dominatrice ardente, et l’instant est venu :
Tu ne vas plus savoir où loger tes fantômes ;
Nous fermons l’Inconnu.
Mais ton triomphateur expiera ta défaite.
L’homme déjà se trouble, et, vainqueur éperdu,
Il se sent ruiné par sa propre conquête :
En te dépossédant nous avons tout perdu.
Nous restons sans espoir, sans recours, sans asile,
Tandis qu’obstinément le Désir qu’on exile
Revient errer autour du gouffre défendu.
Satan de Louise Ackermann
Nous voilà donc encore une fois en présence,
Lui le tyran divin, moi le vieux révolté.
Or je suis la Justice, il n'est que la Puissance ;
A qui va, de nous deux, rester l'Humanité ?
Ah ! tu comptais sans moi, Divinité funeste,
Lorsque tu façonnais le premier couple humain,
Et que dans ton Éden, sous ton regard céleste,
Tu l'enfermas jadis au sortir de ta main.
Je n'eus qu'à le voir là, languissant et stupide,
Comme un simple animal errer et végéter,
Pour concevoir soudain dans mon âme intrépide
L'audacieux dessein de te le disputer.
Quoi ! je l'aurais laissée, au sein de la nature,
Sans espoir à jamais s'engourdir en ce lieu ?
Je l'aimais trop déjà, la faible créature,
Et je ne pouvais pas l'abandonner à Dieu.
Contre ta volonté, c'est moi qui l'ai fait naître,
Le désir de savoir en cet être ébauché ;
Puisque pour s'achever, pour penser, pour connaître,
Il fallait qu'il péchât, eh bien ! il a péché.
Il le prit de ma main, ce fruit de délivrance,
Qu'il n'eût osé tout seul ni cueillir ni goûter :
Sortir du fond obscur d'une éroite ignorance,
Ce n'était point déchoir, non, non ! c'était monter.
Le premier pas est fait, l'ascension commence ;
Ton Paradis, tu peux le fermer à ton gré ;
Quand tu l'eusses rouvert en un jour de clémence,
Le noble fugitif n'y fût jamais rentré.
Ah ! plutôt le désert, plutôt la roche humide,
Que ce jardin de fleurs et d'azur couronné !
C'en est fait pour toujours du pauvre Adam timide ;
Voici qu'un nouvel être a surgi : l'Homme est né !
L'Homme, mon œuvre, à moi, car j'y mis tout moi-même :
Il ne saurait tromper mes vœux ni mon dessein.
Défiant ton courroux, par un effort suprême
J'éveillai la raison qui dormait en son sein.
Cet éclair faible encor, cette lueur première
Que deviendra le jour, c'est de moi qu'il ta tient.
Nous avons tous les deux créé notre lumière,
Oui, mais mon Fiat lux l'emporte sur le tien !
Il a du premier coup levé bien d'autres voiles
Que ceux du vieux chaos où se jouait ta main.
Toi, tu n'as que ton ciel pour semer tes étoiles ;
Pour lancer mon soleil, moi, j'ai l'esprit humain !
À une artiste de Louise Ackermann
Puisque les plus heureux ont des douleurs sans nombre,
Puisque le sol est froid, puisque les cieux sont lourds,
Puisque l'homme ici-bas promène son coeur sombre
Parmi les vains regrets et les courtes amours,
Que faire de la vie ? Ô notre âme immortelle,
Où jeter tes désirs et tes élans secrets ?
Tu voudrais posséder, mais ici tout chancelle ;
Tu veux aimer toujours, mais la tombe est si près !
Le meilleur est encore en quelque étude austère
De s'enfermer, ainsi qu'en un monde enchanté,
Et dans l'art bien aimé de contempler sur terre,
Sous un de ses aspects, l'éternelle beauté.
Artiste au front serein, vous l'avez su comprendre,
Vous qu'entre tous les arts le plus doux captiva,
Qui l'entourez de foi, de culte, d'amour tendre,
Lorsque la foi, le culte et l'amour, tout s'en va.
Ah ! tandis que pour nous, qui tombons de faiblesse
Et manquons de flambeau dans l'ombre de nos jours,
Chaque pas à sa ronce où notre pied se blesse,
Dans votre frais sentier marchez, marchez toujours.
Marchez ! pour que le ciel vous aime et vous sourie,
Pour y songer vous-même avec un saint plaisir,
Et tromper, le cœur plein de votre idolâtrie,
L'éternelle douleur et l'immense désir.
De la Lumière ! de Louise Ackermann
Quand le vieux Gœthe un jour cria : « De la lumière ! »
Contre l'obscurité luttant avec effort,
Ah ! Lui du moins déjà sentait sur sa paupière
Peser le voile de la mort.
Nous, pour le proférer ce même cri terrible,
Nous avons devancé les affres du trépas ;
Notre œil perçoit encore, oui ! Mais, supplice horrible !
C'est notre esprit qui ne voit pas.
Il tâtonne au hasard depuis des jours sans nombre,
A chaque pas qu'il fait forcé de s'arrêter ;
Et, bien loin de percer cet épais réseau d'ombre,
Il peut à peine l'écarter.
Parfois son désespoir confine à la démence.
Il s'agite, il s'égare au sein de l'Inconnu,
Tout prêt à se jeter, dans son angoisse immense,
Sur le premier flambeau venu.
La Foi lui tend le sien en lui disant : « J'éclaire !
Tu trouveras en moi la fin de tes tourments. »
Mais lui, la repoussant du geste avec colère,
A déjà répondu : « Tu mens ! »
« Ton prétendu flambeau n'a jamais sur la terre
Apporté qu'un surcroît d'ombre et de cécité ;
Mais réponds-nous d'abord : est-ce avec ton mystère
Que tu feras de la clarté ? »
La Science à son tour s'avance et nous appelle.
Ce ne sont entre nous que veilles et labeurs.
Eh bien ! Tous nos efforts à sa torche immortelle
N'ont arraché que les lueurs.
Sans doute elle a rendu nos ombres moins funèbres ;
Un peu de jour s'est fait où ses rayons portaient ;
Mais son pouvoir ne va qu'à chasser des ténèbres
Les fantômes qui les hantaient.
Et l'homme est là, devant une obscurité vide,
Sans guide désormais, et tout au désespoir
De n'avoir pu forcer, en sa poursuite avide,
L'Invisible à se laisser voir.
Rien ne le guérira du mal qui le possède ;
Dans son âme et son sang il est enraciné,
Et le rêve divin de la lumière obsède
A jamais cet aveugle-né.
Qu'on ne lui parle pas de quitter sa torture.
S'il en souffre, il en vit ; c'est là son élément ;
Et vous n'obtiendrez pas de cette créature
Qu'elle renonce à son tourment.
De la lumière donc ! Bien que ce mot n'exprime
Qu'un désir sans espoir qui va s'exaspérant.
A force d'être en vain poussé, ce cri sublime
Devient de plus en plus navrant.
Et, quand il s'éteindra, le vieux Soleil lui-même
Frissonnera d'horreur dans son obscurité,
En l'entendant sortir, comme un adieu suprême,
Des lèvres de l'Humanité
Contes de Louise Ackermann
S'il arrivait un jour, en quelque lieu sur terre,
Qu'une entre vous vraiment comprit sa tâche austère ;
Si, dans le sentier rude avançant lentement,
Cette âme s'arrêtait à quelque dévouement ;
Si c'était la bonté sous les cieux descendue,
Vers les infortunés la main toujours tendue ;
Si l'époux et l'enfant à ce coeur ont puisé ;
Si l'espoir de plusieurs sur elle est déposé ;
Femmes, enviez-la ! Tandis que dans la foule
Votre vie inutile en vains plaisirs s'écoule
Et que votre coeur flotte, au hasard entraîné,
Elle a sa foi, son but et son labeur donné.
Enviez-la ! Qu'il souffre ou combatte, c'est Elle
Que l'homme à son secours incessamment appelle,
Sa joie et son espoir, son rayon sous les cieux,
Qu'il pressentait de l'âme et qu'il cherchait des yeux,
La colombe au cou blanc qu'un vent du ciel ramène
Vers cette arche en danger de la famille humaine,
Qui, des saintes hauteurs en ce morne séjour,
Pour branche d'olivier a rapporté l'amour.
Aux femmes de Louise Ackermann
S'il arrivait un jour, en quelque lieu sur terre,
Qu'une entre vous vraiment comprit sa tâche austère ;
Si, dans le sentier rude avançant lentement,
Cette âme s'arrêtait à quelque dévoûment ;
Si c'était la bonté sous les cieux descendue,
Vers les infortunés la main toujours tendue ;
Si l'époux et l'enfant à ce coeur ont puisé ;
Si l'espoir de plusieurs sur elle est déposé ;
Femmes, enviez-la ! Tandis que dans la foule
Votre vie inutile en vains plaisirs s'écoule
Et que votre cœur flotte, au hasard entraîné,
Elle a sa foi, son but et son labeur donné.
Enviez-la ! Qu'il souffre ou combatte, c'est Elle
Que l'homme à son secours incessamment appelle,
Sa joie et son espoir, son rayon sous les cieux,
Qu'il pressentait de l'âme et qu'il cherchait des yeux,
La colombe au cou blanc qu'un vent du ciel ramène
Vers cette arche en danger de la famille humaine,
Qui, des saintes hauteurs en ce morne séjour,
Pour branche d'olivier a rapporté l'amour.
L'hyménée et l'amour de Louise Ackermann
Sur le seuil des enfers Eurydice éplorée
S'évaporait légère, et cette ombre adorée
À son époux en vain dans un suprême effort
Avait tendu les bras. Vers la nuit éternelle,
Par delà les flots noirs le Destin la rappelle ;
Déjà la barque triste a gagné l'autre bord.
Tout entier aux regrets de sa perte fatale,
Orphée erra longtemps sur la rive infernale.
Sa voix du nom chéri remplit ces lieux déserts.
Il repoussait du chant la douceur et les charmes ;
Mais, sans qu'il la touchât, sa lyre sous ses larmes
Rendait un son plaintif qui mourait dans les airs.
Enfin, las d'y gémir, il quitta ce rivage
Témoin de son malheur. Dans la Thrace sauvage
Il s'arrête, et là, seul, secouant la torpeur
Où le désespoir sombre endormait son génie,
Il laissa s'épancher sa tristesse infinie
En de navrants accords arrachés à son coeur.
Ce fut le premier chant de la douleur humaine
Que ce cri d'un époux et que sa plainte vaine ;
La parole et la lyre étaient des dons récents.
Alors la poésie émue et colorée
Voltigeait sans effort sur la lèvre inspirée
Dans la grâce et l'ampleur de ses jeunes accents.
Des sons harmonieux telle fut la puissance
Qu'elle adoucit bientôt cette amère souffrance ;
Un sanglot moins profond sort de ce sein brisé.
La Muse d'un sourire a calmé le poète ;
Il sent, tandis qu'il chante, une vertu secrète
Descendre lentement dans son coeur apaisé.
Et tout à coup sa voix qu'attendrissent encore
Les larmes qu'il versa, prend un accent sonore.
Son chant devient plus pur ; grave et mélodieux,
Il célèbre à la fois dans son élan lyrique
L'Hyménée et l'Amour, ce beau couple pudique
Qui marche heureux et fier sous le regard des Dieux.
Il les peint dans leur force et dans la confiance
De leurs voeux éternels. Sur le Temps qui s'avance
Ils ont leurs yeux fixés que nul pleur n'a ternis.
Leur présence autour d'eux répand un charme austère ;
Mais ces enfants du ciel descendus sur la terre
Ne sont vraiment divins que quand ils sont unis.
Oui, si quelque erreur triste un moment les sépare,
Dans leurs sentiers divers bientôt chacun s'égare.
Leur pied mal affermi trébuche à tout moment.
La Pudeur se détourne et les Grâces décentes,
Qui les suivaient, formant des danses innocentes,
Ont à l'instant senti rougir leur front charmant.
Eux seuls en l'enchantant font à l'homme éphémère
Oublier ses destins. Leur main douce et légère
Le soutient dans la vie et le guide au tombeau.
Si les temps sont mauvais et si l'horizon semble
S'assombrir devant eux, ils l'éclairent ensemble,
Appuyés l'un sur l'autre et n'ayant qu'un flambeau.
Pour mieux entendre Orphée, au sein de la nature
Tout se taisait ; les vents arrêtaient leur murmure.
Même les habitants de l'Olympe éthéré
Oubliaient le nectar ; devant leur coupe vide
Ils écoutaient charmés, et d'une oreille avide,
Monter vers eux la voix du mortel inspiré.
Ces deux divinités que chantait l'hymne antique
N'ont rien perdu pour nous de leur beauté pudique ;
Leur front est toujours jeune et serein. Dans leurs yeux
L'immortelle douceur de leur âme respire.
Calme et pur, le bonheur fleurit sous leur sourire ;
Un parfum sur leurs pas trahit encor les Dieux.
Bien des siècles ont fui depuis l'heure lointaine
Où la Thrace entendit ce chant ; sur l'âme humaine
Plus d'un souffle a passé; mais l'homme sent toujours
Battre le même coeur au fond de sa poitrine.
Gardons-nous d'y flétrir la fleur chaste et divine
De l'amour dans l'hymen éclose aux anciens jours.
L'âge est triste ; il pressent quelque prochaine crise.
Déjà plus d'un lien se relâche ou se brise.
On se trouble, on attend. Vers un but ignoré
Lorsque l'orage est là qui bientôt nous emporte,
Ah ! pressons, s'il se peut, d'une étreinte plus forte
Un coeur contre le nôtre, et dans un noeud sacré.
Rimes riches à l'oeil de Alphonse Allais
L'homme insulté‚ qui se retient
Est, à coup sûr, doux et patient.
Par contre, l'homme à l'humeur aigre
Gifle celui qui le dénigre.
Moi, je n'agis qu'à bon escient :
Mais, gare aux fâcheux qui me scient !
Qu'ils soient de Château-l'Abbaye
Ou nés à Saint-Germain-en-Laye,
Je les rejoins d'où qu'ils émanent,
Car mon courroux est permanent.
Ces gens qui se croient des Shakespeares
Ou rois des îles Baléares !
Qui, tels des condors, se soulèvent !
Mieux vaut le moindre engoulevent.
Par le diable, sans être un aigle,
Je vois clair et ne suis pas bigle.
Fi des idiots qui balbutient !
Gloire au savant qui m'entretient !
La fête à l'Hôtel de Ville de Agénor Altaroche
19 juin 1837
Accourez vite à nos splendides fêtes !
Ici banquets, là concert, ailleurs bal.
Les diamants rayonnent sur les têtes,
Le vin rougit les coupes de cristal.
Ce luxe altier qui partout se déroule,
Le peuple va le payer en gros sous.
Municipaux, au loin chassez la foule.
Amusons-nous !
Quel beau festin ! mets précieux et rares,
Dont à prix d'or on eut chaque morceau,
Vins marchandés aux crus les plus avares
Et que le temps a scellés de son sceau...
Quel est ce bruit ?... - Rien, c'est un prolétaire
Qui meurt de faim à quelques pas de vous.
- Un homme mort ?... C'est fâcheux ! Qu'on l'enterre.
Enivrons-nous !
Voici des fruits qu'à l'automne
Vole à grand frais l'été pour ces repas :
Là, c'est l'Aï dont la mousse écumeuse
Suit le bouchon qui saute avec fracas...
Qu'est-ce ?... un pétard que la rage éternelle
Des factieux ? - Non, non, rassurez-vous !
Un commerçant se brûle la cervelle...
Enivrons-nous !
Duprez commence... Ô suaves merveilles !
Gais conviés, désertez vos couverts.
C'est maintenant le bouquet des oreilles ;
On va chanter pour mille écus de vers.
Quel air plaintif vient jusqu'en cette enceinte ?...
Garde, alerte ! En prison traînez tous
Ce mendiant qui chante une complainte...
Enivrons-nous !
Femmes, au bal ! La danse vous appelle ;
Des violons entendez les accords.
Mais une voix d'en haut nous interpelle .
Tremblez ! tremblez ! vous dansez sur les morts
Ce sol maudit que votre valse frôle,
Le fossoyeur le foulait avant nous...
Tant mieux ! la terre est sous nos pieds plus molle.
Trémoussez-vous !
Chassons bien loin cette lugubre image
Qui du plaisir vient arrêter l'essor.
Déjà pâlit sous un autre nuage
Notre horizon de parures et d'or.
C'est Waterloo... Pardieu, que nous importe !
Quand l'étranger eut tiré les verroux,
On nous a vu entrer par cette porte...
Trémoussez-vous !
Çà, notre fête est brillante peut-être ?
Elle a coûté neuf cent vingt mille francs.
Qu'en reste-t-il ? Rien... sur une fenêtre,
Au point du jour, des lampions mourants.
Quand le soleil éclairera l'espace,
Cent mobiliers seront vendus dessous.
Vite, aux recors, calèches, faites place...
Éloignons-nous !
La vieillesse de Agénor Altaroche
Autrefois on vouait un saint culte au grand âge.
Quand sur le sol tremblaient les autels chancelants,
Un seul restait debout au milieu de l'orage,
L'autel des cheveux blancs.
La vieillesse toujours, et dans Rome et dans Sparte,
Fut l'arbitre des lois et du gouvernement.
Le respect des vieillards de toute ancienne charte
Etait le fondement.
Les jeunes gens couraient près d'une tête blanche,
Qu'il était beau ce nœud qui, toujours enlacé,
Liait le front adulte au front que le temps penche,
Le présent au passé !
Hélas ! elle n'est plus, cette ère de foi sainte !
La vieillesse a perdu son antique pavois.
Elle a suivi les Dieux : sa latrie est éteinte
Dans les mœurs, dans les lois.
En notre âge pervers, pour la jeune moustache
On a plus de respect que pour les blancs cheveux.
Le vieillard-aujourd'hui n'est plus qu'une ganache,
Un radoteur, un vieux.
Mais ce n'est point assez qu'on lance l’anathème,
De nos jours, au vieillard autrefois vénéré.
Le siècle peut montrer un vieillard... ô blasphème !
Fraîchement décoré !!!
Décoré ! c'est passer les bornes de l'insulte.
Décorer un vieillard ! Un homme infirme encore !
C'est digne d'un pouvoir qui garde pour tout culte
Le culte du Veau d'or.
N'as-tu donc tant vécu que pour cette avanie ?
La croix, ô Montlosier, la croix ! affreux malheur !
C'est un lourd cauchemar qui, dans ton insomnie,
Pèsera sur ton cœur !
A quoi donc t'ont servi les nombreuses pituites
Et l'honneur amassés depuis quatre-vingts ans ?
Et tes anciens combats contre les noirs jésuites,
Et tes patois récents ?
Quand des petits journaux la lanière te blesse,
Le pouvoir, te laissant dans un triste abandon,
Tare grotesquement ta robe de vieillesse
De son rouge cordon.
C’est montrer peu d'égards pour ta noble perruque.
Le régime qu'on voit, de ton âge envieux,
Traiter si lestement ta poitrine caduque,
Ne sera jamais vieux.
Toi qui portes si bien le poids de ton grand âge,
Puisse-tu, retrouvant ta primitive ardeur,
Avec la même force et le même courage
Porter ta croix d'honneur !
Les masques de Agénor Altaroche
C'est le grand jour des mascarades ;
Le bon public prend ses ébats,
Et partout sur nos promenades
Il fait cortège au mardi gras.
Au froid, sur la dalle fangeuse,
Grippé, culbuté, suffoqué,
Il a pourtant mine joyeuse
Il est masqué. (Quater.)
Voyez ce jeune homme qui brille
Dans un équipage à blason.
C'est un noble fils de famille,
Héritier de bonne maison.
A sa glorieuse misère
Pour qu'un château soit colloqué,
La Cour en fait un Bélisaire...
On l'a masqué.
Un tilbury se précipite...
Prenez bien vos précautions ;
C'est le Christ de la commandite,
Et le Calvin des actions.
Il éclabousse en fashionable
L'actionnaire interloqué.
Aujourd'hui, c'est un honorable...
Il est masqué.
Ce gros joufflu, c'est le Neptune
Dont les tritons baignent Paris.
Il a liquidé sa fortune
Dans le peignoir à juste prix.
D'un A. V. qu'un cimier surmonte,
Son linge est aujourd'hui marqué.
Pour rire on en a fait un comte...
Il est masqué.
A la Pologne qu'il torture
Le czar promet paix et bonheur.
Le roi de Naples à sa future
De ses feux témoigne l'ardeur.
Il a le pied levé, l'infime !
Et l'autre a ses canons braqués...
Peuple, alerte ! Prends garde, femme !
Ils sont masqués.
« Je veux une geôle lointaine,
Dit Rosamel, mais sans rigueurs.
Ma prison sera douce et saine ;
Sous les barreaux naîtront des fleurs. »
Ah ! Si, pour ce projet sinistre,
Vos votes étaient extorqués,
Vous jugeriez bagne et ministre...
Ils sont masqués.
On répète aux rois de la terre,
Que le peuple calme, enchanté,
S'endort dans son destin prospère,
Et fait fi de la liberté.
La part qu'il a peut lui suffire,
Dans son ilotisme parqué...
Ce n'est point là le peuple, sire !
On l'a masqué.
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