Poésie française
Au pied des monts voici ma colline abritée, Mes figuiers, ma maison, Le vallon toujours vert et la mer argentée Qui m'ouvre l'horizon. Pour la première fois sur cette heureuse plage, Le cœur tout éperdu, Quand j'abordai, c'était après un grand naufrage, Où j'avais tout perdu. Déjà, depuis ce temps de deuil et de détresse, J'ai vu bien des saisons Courir sur ces coteaux que la brise caresse, Et parer leurs buissons. Si rien n'a refleuri, ni le présent sans charmes, Ni l'avenir brisé, Du moins mon pauvre cœur, fatigué de mes larmes, Mon cœur s'est apaisé ; Et je puis, sous ce ciel que l'oranger parfume Et qui sourit toujours, Rêver aux temps aimés, et voir sans amertume Naître et mourir les jours.
À M. Louis de Ronchaud I Regardez-les passer, ces couples éphémères ! Dans les bras l'un de l'autre enlacés un moment, Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières, Font le même serment : Toujours ! Un mot hardi que les cieux qui vieillissent Avec étonnement entendent prononcer, Et qu'osent répéter des lèvres qui pâlissent Et qui vont se glacer. Vous qui vivez si peu, pourquoi cette promesse Qu'un élan d'espérance arrache à votre coeur, Vain défi qu'au néant vous jetez, dans l'ivresse D'un instant de bonheur ? Amants, autour de vous une voix inflexible Crie à tout ce qui naît : « Aime et meurs ici-bas ! » La mort est implacable et le ciel insensible ; Vous n'échapperez pas. Eh bien ! puisqu'il le faut, sans trouble et sans murmure, Forts de ce même amour dont vous vous enivrez Et perdus dans le sein de l'immense Nature, Aimez donc, et mourez ! II Non, non, tout n'est pas dit, vers la beauté fragile Quand un charme invincible emporte le désir, Sous le feu d'un baiser quand notre pauvre argile A frémi de plaisir. Notre serment sacré part d'une âme immortelle ; C'est elle qui s'émeut quand frissonne le corps ; Nous entendons sa voix et le bruit de son aile Jusque dans nos transports. Nous le répétons donc, ce mot qui fait d'envie Pâlir au firmament les astres radieux, Ce mot qui joint les coeurs et devient, dès la vie, Leur lien pour les cieux. Dans le ravissement d'une éternelle étreinte Ils passent entraînés, ces couples amoureux, Et ne s'arrêtent pas pour jeter avec crainte Un regard autour d'eux. Ils demeurent sereins quand tout s'écroule et tombe ; Leur espoir est leur joie et leur appui divin ; Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe Leur pied heurte en chemin. Toi-même, quand tes bois abritent leur délire, Quand tu couvres de fleurs et d'ombre leurs sentiers, Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire S'ils mouraient tout entiers ? Sous le voile léger de la beauté mortelle Trouver l'âme qu'on cherche et qui pour nous éclôt, Le temps de l'entrevoir, de s'écrier : « C'est Elle ! » Et la perdre aussitôt, Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée Change en spectre à nos yeux l'image de l'amour. Quoi ! ces voeux infinis, cette ardeur insensée Pour un être d'un jour ! Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles, Grand Dieu qui dois d'en haut tout entendre et tout voir, Que tant d'adieux navrants et tant de funérailles Ne puissent t'émouvoir, Qu'à cette tombe obscure où tu nous fais descendre Tu dises : « Garde-les, leurs cris sont superflus. Amèrement en vain l'on pleure sur leur cendre ; Tu ne les rendras plus ! » Mais non ! Dieu qu'on dit bon, tu permets qu'on espère ; Unir pour séparer, ce n'est point ton dessein. Tout ce qui s'est aimé, fût-ce un jour, sur la terre, Va s'aimer dans ton sein. III Éternité de l'homme, illusion ! chimère ! Mensonge de l'amour et de l'orgueil humain ! Il n'a point eu d'hier, ce fantôme éphémère, Il lui faut un demain ! Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle Qui brûle une minute en vos coeurs étonnés, Vous oubliez soudain la fange maternelle Et vos destins bornés. Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires Seuls au Pouvoir fatal qui détruit en créant ? Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères En face du néant. Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles : « J'aime, et j'espère voir expirer tes flambeaux. » La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles Luiront sur vos tombeaux. Vous croyez que l'amour dont l'âpre feu vous presse A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ; La fleur que vous brisez soupire avec ivresse : « Nous aussi nous aimons ! » Heureux, vous aspirez la grande âme invisible Qui remplit tout, les bois, les champs de ses ardeurs ; La Nature sourit, mais elle est insensible : Que lui font vos bonheurs ? Elle n'a qu'un désir, la marâtre immortelle, C'est d'enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor. Mère avide, elle a pris l'éternité pour elle, Et vous laisse la mort. Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ; Le reste est confondu dans un suprême oubli. Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître : Son voeu s'est accompli. Quand un souffle d'amour traverse vos poitrines, Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus, Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines Vous jettent éperdus ; Quand, pressant sur ce coeur qui va bientôt s'éteindre Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas, Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre L'Infini dans vos bras ; Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure Déchaînés dans vos flancs comme d'ardents essaims, Ces transports, c'est déjà l'Humanité future Qui s'agite en vos seins. Elle se dissoudra, cette argile légère Qu'ont émue un instant la joie et la douleur ; Les vents vont disperser cette noble poussière Qui fut jadis un coeur. Mais d'autres coeurs naîtront qui renoueront la trame De vos espoirs brisés, de vos amours éteints, Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme, Dans les âges lointains. Tous les êtres, formant une chaîne éternelle, Se passent, en courant, le flambeau de l'amour. Chacun rapidement prend la torche immortelle Et la rend à son tour. Aveuglés par l'éclat de sa lumière errante, Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea, De la tenir toujours : à votre main mourante Elle échappe déjà. Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ; Il aura sillonné votre vie un moment ; En tombant vous pourrez emporter dans l'abîme Votre éblouissement. Et quand il régnerait au fond du ciel paisible Un être sans pitié qui contemplât souffrir, Si son oeil éternel considère, impassible, Le naître et le mourir, Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même, Qu'un mouvement d'amour soit encor votre adieu ! Oui, faites voir combien l'homme est grand lorsqu'il aime, Et pardonnez à Dieu !
Frappe encor, Jupiter, accable-moi, mutile L'ennemi terrassé que tu sais impuissant ! Écraser n'est pas vaincre, et ta foudre inutile S'éteindra dans mon sang, Avant d'avoir dompté l'héroïque pensée Qui fait du vieux Titan un révolté divin ; C'est elle qui te brave, et ta rage insensée N'a cloué sur ces monts qu'un simulacre vain. Tes coups n'auront porté que sur un peu d'argile ; Libre dans les liens de cette chair fragile, L'âme de Prométhée échappe à ta fureur. Sous l'ongle du vautour qui sans fin me dévore, Un invisible amour fait palpiter encore Les lambeaux de mon cœur. Si ces pics désolés que la tempête assiège Ont vu couler parfois sur leur manteau de neige Des larmes que mes yeux ne pouvaient retenir, Vous le savez, rochers, immuables murailles Que d'horreur cependant je sentais tressaillir, La source de mes pleurs était dans mes entrailles ; C'est la compassion qui les a fait jaillir. Ce n'était point assez de mon propre martyre ; Ces flancs ouverts, ce sein qu'un bras divin déchire Est rempli de pitié pour d'autres malheureux. Je les vois engager une lutte éternelle ; L'image horrible est là ; j'ai devant la prunelle La vision des maux qui vont fondre sur eux. Ce spectacle navrant m'obsède et m'exaspère. Supplice intolérable et toujours renaissant, Mon vrai, mon seul vautour, c'est la pensée amère Que rien n'arrachera ces germes de misére Que ta haine a semés dans leur chair et leur sang. Pourtant, ô Jupiter, l'homme est ta créature ; C'est toi qui l'as conçu, c'est toi qui l'as formé, Cet être déplorable, infirme, désarmé, Pour qui tout est danger, épouvante, torture, Qui, dans le cercle étroit de ses jours enfermé, Étouffe et se débat, se blesse et se lamente. Ah ! quand tu le jetas sur la terre inclémente, Tu savais quels fléaux l'y devaient assaillir, Qu'on lui disputerait sa place et sa pâture, Qu'un souffle l'abattrait, que l'aveugle Nature Dans son indifférence allait l'ensevelir. Je l'ai trouvé blotti sous quelque roche humide, Ou rampant dans les bois, spectre hâve et timide Qui n'entendait partout que gronder et rugir, Seul affamé, seul triste au grand banquet des êtres, Du fond des eaux, du sein des profondeurs champêtres Tremblant toujours de voir un ennemi surgir. Mais quoi ! sur cet objet de ta haine immortelle, Imprudent que j'étais, je me suis attendri ; J'allumai la pensée et jetai l'étincelle Dans cet obscur limon dont tu l'avais pétri. Il n'était qu'ébauché, j'achevai ton ouvrage. Plein d'espoir et d'audace, en mes vastes desseins J'aurais sans hésiter mis les cieux au pillage, Pour le doter après du fruit de mes larcins. Je t'ai ravi le feu ; de conquête en conquête J'arrachais de tes mains ton sceptre révéré. Grand Dieu ! ta foudre à temps éclata sur ma tête ; Encore un attentat, l'homme était délivré ! La voici donc ma faute, exécrable et sublime. Compatir, quel forfait ! Se dévouer, quel crime ! Quoi ! j'aurais, impuni, défiant tes rigueurs, Ouvert aux opprimés mes bras libérateurs ? Insensé ! m'être ému quand la pitié s'expie ! Pourtant c'est Prométhée, oui, c'est ce même impie Qui naguère t'aidait à vaincre les Titans. J'étais à tes côtés dans l'ardente mêlée ; Tandis que mes conseils guidaient les combattants, Mes coups faisaient trembler la demeure étoilée. Il s'agissait pour moi du sort de l'univers : Je voulais en finir avec les dieux pervers. Ton règne allait m'ouvrir cette ère pacifique Que mon cœur transporté saluait de ses vœux. En son cours éthéré le soleil magnifique N'aurait plus éclairé que des êtres heureux. La Terreur s'enfuyait en écartant les ombres Qui voilaient ton sourire ineffable et clément, Et le réseau d'airain des Nécessités sombres Se brisait de lui-même aux pieds d'un maître aimant. Tout était joie, amour, essor, efflorescence ; Lui-même Dieu n'était que le rayonnement De la toute-bonté dans la toute-puissance. O mes désirs trompés ! O songe évanoui ! Des splendeurs d'un tel rêve, encor l'œil ébloui, Me retrouver devant l'iniquité céleste. Devant un Dieu jaloux qui frappe et qui déteste, Et dans mon désespoir me dire avec horreur : « Celui qui pouvait tout a voulu la douleur ! » Mais ne t'abuse point ! Sur ce roc solitaire Tu ne me verras pas succomber en entier. Un esprit de révolte a transformé la terre, Et j'ai dès aujourd'hui choisi mon héritier. Il poursuivra mon œuvre en marchant sur ma trace, Né qu'il est comme moi pour tenter et souffrir. Aux humains affranchis je lègue mon audace, Héritage sacré qui ne peut plus périr. La raison s'affermit, le doute est prêt à naître. Enhardis à ce point d'interroger leur maître, Des mortels devant eux oseront te citer : Pourquoi leurs maux ? Pourquoi ton caprice et ta haine ? Oui, ton juge t'attend, - la conscience humaine ; Elle ne peut t'absoudre et va te rejeter. Le voilà, ce vengeur promis à ma détresse ! Ah ! quel souffle épuré d'amour et d'allégresse En traversant le monde enivrera mon cœur Le jour où, moins hardie encor que magnanime, Au lieu de l'accuser, ton auguste victime Niera son oppresseur ! Délivré de la Foi comme d'un mauvais rêve, L'homme répudiera les tyrans immortels, Et n'ira plus, en proie à des terreurs sans trêve, Se courber lâchement au pied de tes autels. Las de le trouver sourd, il croira le ciel vide. Jetant sur toi son voile éternel et splendide, La Nature déjà te cache à son regard ; Il ne découvrira dans l'univers sans borne, Pour tout Dieu désormais, qu'un couple aveugle et morne, La Force et le Hasard. Montre-toi, Jupiter, éclate alors, fulmine, Contre ce fugitif à ton joug échappé ! Refusant dans ses maux de voir ta main divine, Par un pouvoir fatal il se dira frappé. Il tombera sans peur, sans plainte, sans prière ; Et quand tu donnerais ton aigle et ton tonnerre Pour l'entendre pousser, au fort de son tourment, Un seul cri qui t'atteste, une injure, un blasphème, Il restera muet : ce silence suprême Sera ton châtiment. Tu n'auras plus que moi dans ton immense empire Pour croire encore en toi, funeste Déité. Plutôt nier le jour ou l'air que je respire Que ta puissance inique et que ta cruauté. Perdu dans cet azur, sur ces hauteurs sublimes, Ah ! j'ai vu de trop près tes fureurs et tes crimes ; J'ai sous tes coups déjà trop souffert, trop saigné ; Le doute est impossible à mon cœur indigné. Oui ! tandis que du Mal, œuvre de ta colère, Renonçant désormais à sonder le mystère, L'esprit humain ailleurs portera son flambeau, Seul je saurai le mot de cette énigme obscure, Et j'aurai reconnu, pour comble de torture, Un Dieu dans mon bourreau.
I Du fer, du feu, du sang ! C'est elle ! c'est la Guerre Debout, le bras levé, superbe en sa colère, Animant le combat d'un geste souverain. Aux éclats de sa voix s'ébranlent les armées ; Autour d'elle traçant des lignes enflammées, Les canons ont ouvert leurs entrailles d'airain. Partout chars, cavaliers, chevaux, masse mouvante ! En ce flux et reflux, sur cette mer vivante, A son appel ardent l'épouvante s'abat. Sous sa main qui frémit, en ses desseins féroces, Pour aider et fournir aux massacres atroces Toute matière est arme, et tout homme soldat. Puis, quand elle a repu ses yeux et ses oreilles De spectacles navrants, de rumeurs sans pareilles, Quand un peuple agonise en son tombeau couché, Pâle sous ses lauriers, l'âme d'orgueil remplie, Devant l'œuvre achevée et la tâche accomplie, Triomphante elle crie à la Mort: « Bien fauché ! » Oui, bien fauché ! Vraiment la récolte est superbe ; Pas un sillon qui n'ait des cadavres pour gerbe ! Les plus beaux, les plus forts sont les premiers frappés. Sur son sein dévasté qui saigne et qui frissonne L'Humanité, semblable au champ que l'on moissonne, Contemple avec douleur tous ces épis coupés. Hélas ! au gré du vent et sous sa douce haleine Ils ondulaient au loin, des coteaux à la plaine, Sur la tige encor verte attendant leur saison. Le soleil leur versait ses rayons magnifiques ; Riches de leur trésor, sous les cieux pacifiques, Ils auraient pu mûrir pour une autre moisson. II Si vivre c'est lutter, à l'humaine énergie Pourquoi n'ouvrir jamais qu'une arène rougie ? Pour un prix moins sanglant que les morts que voilà L'homme ne pourrait-il concourir et combattre ? Manque-t-il d'ennemis qu'il serait beau d'abattre ? Le malheureux ! il cherche, et la Misère est là ! Qu'il lui crie : « A nous deux ! » et que sa main virile S'acharne sans merci contre ce flanc stérile Qu'il s'agit avant tout d'atteindre et de percer. A leur tour, le front haut, l'Ignorance et le Vice, L'un sur l'autre appuyé, l'attendent dans la lice : Qu'il y descende donc, et pour les terrasser. A la lutte entraînez les nations entières. Délivrance partout ! effaçant les frontières, Unissez vos élans et tendez-vous la main. Dans les rangs ennemis et vers un but unique, Pour faire avec succès sa trouée héroïque, Certes ce n'est pas trop de tout l'effort humain. L'heure semblait propice, et le penseur candide Croyait, dans le lointain d'une aurore splendide, Voir de la Paix déjà poindre le front tremblant. On respirait. Soudain, la trompette à la bouche, Guerre, tu reparais, plus âpre, plus farouche, Écrasant le progrès sous ton talon sanglant. C'est à qui le premier, aveuglé de furie, Se précipitera vers l'immense tuerie. A mort ! point de quartier ! L'emporter ou périr! Cet inconnu qui vient des champs ou de la forge Est un frère ; il fallait l'embrasser, - on l'égorge. Quoi ! lever pour frapper des bras faits pour s'ouvrir ! Les hameaux, les cités s'écroulent dans les flammes. Les pierres ont souffert ; mais que dire des âmes ? Près des pères les fils gisent inanimés. Le Deuil sombre est assis devant les foyers vides, Car ces monceaux de morts, inertes et livides, Étaient des cœurs aimants et des êtres aimés. Affaiblis et ployant sous la tâche infinie, Recommence, Travail ! rallume-toi, Génie ! Le fruit de vos labeurs est broyé, dispersé. Mais quoi ! tous ces trésors ne formaient qu'un domaine ; C'était le bien commun de la famille humaine, Se ruiner soi-même, ah ! c'est être insensé ! Guerre, au seul souvenir des maux que tu déchaînes, Fermente au fond des cœurs le vieux levain des haines ; Dans le limon laissé par tes flots ravageurs Des germes sont semés de rancune et de rage, Et le vaincu n'a plus, dévorant son outrage, Qu'un désir, qu'un espoir : enfanter des vengeurs. Ainsi le genre humain, à force de revanches, Arbre découronné, verra mourir ses branches, Adieu, printemps futurs ! Adieu, soleils nouveaux ! En ce tronc mutilé la sève est impossible. Plus d'ombre, plus de fleurs ! et ta hache inflexible, Pour mieux frapper les fruits, a tranché les rameaux. III Non, ce n'est point à nous, penseur et chantre austère, De nier les grandeurs de la mort volontaire ; D'un élan généreux il est beau d'y courir. Philosophes, savants, explorateurs, apôtres, Soldats de l'Idéal, ces héros sont les nôtres : Guerre ! ils sauront sans toi trouver pour qui mourir. Mais à ce fier brutal qui frappe et qui mutile, Aux exploits destructeurs, au trépas inutile, Ferme dans mon horreur, toujours je dirai : « Non ! » O vous que l'Art enivre ou quelque noble envie, Qui, débordant d'amour, fleurissez pour la vie, On ose vous jeter en pâture au canon ! Liberté, Droit, Justice, affaire de mitraille ! Pour un lambeau d'Etat, pour un pan de muraille, Sans pitié, sans remords, un peuple est massacré. - Mais il est innocent ! - Qu'importe ? On l'extermine. Pourtant la vie humaine est de source divine : N'y touchez pas, arrière ! Un homme, c'est sacré ! Sous des vapeurs de poudre et de sang, quand les astres Pâlissent indignés parmi tant de désastres, Moi-même à la fureur me laissant emporter, Je ne distingue plus les bourreaux des victimes ; Mon âme se soulève, et devant de tels crimes Je voudrais être foudre et pouvoir éclater. Du moins te poursuivant jusqu'en pleine victoire, A travers tes lauriers, dans les bras de l'Histoire Qui, séduite, pourrait t'absoudre et te sacrer, O Guerre, Guerre impie, assassin qu'on encense, Je resterai, navrée et dans mon impuissance, Bouche pour te maudire, et cœur pour t'exécrer !
La terre est bleue comme une orange Jamais une erreur les mots ne mentent pas Ils ne vous donnent plus à chanter Au tour des baisers de s’entendre Les fous et les amours Elle sa bouche d’alliance Tous les secrets tous les sourires Et quels vêtements d’indulgence À la croire toute nue. Les guêpes fleurissent vert L’aube se passe autour du cou Un collier de fenêtres Des ailes couvrent les feuilles Tu as toutes les joies solaires Tout le soleil sur la terre Sur les chemins de ta beauté.
Janvier nous prive de feuillage ; Février fait glisser nos pas ; Mars a des cheveux de nuage, Avril, des cheveux de lilas ; Mai permet les robes champêtres ; Juin ressuscite les rosiers ; Juillet met l’échelle aux fenêtres, Août, l’échelle aux cerisiers. Septembre, qui divague un peu, Pour danser sur du raisin bleu S’amuse à retarder l’aurore ; Octobre a peur ; Novembre a froid ; Décembre éteint les fleurs ; et, moi, L’année entière je t’adore !
Janvier
Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d'ange, Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi. Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi, Ce livre qui contient le spectre de ma vie, Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie, L'ombre et son ouragan, la rose et son pistil, Ce livre azuré, triste, orageux, d'où sort-il ? D'où sort le blême éclair qui déchire la brume ? Depuis quatre ans, j'habite un tourbillon d'écume ; Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j'écrivais ; Car je suis paille au vent. Va ! dit l'esprit. Je vais. Et, quand j'eus terminé ces pages, quand ce livre Se mit à palpiter, à respirer, à vivre, Une église des champs, que le lierre verdit, Dont la tour sonne l'heure à mon néant, m'a dit : Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte. - Je le réclame, a dit la forêt inquiète ; Et le doux pré fleuri m'a dit : - Donne-le-moi. La mer, en le voyant frémir, m'a dit : - Pourquoi Ne pas me le jeter, puisque c'est une voile ! - C'est à moi qu'appartient cet hymne, a dit l'étoile. - Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents. Et les oiseaux m'ont dit : - Vas-tu pas aux vivants Offrir ce livre, éclos si loin de leurs querelles ? Laisse-nous l'emporter dans nos nids sur nos ailes ! - Mais le vent n'aura point mon livre, ô cieux profonds ! Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons, Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ; Ni la verte forêt qu'emplit un bruit de ruches ; Ni l'église où le temps fait tourner son compas ; Le pré ne l'aura pas, l'astre ne l'aura pas, L'oiseau ne l'aura pas, qu'il soit aigle ou colombe, Les nids ne l'auront pas ; je le donne à la tombe. II Autrefois, quand septembre en larmes revenait, Je partais, je quittais tout ce qui me connaît, Je m'évadais ; Paris s'effaçait ; rien, personne ! J'allais, je n'étais plus qu'une ombre qui frissonne, Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler, Sachant bien que j'irais où je devais aller ; Hélas ! je n'aurais pu même dire : Je souffre ! Et, comme subissant l'attraction d'un gouffre, Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais, J'ignorais, je marchais devant moi, j'arrivais. Ô souvenirs ! ô forme horrible des collines ! Et, pendant que la mère et la soeur, orphelines, Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir Avec l'avidité morne du désespoir ; Puis j'allais au champ triste à côté de l'église ; Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise, L'oeil aux cieux, j'approchais ; l'accablement soutient ; Les arbres murmuraient : C'est le père qui vient ! Les ronces écartaient leurs branches desséchées ; Je marchais à travers les humbles croix penchées, Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ; Et je m'agenouillais au milieu des rameaux Sur la pierre qu'on voit blanche dans la verdure. Pourquoi donc dormais-tu d'une façon si dure Que tu n'entendais pas lorsque je t'appelais ? Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets, Et disaient : Qu'est-ce donc que cet homme qui songe ? Et le jour, et le soir, et l'ombre qui s'allonge, Et Vénus, qui pour moi jadis étincela, Tout avait disparu que j'étais encor là. J'étais là, suppliant celui qui nous exauce ; J'adorais, je laissais tomber sur cette fosse, Hélas ! où j'avais vu s'évanouir mes cieux, Tout mon coeur goutte à goutte en pleurs silencieux ; J'effeuillais de la sauge et de la clématite ; Je me la rappelais quand elle était petite, Quand elle m'apportait des lys et des jasmins, Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains, Gaie, et riant d'avoir de l'encre à ses doigts roses ; Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses, Je fixais mon regard sur ces froids gazons verts, Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers La pierre du tombeau, comme une lueur d'âme ! Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame Tintait dans le ciel triste et dans mon coeur saignant, Rien ne me retenait, et j'allais ; maintenant, Hélas !... - Ô fleuve ! ô bois ! vallons dont je fus l'hôte, Elle sait, n'est-ce pas ? que ce n'est pas ma faute Si, depuis ces quatre ans, pauvre coeur sans flambeau, Je ne suis pas allé prier sur son tombeau ! III Ainsi, ce noir chemin que je faisais, ce marbre Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre, Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher, La nuit, que je voyais lentement approcher, Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière, Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cette pierre, Ô mon Dieu, tout cela, c'était donc du bonheur ! Dis, qu'as-tu fait pendant tout ce temps-là ? - Seigneur, Qu'a-t-elle fait ? - Vois-tu la vie en vos demeures ? A quelle horloge d'ombre as-tu compté les heures ? As-tu sans bruit parfois poussé l'autre endormi ? Et t'es-tu, m'attendant, réveillée à demi ? T'es-tu, pâle, accoudée à l'obscure fenêtre De l'infini, cherchant dans l'ombre à reconnaître Un passant, à travers le noir cercueil mal joint, Attentive, écoutant si tu n'entendais point Quelqu'un marcher vers toi dans l'éternité sombre ? Et t'es-tu recouchée ainsi qu'un mât qui sombre, En disant : Qu'est-ce donc ? mon père ne vient pas ! Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ? Que de fois j'ai choisi, tout mouillés de rosée, Des lys dans mon jardin, des lys dans ma pensée ! Que de fois j'ai cueilli de l'aubépine en fleur ! Que de fois j'ai, là-bas, cherché la tour d'Harfleur, Murmurant : C'est demain que je pars ! et, stupide, Je calculais le vent et la voile rapide, Puis ma main s'ouvrait triste, et je disais : Tout fuit ! Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit ! Oh ! que de fois, sentant qu'elle devait m'attendre, J'ai pris ce que j'avais dans le coeur de plus tendre Pour en charger quelqu'un qui passerait par là ! Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l'appela ; Quand je lui parle, hélas ! pourquoi les ferme-t-elle ? Où serait donc le mal quand de l'ombre mortelle L'amour violerait deux fois le noir secret, Et quand, ce qu'un dieu fit, un père le ferait ? IV Que ce livre, du moins, obscur message, arrive, Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive ! Qu'il y tombe, sanglot, soupir, larme d'amour ! Qu'il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour Le baiser, la jeunesse, et l'aube, et la rosée, Et le rire adoré de la fraîche épousée, Et la joie, et mon coeur, qui n'est pas ressorti ! Qu'il soit le cri d'espoir qui n'a jamais menti, Le chant du deuil, la voix du pâle adieu qui pleure, Le rêve dont on sent l'aile qui nous effleure ! Qu'elle dise : Quelqu'un est là ; j'entends du bruit ! Qu'il soit comme le pas de mon âme en sa nuit ! Ce livre, légion tournoyante et sans nombre D'oiseaux blancs dans l'aurore et d'oiseaux noirs dans l'ombre, Ce vol de souvenirs fuyant à l'horizon, Cet essaim que je lâche au seuil de ma prison, Je vous le confie, air, souffles, nuée, espace ! Que ce fauve océan qui me parle à voix basse, Lui soit clément, l'épargne et le laisse passer ! Et que le vent ait soin de n'en rien disperser, Et jusqu'au froid caveau fidèlement apporte Ce don mystérieux de l'absent à la morte ! Ô Dieu ! puisqu'en effet, dans ces sombres feuillets, Dans ces strophes qu'au fond de vos cieux je cueillais, Dans ces chants murmurés comme un épithalame Pendant que vous tourniez les pages de mon âme, Puisque j'ai, dans ce livre, enregistré mes jours, Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds, Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ; Puisque vous ne voulez pas encor que je meure, Et qu'il faut bien pourtant que j'aille lui parler ; Puisque je sens le vent de l'infini souffler Sur ce livre qu'emplit l'orage et le mystère ; Puisque j'ai versé là toutes vos ombres, terre, Humanité, douleur, dont je suis le passant ; Puisque de mon esprit, de mon coeur, de mon sang, J'ai fait l'âcre parfum de ces versets funèbres, Va-t'en, livre, à l'azur, à travers les ténèbres ! Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit ! Oui, qu'il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit, Comme une feuille d'arbre ou comme une âme d'homme ! Qu'il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme ! Qu'il tombe au plus profond du sépulcre hagard, A côté d'elle, ô mort ! et que là, le regard, Près de l'ange qui dort, lumineux et sublime, Le voie épanoui, sombre fleur de l'abîme ! V Ô doux commencements d'azur qui me trompiez, Ô bonheurs ! je vous ai durement expiés ! J'ai le droit aujourd'hui d'être, quand la nuit tombe, Un de ceux qui se font écouter de la tombe, Et qui font, en parlant aux morts blêmes et seuls, Remuer lentement les plis noirs des linceuls, Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut les pierres, Les grains dans les sillons, les ombres dans les bières, La vague et la nuée, et devient une voix De la nature, ainsi que la rumeur des bois. Car voilà, n'est-ce pas, tombeaux ? bien des années, Que je marche au milieu des croix infortunées, Échevelé parmi les ifs et les cyprès, L'âme au bord de la nuit, et m'approchant tout près, Et que je vais, courbé sur le cercueil austère, Questionnant le plomb, les clous, le ver de terre Qui pour moi sort des yeux de la tête de mort, Le squelette qui rit, le squelette qui mord, Les mains aux doigts noueux, les crânes, les poussières, Et les os des genoux qui savent des prières ! Hélas ! j'ai fouillé tout. J'ai voulu voir le fond. Pourquoi le mal en nous avec le bien se fond, J'ai voulu le savoir. J'ai dit : Que faut-il croire ? J'ai creusé la lumière, et l'aurore, et la gloire, L'enfant joyeux, la vierge et sa chaste frayeur, Et l'amour, et la vie, et l'âme, - fossoyeur. Qu'ai-je appris ? J'ai, pensif , tout saisi sans rien prendre ; J'ai vu beaucoup de nuit et fait beaucoup de cendre. Qui sommes-nous ? que veut dire ce mot : Toujours ? J'ai tout enseveli, songes, espoirs, amours, Dans la fosse que j'ai creusée en ma poitrine. Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ? Oh ! que ne suis-je encor le rêveur d'autrefois, Qui s'égarait dans l'herbe, et les prés, et les bois, Qui marchait souriant, le soir, quand le ciel brille, Tenant la main petite et blanche de sa fille, Et qui, joyeux, laissant luire le firmament, Laissant l'enfant parler, se sentait lentement Emplir de cet azur et de cette innocence ! Entre Dieu qui flamboie et l'ange qui l'encense, J'ai vécu, j'ai lutté, sans crainte, sans remord. Puis ma porte soudain s'ouvrit devant la mort, Cette visite brusque et terrible de l'ombre. Tu passes en laissant le vide et le décombre, Ô spectre ! tu saisis mon ange et tu frappas. Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas. VI Je ne puis plus reprendre aujourd'hui dans la plaine Mon sentier d'autrefois qui descend vers la Seine ; Je ne puis plus aller où j'allais ; je ne puis, Pareil à la laveuse assise au bord du puits, Que m'accouder au mur de l'éternel abîme ; Paris m'est éclipsé par l'énorme Solime ; La haute Notre-Dame à présent, qui me luit, C'est l'ombre ayant deux tours, le silence et la nuit, Et laissant des clartés trouer ses fatals voiles ; Et je vois sur mon front un panthéon d'étoiles ; Si j'appelle Rouen, Villequier, Caudebec, Toute l'ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck ! Et, si je pars, m'arrête à la première lieue, Et me dit: Tourne-toi vers l'immensité bleue ! Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos. Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots ! A quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ? Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ? Où vas-tu de la sorte et machinalement ? Ô songeur ! penche-toi sur l'être et l'élément ! Écoute la rumeur des âmes dans les ondes ! Contemple, s'il te faut de la cendre, les mondes ; Cherche au moins la poussière immense, si tu veux Mêler de la poussière à tes sombres cheveux, Et regarde, en dehors de ton propre martyre, Le grand néant, si c'est le néant qui t'attire ! Sois tout à ces soleils où tu remonteras ! Laisse là ton vil coin de terre. Tends les bras, Ô proscrit de l'azur, vers les astres patries ! Revois-y refleurir tes aurores flétries ; Deviens le grand oeil fixe ouvert sur le grand tout. Penche-toi sur l'énigme où l'être se dissout, Sur tout ce qui naît, vit, marche, s'éteint, succombe, Sur tout le genre humain et sur toute la tombe ! Mais mon coeur toujours saigne et du même côté. C'est en vain que les cieux, les nuits, l'éternité, Veulent distraire une âme et calmer un atome. Tout l'éblouissement des lumières du dôme M'ôte-t-il une larme ? Ah ! l'étendue a beau Me parler, me montrer l'universel tombeau, Les soirs sereins, les bois rêveurs, la lune amie ; J'écoute, et je reviens à la douce endormie. VII Des fleurs ! oh ! si j'avais des fleurs ! si Je pouvais Aller semer des lys sur ces deux froids chevets ! Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle ! Les fleurs sont l'or, l'azur, l'émeraude, l'opale ! Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ; Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes ! Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes, Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir, Puisqu'il nous fait lâcher ce qu'on croyait tenir, Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde, Sur la première porte en scelle une seconde, Et, sur le père triste et sur l'enfant qui dort, Ferme l'exil après avoir fermé la mort, Puisqu'il est impossible à présent que je jette Même un brin de bruyère à sa fosse muette, C'est bien le moins qu'elle ait mon âme, n'est-ce pas ? Ô vent noir dont j'entends sur mon plafond le pas ! Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle ! Mers, nuits ! et je l'ai mise en ce livre pour elle ! Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant Que nous avons laissé derrière nous, rêvant. Prends. Et, quoique de loin, reconnais ma voix, âme ! Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ; Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ; Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi. Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume ! Qu'entre tes vagues mains il devienne fantôme ! Qu'il blanchisse, pareil à l'aube qui pâlit, A mesure que l'oeil de mon ange le lit, Et qu'il s'évanouisse, et flotte, et disparaisse, Ainsi qu'un âtre obscur qu'un souffle errant caresse, Ainsi qu'une lueur qu'on voit passer le soir, Ainsi qu'un tourbillon de feu de l'encensoir, Et que, sous ton regard éblouissant et sombre, Chaque page s'en aille en étoiles dans l'ombre ! VIII Oh ! quoi que nous fassions et quoi que nous disions, Soit que notre âme plane au vent des visions, Soit qu'elle se cramponne à l'argile natale, Toujours nous arrivons à ta grotte fatale, Gethsémani ! qu'éclaire une vague lueur ! Ô rocher de l'étrange et funèbre sueur ! Cave où l'esprit combat le destin ! ouverture Sur les profonds effrois de la sombre nature ! Antre d'où le lion sort rêveur, en voyant Quelqu'un de plus sinistre et de plus effrayant, La douleur, entrer, pâle, amère, échevelée ! Ô chute ! asile ! ô seuil de la trouble vallée D'où nous apercevons nos ans fuyants et courts, Nos propres pas marqués dans la fange des jours, L'échelle où le mal pèse et monte, spectre louche, L'âpre frémissement de la palme farouche, Les degrés noirs tirant en bas les blancs degrés, Et les frissons aux fronts des anges effarés ! Toujours nous arrivons à cette solitude, Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude ! Paix à l'ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez ! Êtres, groupes confus lentement transformés ! Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes ! Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes, Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids, Dormez ! dormez, brins d'herbe, et dormez, infinis ! Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse ! Silence sur la grande horreur religieuse, Sur l'océan qui lutte et qui ronge son mors, Et sur l'apaisement insondable des morts ! Paix à l'obscurité muette et redoutée, Paix au doute effrayant, à l'immense ombre athée, A toi, nature, cercle et centre, âme et milieu, Fourmillement de tout, solitude de Dieu ! Ô générations aux brumeuses haleines, Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines ! Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez ! Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés ! Tout est religion et rien n'est imposture. Que sur toute existence et toute créature, Vivant du souffle humain ou du souffle animal, Debout au seuil du bien, croulante au bord du mal, Tendre ou farouche, immonde ou splendide, humble ou grande, La vaste paix des cieux de toutes parts descende ! Que les enfers dormants rêvent les paradis ! Assoupissez-vous, flots, mers, vents, âmes, tandis Qu'assis sur la montagne en présence de l'Être, Précipice où l'on voit pêle-mêle apparaître Les créations, l'astre et l'homme, les essieux De ces chars de soleil que nous nommons les cieux, Les globes, fruits vermeils des divines ramées, Les comètes d'argent dans un champ noir semées, Larmes blanches du drap mortuaire des nuits, Les chaos, les hivers, ces lugubres ennuis, Pâle, ivre d'ignorance, ébloui de ténèbres, Voyant dans l'infini s'écrire des algèbres, Le contemplateur, triste et meurtri, mais serein, Mesure le problème aux murailles d'airain, Cherche à distinguer l'aube à travers les prodiges, Se penche, frémissant, au puits des grands vertiges, Suit de l'oeil des blancheurs qui passent, alcyons, Et regarde, pensif, s'étoiler de rayons, De clartés, de lueurs, vaguement enflammées, Le gouffre monstrueux plein d'énormes fumées. Guernesey, 2 novembre 1855, jour des morts.
On ne peut trop louer trois sortes de personnes : Les dieux, sa maîtresse, et son roi. Malherbe le disait ; j'y souscris, quant à moi : Ce sont maximes toujours bonnes. La louange chatouille et gagne les esprits. Les faveurs d'une belle en sont souvent le prix. Voyons comme les dieux l'ont quelquefois payée. Simonide, avait entrepris L'éloge d'un athlète ; et la chose essayée, Il trouva son sujet plein de récits tout nus. Les parents de l'athlète étaient gens inconnus ; Son père, un bon bourgeois ; lui, sans autre mérite ; Matière infertile et petite. Le poète d'abord parla de son héros. Après en avoir dit ce qu'il en pouvait dire, Il se jette à côté, se met sur le propos De Castor et Pollux ; ne manque pas d'écrire Que leur exemple était aux lutteurs glorieux ; Élève leurs combats, spécifiant les lieux Où ces frères s'étaient signalés davantage ; Enfin l'éloge de ces dieux Faisait les deux tiers de l'ouvrage. L'athlète avait promis d'en payer un talent ; Mais quand il le vit, le galand N'en donna que le tiers ; et dit fort franchement Que Castor et Pollux acquittassent le reste. " Faites-vous contenter par ce couple céleste. Je vous veux traiter cependant : Venez souper chez moi ; nous ferons bonne vie : Les conviés sont gens choisis, Mes parents, mes meilleurs amis ; Soyez donc de la compagnie. " Simonide promit. Peut-être qu'il eut peur De perdre, outre son dû, le gré de sa louange. Il vient : l'on festine, l'on mange. Chacun étant en belle humeur, Un domestique accourt, l'avertit qu'à la porte Deux hommes demandaient à le voir promptement. Il sort de table ; et la cohorte N'en perd pas un seul coup de dent. Ces deux hommes étaient les gémeaux de l'éloge. Tous deux lui rendent grâce ; et pour prix de ses vers, Ils l'avertissent qu'il déloge, Et que cette maison va tomber à l'envers. La prédiction en fut vraie. Un pilier manque ; et le plafonds, Ne trouvant plus rien qui l'étaie, Tombe sur le festin, brise plats et flacons, N'en fait pas moins aux échansons. Ce ne fut pas le pis ; car pour rendre complète La vengeance due au poète, Une poutre cassa les jambes à l'athlète, Et renvoya les conviés Pour la plupart estropiés. La Renommée eut soin de publier l'affaire : Chacun cria miracle. On doubla le salaire Que méritaient les vers d'un homme aimé des dieux. Il n'était fils de bonne mère Qui, les payant à qui mieux mieux, Pour ses ancêtres n'en fit faire. Je reviens à mon texte, et dis premièrement Qu'on ne saurait manquer de louer largement Les dieux et leurs pareils ; de plus, que Melpomène Souvent, sans déroger, trafique de sa peine ; Enfin qu'on doit tenir notre art en quelque prix. Les grands se font honneur dès lors qu'ils nous font grâce : Jadis l'Olympe et le Parnasse Étaient frères et bons amis.
Un homme chérissait éperdument sa chatte ; Il la trouvait mignonne, et belle, et délicate, Qui miaulait d'un ton fort doux : Il était plus fou que les fous. Cet homme donc, par prières, par larmes, Par sortilèges et par charmes, Fait tant qu'il obtient du destin Que sa chatte, en un beau matin, Devient femme ; et le matin même, Maître sot en fait sa moitié. Le voilà fou d'amour extrême, De fou qu'il était d'amitié. Jamais la dame la plus belle Ne charma tant son favori Que fait cette épouse nouvelle Son hypocondre de mari. Il l'amadoue ; elle le flatte : Il n'y trouve plus rien de chatte ; Et, poussant l'erreur jusqu'au bout, La croit femme en tout et partout : Un soir quelques souris qui rongeaient de la natte Troublèrent le plaisir des nouveaux mariés. Aussitôt la femme est sur pieds. Elle manqua son aventure. Souris de revenir femme d'être en posture : Pour cette fois elle accourut à point ; Car ayant changé de figure, Les souris ne la craignaient point. Ce lui fut toujours une amorce, Tant le naturel a de force. Il se moque de tout, certain âge accompli. Le vase est imbibé, l'étoffe a pris son pli. En vain de son train ordinaire On le veut désaccoutumer : Quelque chose qu'on puisse faire, On ne saurait le réformer. Coups de fourche ni d'étrivières Ne lui font changer de manières ; Et fussiez-vous embâtonnés, Jamais vous n'en serez les maîtres. Qu'on lui ferme la porte au nez, Il reviendra par les fenêtres.
J'espérais bien pleurer, mais je croyais souffrir En osant te revoir, place à jamais sacrée, Ô la plus chère tombe et la plus ignorée Où dorme un souvenir ! Que redoutiez-vous donc de cette solitude, Et pourquoi, mes amis, me preniez-vous la main, Alors qu'une si douce et si vieille habitude Me montrait ce chemin ? Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries, Et ces pas argentins sur le sable muet, Ces sentiers amoureux, remplis de causeries, Où son bras m'enlaçait. Les voilà, ces sapins à la sombre verdure, Cette gorge profonde aux nonchalants détours, Ces sauvages amis, dont l'antique murmure A bercé mes beaux jours. Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse, Comme un essaim d'oiseaux, chante au bruit de mes pas. Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse, Ne m'attendiez-vous pas ? Ah ! laissez-les couler, elles me sont bien chères, Ces larmes que soulève un cœur encor blessé ! Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières Ce voile du passé ! Je ne viens point jeter un regret inutile Dans l'écho de ces bois témoins de mon bonheur. Fière est cette forêt dans sa beauté tranquille, Et fier aussi mon cœur. Que celui-là se livre à des plaintes amères, Qui s'agenouille et prie au tombeau d'un ami. Tout respire en ces lieux ; les fleurs des cimetières Ne poussent point ici. Voyez ! la lune monte à travers ces ombrages. Ton regard tremble encor, belle reine des nuits; Mais du sombre horizon déjà tu te dégages, Et tu t'épanouis. Ainsi de cette terre, humide encor de pluie, Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour; Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie Sort mon ancien amour. Que sont-ils devenus, les chagrins de ma vie ? Tout ce qui m'a fait vieux est bien loin maintenant; Et rien qu'en regardant cette vallée amie Je redeviens enfant. Ô puissance du temps ! ô légères années ! Vous emportez nos pleurs, nos cris et nos regrets; Mais la pitié vous prend, et sur nos fleurs fanées Vous ne marchez jamais. Tout mon cœur te bénit, bonté consolatrice ! Je n'aurais jamais cru que l'on pût tant souffrir D'une telle blessure, et que sa cicatrice Fût si douce à sentir. Loin de moi les vains mots, les frivoles pensées, Des vulgaires douleurs linceul accoutumé, Que viennent étaler sur leurs amours passées Ceux qui n'ont point aimé ! Dante, pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misère Qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur ? Quel chagrin t'a dicté cette parole amère, Cette offense au malheur ? En est-il donc moins vrai que la lumière existe, Et faut-il l'oublier du moment qu'il fait nuit ? Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste, Est-ce toi qui l'as dit ? Non, par ce pur flambeau dont la splendeur m'éclaire, Ce blasphème vanté ne vient pas de ton cœur. Un souvenir heureux est peut-être sur terre Plus vrai que le bonheur. Eh quoi ! l'infortuné qui trouve une étincelle Dans la cendre brûlante où dorment ses ennuis, Qui saisit cette flamme et qui fixe sur elle Ses regards éblouis ; Dans ce passé perdu quand son âme se noie, Sur ce miroir brisé lorsqu'il rêve en pleurant, Tu lui dis qu'il se trompe, et que sa faible joie N'est qu'un affreux tourment ! Et c'est à ta Françoise, à ton ange de gloire, Que tu pouvais donner ces mots à prononcer, Elle qui s'interrompt, pour conter son histoire, D'un éternel baiser ! Qu'est-ce donc, juste Dieu, que la pensée humaine, Et qui pourra jamais aimer la vérité, S'il n'est joie ou douleur si juste et si certaine Dont quelqu'un n'ait douté ? Comment vivez-vous donc, étranges créatures ? Vous riez, vous chantez, vous marchez à grands pas; Le ciel et sa beauté, le monde et ses souillures Ne vous dérangent pas ; Mais, lorsque par hasard le destin vous ramène Vers quelque monument d'un amour oublié, Ce caillou vous arrête, et cela vous fait peine Qu'il vous heurte le pied. Et vous criez alors que la vie est un songe ; Vous vous tordez les bras comme en vous réveillant, Et vous trouvez fâcheux qu'un si joyeux mensonge Ne dure qu'un instant. Malheureux ! cet instant où votre âme engourdie A secoué les fers qu'elle traîne ici-bas, Ce fugitif instant fut toute votre vie ; Ne le regrettez pas ! Regrettez la torpeur qui vous cloue à la terre, Vos agitations dans la fange et le sang, Vos nuits sans espérance et vos jours sans lumière C'est là qu'est le néant ! Mais que vous revient-il de vos froides doctrines ? Que demandent au ciel ces regrets inconstants Que vous allez semant sur vos propres ruines, À chaque pas du Temps ? Oui, sans doute, tout meurt; ce monde est un grand rêve, Et le peu de bonheur qui nous vient en chemin, Nous n'avons pas plus tôt ce roseau dans la main, Que le vent nous l'enlève. Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments Que deux êtres mortels échangèrent sur terre, Ce fut au pied d'un arbre effeuillé par les vents, Sur un roc en poussière. Ils prirent à témoin de leur joie éphémère Un ciel toujours voilé qui change à tout moment, Et des astres sans nom que leur propre lumière Dévore incessamment. Tout mourait autour d'eux, l'oiseau dans le feuillage, La fleur entre leurs mains, l'insecte sous leurs pieds, La source desséchée où vacillait l'image De leurs traits oubliés ; Et sur tous ces débris joignant leurs mains d'argile, Étourdis des éclairs d'un instant de plaisir, Ils croyaient échapper à cet Être immobile Qui regarde mourir ! - Insensés ! dit le sage ? Heureux ! dit le poète. Et quels tristes amours as-tu donc dans le cœur, Si le bruit du torrent te trouble et t'inquiète, Si le vent te fait peur ? J'ai vu sous le soleil tomber bien d'autres choses Que les feuilles des bois et l'écume des eaux, Bien d'autres s'en aller que le parfum des roses Et le chant des oiseaux. Mes yeux ont contemplé des objets plus funèbres Que Juliette morte au fond de son tombeau, Plus affreux que le toast à l'ange des ténèbres Porté par Roméo. J'ai vu ma seule amie, à jamais la plus chère, Devenue elle-même un sépulcre blanchi, Une tombe vivante où flottait la poussière De notre mort chéri, De notre pauvre amour, que, dans la nuit profonde, Nous avions sur nos cœurs si doucement bercé ! C'était plus qu'une vie, hélas ! c'était un monde Qui s'était effacé ! Oui, jeune et belle encor, plus belle, osait-on dire, Je l'ai vue, et ses yeux brillaient comme autrefois. Ses lèvres s'entrouvraient, et c'était un sourire, Et c'était une voix ; Mais non plus cette voix, non plus ce doux langage, Ces regards adorés dans les miens confondus; Mon cœur, encor plein d'elle, errait sur son visage, Et ne la trouvait plus. Et pourtant j'aurais pu marcher alors vers elle, Entourer de mes bras ce sein vide et glacé, Et j'aurais pu crier : Qu'as-tu fait, infidèle, Qu'as-tu fait du passé ? Mais non : il me semblait qu'une femme inconnue Avait pris par hasard cette voix et ces yeux; Et je laissai passer cette froide statue En regardant les cieux. Eh bien ! ce fut sans doute une horrible misère Que ce riant adieu d'un être inanimé. Eh bien ! qu'importe encore ? Ô nature ! ô ma mère ! En ai-je moins aimé ? La foudre maintenant peut tomber sur ma tête ; Jamais ce souvenir ne peut m'être arraché ! Comme le matelot brisé par la tempête, Je m'y tiens attaché. Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent ; Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain, Ni si ces vastes cieux éclaireront demain Ce qu'ils ensevelissent. Je me dis seulement : À cette heure, en ce lieu, Un jour, je fus aimé, j'aimais, elle était belle. J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle, Et je l'emporte à Dieu !
À quoi veux-tu songer? À toi. Songeons à toi. Non, je ne juge pas ton amer caractère; Rien de ton coeur serré ne me parait étroit Si sur toi j'ai plié mon amour de la terre, Mon amour des humains, de l'infini, des cieux, Ma facile allégresse à répandre ma vie, À rejoindre d'un bond, par les ailes des yeux, L'éther qui m'appartient et dont tous ont envie ! Qu'y a-t-il de plus sûr et de meilleur que toi, Ou, du moins, que l'amour brisant que tu m'inspires ? - Le souci, les regrets, la mort sous tous les toits, L'ambition qui râle et l'ennui qui soupire ! - Moi je suis à l'abri ! Je n'ai, pour me tuer, Pour me faire languir, pour créer ma détresse, Que l'anxieux regard dans tes yeux situé, Que l'accablant désert où souvent tu me laisses. C'est assez ! Ah ! c'est trop ! Ou bien c'est suffisant ! Ces suprêmes chagrins m'ont d'autres maux guérie; Et quelquefois je sens se réjouir mon sang Quand tu ris comme l'eau dans la fraîche prairie !
Ai-je imprudemment souhaité Guérir de toi ? Quelle ignorance M'irritait contre ma souffrance ! - Ah ! Que rien ne me soit ôté De la détresse qui me cache Le passé, le lendemain ! Sois La seule chose que je sache Et qui blesse ! Rien ne déçoit Dans la sombre et féconde ivresse D'un désir encore ascendant. - Lèvres rêveuses sur les dents, Regard qui se meut ou se pose, Gardez votre pouvoir ardent, Vous qui, dans une chambre close, Par le souvenir obsédant,
Je n'attends pas de la Nature Qu'elle ajoute à mon coeur fougueux Par sa lumière et sa verdure, Et pourtant le printemps m'émeut: Ces mille petits paysages Que forment les arbres légers Gonflés d'un transparent feuillage M'arrêtent et me font songer. Je songe, et je vois que ton être, Que je n'entourais que d'amour, Me touche bien quand le pénètre Le subit éclat des beaux jours! Sous cet azur tu ne ressembles Plus à toi seul, mais à mes voeux, À ce grand coeur aventureux, Aux voyages qu'on fait ensemble, Aux villes où l'on est soudain Rapprochés par le romanesque, Où la tristesse et l'ennui presque Exaltent le suave instinct. J'imagine que la musique, La chaleur, la soif, les dangers, Rendraient le plaisir frénétique Dans la maison des étrangers! Il ne serait pas nécessaire Que tu comprisses ces besoins, Tu pourrais languir et te taire, Dans l'amour l'un seul a des soins. Mais si je ne dois te connaître Que dans un indolent séjour, Loin des palais où les fenêtres. Montrent les palmiers dans les cours, Loin de ces rives chaleureuses Où, les nuits, les âmes rêvant Prennent, dans l'ardeur amoureuse, Les cieux constellés pour divan, Si jamais, - bonheur de naguère, Enfance! attente! volupté! Nous ne goûtons la joie vulgaire Et tendre, dans les soirs d'été, De voir que flamboie et fait rage La foire dans un petit bourg, Et que le cirque et son tapage Viennent s'immiscer dans l'amour, Je me bornerai à ta vie, Aux limites de tes souhaits, Repoussant le dieu qui convie À fuir la tendresse et la paix...
Je t'aimais par les yeux, je puis Me détourner de ton visage, Te parler sans boire à ce puits De ton regard vibrant et sage. Je t'accosterai comme font Les prêtres avec les abbesses; Plus rien ne trouble et ne confond Une paupière qui s'abaisse. Si terrible que soit l'amour, Si spontané, ferme, invincible, Le coeur heureux l'aidait toujours... Mais tu me seras invisible. Grave, je porterai le deuil, Que nul hormis toi ne soupçonne, De dédaigner sur ta personne L'injuste beauté de ton oeil. Quand ta voix engageante et tiède Voudra reprendre le chemin De mon coeur, qui te vint en aide Avec la douceur de mes mains, J'aurai cet aspect d'infortune Qui surprend et fait hésiter; Tu pourras, sombre iniquité, Croire enfin que tu m'importunes ! Comment me nuirait désormais Ton fin et vivant paysage Si mes yeux n'abordent jamais Son délicat coloriage ? Si jamais je ne me repais De la nourriture irritante Par quoi je détruisais ma paix ? Si plus rien en toi ne me tente ? - Et qu'étais-tu, toi que j'ai craint Plus que toute mort et tout blâme, Si ton charme succombe au frein Du noble souci de mon âme ?
Peut-être faut-il accepter, Dans la détresse de l'amour, Ces grandes douleurs sans contours Pareilles à la sainteté. - Je ne veux pas que l'on retire À mon coeur, sans autre habitude Désormais que ce doux martyre, L'affligeante béatitude !
Pourquoi ce besoin fort et triste De voir haleter et languir Dans la détresse du plaisir Le corps rêveur que l'on assiste ? Espère-t-on ainsi capter La part de l'âme inviolable, Et voler, par la volupté, A l'être épars et dévasté, Sa solitude insaisissable ? Ah! pouvoir excéder mes droits, Pouvoir te dérober dans l'ombre Ton secret, tes forces, tes lois, Et sentir que ton désarroi Appartient à mon âme sombre Plus que je n'appartiens à toi !
Que crains-tu ? L'excès ? l'abondance D'un coeur où tout vient s'engloutir ? Tu crains ma voix, mon pas qui danse ? Pourtant, j'ai si peur de meurtrir, Même de loin, ta nonchalance ! Ma main se prive de saisir Ta belle main qui se balance. Tu vois, je me tiens à distance, Renonçant au moindre plaisir.... Va, tu peux avoir confiance Dans les êtres de grand désir !
Tu as ta force, j'ai ma ruse; Ta force est d'être ce que j'aime, Elle est dans ta faiblesse même. - Mais parfois mon instinct plaintif Écoute d'un coeur attentif Ma passion pour toi qui s'use. Tu ne peux t'en douter, sachant Qu'on n'épuise jamais mon âme, Tu n'entends pas mon secret blâme, Ni ce léger chant triomphant D'une ardeur que le temps entame. Tu restes calme et confiant. - Mais moi, épiant ma détresse, Je perçois jusqu'au battement Plus délicat de mon ivresse; Je goûte, - lourde et sans tourment, - Une consolante paresse. - Ah ! si je pouvais oublier Ces instants courts, rares, extrêmes, Où, mes doigts à tes bras liés, Je poursuis en ton coeur pillé Je ne sais quel plus pur moi-même, Je déferais mon coeur du tien, Et, recouvrant mon amplitude, J'irais vers cette solitude En qui tout être m'appartient !...
Dans les lendemains que le sort file et tresse, Les êtres futurs ne nous oublieront pas… Nous ne craignons point, Atthis, ô ma maîtresse ! L’ombre du trépas. Car ceux qui naîtront après nous dans ce monde Où râlent les chants jetteront leur soupir Vers moi, qui t’aimais d’une angoisse profonde, Vers toi, mon Désir. Les jours ondoyants que la clarté nuance, Les nuits de parfums viendront éterniser Nos frémissements, notre ardente souffrance Et notre baiser.
Dans l’avenir gris comme une aube incertaine, Quelqu’un, je le crois, se souviendra de nous, En voyant brûler sur l’ambre de la plaine L’automne aux yeux roux. Un être parmi les êtres de la terre, O ma Volupté ! se souvenir de nous, Une femme, ayant à son front le mystère Violent et doux. Elle chérira l’embrun léger qui fume Et les oliviers aussi beaux que la mer, La fleur de la neige et la fleur de l’écume, Le soir et l’hiver. Attristant d’adieux les rives et les bergers, Sous les gravités d’un œil obscurci, Elle connaîtra l’amour sacré des vierges Atthis, mon Souci.