Poésie française
À VICTOR HUGO Tu l'as dit : C'en est fait ; ni fuite ni refuge Devant l'assaut prochain et furibond des flots. Ils avancent toujours. C'est sur ce mot, Déluge, Poète de malheur, que ton livre s'est clos. Mais comment osa-t-il échapper à ta bouche ? Ah ! pour le prononcer, même au dernier moment, Il fallait ton audace et ton ardeur farouche, Tant il est plein d'horreur et d'épouvantement. Vous êtes avertis : c'est une fin de monde Que ces flux, ces rumeurs, ces agitations. Nous n'en sommes encore qu'aux menaces de l'onde, À demain les fureurs et les destructions. Déjà depuis longtemps, saisis de terreurs vagues, Nous regardions la mer qui soulevait son sein, Et nous nous demandions : « Que veulent donc ces vagues ? On dirait qu'elles ont quelque horrible dessein. » Tu viens de le trahir ce secret lamentable ; Grâce à toi, nous savons à quoi nous en tenir. Oui, le Déluge est là, terrible, inévitable ; Ce n'est pas l'appeler que de le voir venir. Pourtant, nous l'avouerons, si toutes les colères De ce vaste océan qui s'agite et qui bout, N'allaient qu'à renverser quelques tours séculaires Que nous nous étonnions de voir encore debout, Monuments que le temps désagrège ou corrode, Et qui nous inspiraient une secrète horreur : Obstacles au progrès, missel usé, vieux code, Où se réfugiaient l'injustice et l'erreur, Des autels délabrés, des trônes en décombre Qui nous rétrécissaient à dessein l'horizon, Et dont les débris seuls projetaient assez d'ombre Pour retarder longtemps l'humaine floraison, Nous aurions à la mer déjà crié : « Courage ! Courage ! L'oeuvre est bon que ton onde accomplit. » Mais quoi ! ne renverser qu'un môle ou qu'un barrage ? Ce n'est pas pour si peu qu'elle sort de son lit. Ses flots, en s'élançant par-dessus toute cime, N'obéissent, hélas ! qu'à d'aveugles instincts. D'ailleurs, sachez-le bien, ces enfants de l'abîme, Pour venir de plus bas, n'en sont que plus hautains. Rien ne satisfera leur convoitise immense. Dire : « Abattez ceci, mais respectez cela, » N'amènerait en eux qu'un surcroît de démence ; On ne fait point sa part à cet Océan-là. Ce qu'il lui faut, c'est tout. Le même coup de houle Balaiera sous les yeux de l'homme épouvanté Le phare qui s'élève et le temple qui croule, Ce qui voilait le jour ou donnait la clarté, L'obscure sacristie et le laboratoire, Le droit nouveau, le droit divin et ses décrets, Le souterrain profond et le haut promontoire D'où nous avions déjà salué le Progrès. Tout cela ne fera qu'une ruine unique. Avenir et passé s'y vont amonceler. Oui, nous le proclamons, ton Déluge est inique : Il ne renversera qu'afin de niveler. Si nous devons bientôt, des bas-fonds en délire, Le voir s'avancer, fier de tant d'écroulements, Du moins nous n'aurons pas applaudi de la lyre Au triomphe futur d'ignobles éléments. Nous ne trouvons en nous que des accents funèbres, Depuis que nous savons l'affreux secret des flots. Nous voulions la lumière, ils feront les ténèbres ; Nous rêvions l'harmonie, et voici le chaos. Vieux monde, abîme-toi, disparais, noble arène Où jusqu'au bout l'Idée envoya ses lutteurs, Où le penseur lui-même, à sa voix souveraine, Pour combattre au besoin, descendait des hauteurs. Tu ne méritais pas, certes, un tel cataclysme, Toi si fertile encore, ô vieux sol enchanté ! D'où pour faire jaillir des sources d'héroïsme, Il suffisait d'un mot, Patrie ou Liberté ! Un océan fangeux va couvrir de ses lames Tes sillons où germaient de sublimes amours, Terrain cher et sacré, fait d'alluvions d'âmes, Et qui ne demandais qu'à t'exhausser toujours. Que penseront les cieux et que diront les astres, Quand leurs rayons en vain chercheront tes sommets, Et qu'ils assisteront d'en haut à tes désastres, Eux qui croyaient pouvoir te sourire à jamais ? De quel œil verront-ils, du fond des mers sans borne, À la place où jadis s'étalaient tes splendeurs, Émerger brusquement dans leur nudité morne, Des continents nouveaux sans verdure et sans fleurs ? Ah ! si l'attraction à la céleste voûte Par de fermes liens ne les attachait pas, Ils tomberaient du ciel ou changeraient de route, Plutôt que d'éclairer un pareil ici-bas. Nous que rien ne retient, nous, artistes qu'enivre L'Idéal qu'ardemment poursuit notre désir, Du moins nous n'aurons point la douleur de survivre Au monde où nous avions espéré le saisir. Nous serons les premiers que les vents et que l'onde Emporteront brisés en balayant nos bords. Dans les gouffres ouverts d'une mer furibonde, N'ayant pu les sauver, nous suivrons nos trésors. Après tout, quand viendra l'heure horrible et fatale, En plein déchaînement d'aveugles appétits, Sous ces flots gros de haine et de rage brutale, Les moins à plaindre encore seront les engloutis.
À M. Louis de Ronchaud I Regardez-les passer, ces couples éphémères ! Dans les bras l'un de l'autre enlacés un moment, Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières, Font le même serment : Toujours ! Un mot hardi que les cieux qui vieillissent Avec étonnement entendent prononcer, Et qu'osent répéter des lèvres qui pâlissent Et qui vont se glacer. Vous qui vivez si peu, pourquoi cette promesse Qu'un élan d'espérance arrache à votre coeur, Vain défi qu'au néant vous jetez, dans l'ivresse D'un instant de bonheur ? Amants, autour de vous une voix inflexible Crie à tout ce qui naît : « Aime et meurs ici-bas ! » La mort est implacable et le ciel insensible ; Vous n'échapperez pas. Eh bien ! puisqu'il le faut, sans trouble et sans murmure, Forts de ce même amour dont vous vous enivrez Et perdus dans le sein de l'immense Nature, Aimez donc, et mourez ! II Non, non, tout n'est pas dit, vers la beauté fragile Quand un charme invincible emporte le désir, Sous le feu d'un baiser quand notre pauvre argile A frémi de plaisir. Notre serment sacré part d'une âme immortelle ; C'est elle qui s'émeut quand frissonne le corps ; Nous entendons sa voix et le bruit de son aile Jusque dans nos transports. Nous le répétons donc, ce mot qui fait d'envie Pâlir au firmament les astres radieux, Ce mot qui joint les coeurs et devient, dès la vie, Leur lien pour les cieux. Dans le ravissement d'une éternelle étreinte Ils passent entraînés, ces couples amoureux, Et ne s'arrêtent pas pour jeter avec crainte Un regard autour d'eux. Ils demeurent sereins quand tout s'écroule et tombe ; Leur espoir est leur joie et leur appui divin ; Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe Leur pied heurte en chemin. Toi-même, quand tes bois abritent leur délire, Quand tu couvres de fleurs et d'ombre leurs sentiers, Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire S'ils mouraient tout entiers ? Sous le voile léger de la beauté mortelle Trouver l'âme qu'on cherche et qui pour nous éclôt, Le temps de l'entrevoir, de s'écrier : « C'est Elle ! » Et la perdre aussitôt, Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée Change en spectre à nos yeux l'image de l'amour. Quoi ! ces voeux infinis, cette ardeur insensée Pour un être d'un jour ! Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles, Grand Dieu qui dois d'en haut tout entendre et tout voir, Que tant d'adieux navrants et tant de funérailles Ne puissent t'émouvoir, Qu'à cette tombe obscure où tu nous fais descendre Tu dises : « Garde-les, leurs cris sont superflus. Amèrement en vain l'on pleure sur leur cendre ; Tu ne les rendras plus ! » Mais non ! Dieu qu'on dit bon, tu permets qu'on espère ; Unir pour séparer, ce n'est point ton dessein. Tout ce qui s'est aimé, fût-ce un jour, sur la terre, Va s'aimer dans ton sein. III Éternité de l'homme, illusion ! chimère ! Mensonge de l'amour et de l'orgueil humain ! Il n'a point eu d'hier, ce fantôme éphémère, Il lui faut un demain ! Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle Qui brûle une minute en vos coeurs étonnés, Vous oubliez soudain la fange maternelle Et vos destins bornés. Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires Seuls au Pouvoir fatal qui détruit en créant ? Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères En face du néant. Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles : « J'aime, et j'espère voir expirer tes flambeaux. » La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles Luiront sur vos tombeaux. Vous croyez que l'amour dont l'âpre feu vous presse A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ; La fleur que vous brisez soupire avec ivresse : « Nous aussi nous aimons ! » Heureux, vous aspirez la grande âme invisible Qui remplit tout, les bois, les champs de ses ardeurs ; La Nature sourit, mais elle est insensible : Que lui font vos bonheurs ? Elle n'a qu'un désir, la marâtre immortelle, C'est d'enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor. Mère avide, elle a pris l'éternité pour elle, Et vous laisse la mort. Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ; Le reste est confondu dans un suprême oubli. Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître : Son voeu s'est accompli. Quand un souffle d'amour traverse vos poitrines, Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus, Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines Vous jettent éperdus ; Quand, pressant sur ce coeur qui va bientôt s'éteindre Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas, Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre L'Infini dans vos bras ; Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure Déchaînés dans vos flancs comme d'ardents essaims, Ces transports, c'est déjà l'Humanité future Qui s'agite en vos seins. Elle se dissoudra, cette argile légère Qu'ont émue un instant la joie et la douleur ; Les vents vont disperser cette noble poussière Qui fut jadis un coeur. Mais d'autres coeurs naîtront qui renoueront la trame De vos espoirs brisés, de vos amours éteints, Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme, Dans les âges lointains. Tous les êtres, formant une chaîne éternelle, Se passent, en courant, le flambeau de l'amour. Chacun rapidement prend la torche immortelle Et la rend à son tour. Aveuglés par l'éclat de sa lumière errante, Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea, De la tenir toujours : à votre main mourante Elle échappe déjà. Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ; Il aura sillonné votre vie un moment ; En tombant vous pourrez emporter dans l'abîme Votre éblouissement. Et quand il régnerait au fond du ciel paisible Un être sans pitié qui contemplât souffrir, Si son oeil éternel considère, impassible, Le naître et le mourir, Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même, Qu'un mouvement d'amour soit encor votre adieu ! Oui, faites voir combien l'homme est grand lorsqu'il aime, Et pardonnez à Dieu !
Endymion s'endort sur le mont solitaire, Lui que Phœbé la nuit visite avec mystère, Qu'elle adore en secret, un enfant, un pasteur. Il est timide et fier, il est discret comme elle ; Un charme grave au choix d'une amante immortelle A désigné son front rêveur. C'est lui qu'elle cherchait sur la vaste bruyère Quand, sortant du nuage où tremblait sa lumière, Elle jetait au loin un regard calme et pur, Quand elle abandonnait jusqu'à son dernier voile, Tandis qu'à ses côtés une pensive étoile Scintillait dans l'éther obscur. Ô Phœbé ! le vallon, les bois et la colline Dorment enveloppés dans ta pâleur divine ; À peine au pied des monts flotte un léger brouillard. Si l'air a des soupirs, ils ne sont point sensibles ; Le lac dans le lointain berce ses eaux paisibles Qui s'argentent sous ton regard. Non, ton amour n'a pas cette ardeur qui consume. Si quelquefois, le soir, quand ton flambeau s'allume, Ton amant te contemple avant de s'endormir, Nul éclat qui l'aveugle, aucun feu qui l'embrase ; Rien ne trouble sa paix ni son heureuse extase ; Tu l'éclaires sans l'éblouir. Tu n'as pour le baiser que ton rayon timide, Qui vers lui mollement glisse dans l'air humide, Et sur sa lèvre pâle expire sans témoin. Jamais le beau pasteur, objet de ta tendresse, Ne te rendra, Phœbé, ta furtive caresse, Qu'il reçoit, mais qu'il ne sent point. Il va dormir ainsi sous la voûte étoilée Jusqu'à l'heure où la nuit, frissonnante et voilée, Disparaîtra des cieux t'entraînant sur ses pas. Peut-être en s'éveillant te verra-t-il encore Qui, t'effaçant devant les rougeurs de l'aurore, Dans ta fuite lui souriras.
Frappe encor, Jupiter, accable-moi, mutile L'ennemi terrassé que tu sais impuissant ! Écraser n'est pas vaincre, et ta foudre inutile S'éteindra dans mon sang, Avant d'avoir dompté l'héroïque pensée Qui fait du vieux Titan un révolté divin ; C'est elle qui te brave, et ta rage insensée N'a cloué sur ces monts qu'un simulacre vain. Tes coups n'auront porté que sur un peu d'argile ; Libre dans les liens de cette chair fragile, L'âme de Prométhée échappe à ta fureur. Sous l'ongle du vautour qui sans fin me dévore, Un invisible amour fait palpiter encore Les lambeaux de mon cœur. Si ces pics désolés que la tempête assiège Ont vu couler parfois sur leur manteau de neige Des larmes que mes yeux ne pouvaient retenir, Vous le savez, rochers, immuables murailles Que d'horreur cependant je sentais tressaillir, La source de mes pleurs était dans mes entrailles ; C'est la compassion qui les a fait jaillir. Ce n'était point assez de mon propre martyre ; Ces flancs ouverts, ce sein qu'un bras divin déchire Est rempli de pitié pour d'autres malheureux. Je les vois engager une lutte éternelle ; L'image horrible est là ; j'ai devant la prunelle La vision des maux qui vont fondre sur eux. Ce spectacle navrant m'obsède et m'exaspère. Supplice intolérable et toujours renaissant, Mon vrai, mon seul vautour, c'est la pensée amère Que rien n'arrachera ces germes de misére Que ta haine a semés dans leur chair et leur sang. Pourtant, ô Jupiter, l'homme est ta créature ; C'est toi qui l'as conçu, c'est toi qui l'as formé, Cet être déplorable, infirme, désarmé, Pour qui tout est danger, épouvante, torture, Qui, dans le cercle étroit de ses jours enfermé, Étouffe et se débat, se blesse et se lamente. Ah ! quand tu le jetas sur la terre inclémente, Tu savais quels fléaux l'y devaient assaillir, Qu'on lui disputerait sa place et sa pâture, Qu'un souffle l'abattrait, que l'aveugle Nature Dans son indifférence allait l'ensevelir. Je l'ai trouvé blotti sous quelque roche humide, Ou rampant dans les bois, spectre hâve et timide Qui n'entendait partout que gronder et rugir, Seul affamé, seul triste au grand banquet des êtres, Du fond des eaux, du sein des profondeurs champêtres Tremblant toujours de voir un ennemi surgir. Mais quoi ! sur cet objet de ta haine immortelle, Imprudent que j'étais, je me suis attendri ; J'allumai la pensée et jetai l'étincelle Dans cet obscur limon dont tu l'avais pétri. Il n'était qu'ébauché, j'achevai ton ouvrage. Plein d'espoir et d'audace, en mes vastes desseins J'aurais sans hésiter mis les cieux au pillage, Pour le doter après du fruit de mes larcins. Je t'ai ravi le feu ; de conquête en conquête J'arrachais de tes mains ton sceptre révéré. Grand Dieu ! ta foudre à temps éclata sur ma tête ; Encore un attentat, l'homme était délivré ! La voici donc ma faute, exécrable et sublime. Compatir, quel forfait ! Se dévouer, quel crime ! Quoi ! j'aurais, impuni, défiant tes rigueurs, Ouvert aux opprimés mes bras libérateurs ? Insensé ! m'être ému quand la pitié s'expie ! Pourtant c'est Prométhée, oui, c'est ce même impie Qui naguère t'aidait à vaincre les Titans. J'étais à tes côtés dans l'ardente mêlée ; Tandis que mes conseils guidaient les combattants, Mes coups faisaient trembler la demeure étoilée. Il s'agissait pour moi du sort de l'univers : Je voulais en finir avec les dieux pervers. Ton règne allait m'ouvrir cette ère pacifique Que mon cœur transporté saluait de ses vœux. En son cours éthéré le soleil magnifique N'aurait plus éclairé que des êtres heureux. La Terreur s'enfuyait en écartant les ombres Qui voilaient ton sourire ineffable et clément, Et le réseau d'airain des Nécessités sombres Se brisait de lui-même aux pieds d'un maître aimant. Tout était joie, amour, essor, efflorescence ; Lui-même Dieu n'était que le rayonnement De la toute-bonté dans la toute-puissance. O mes désirs trompés ! O songe évanoui ! Des splendeurs d'un tel rêve, encor l'œil ébloui, Me retrouver devant l'iniquité céleste. Devant un Dieu jaloux qui frappe et qui déteste, Et dans mon désespoir me dire avec horreur : « Celui qui pouvait tout a voulu la douleur ! » Mais ne t'abuse point ! Sur ce roc solitaire Tu ne me verras pas succomber en entier. Un esprit de révolte a transformé la terre, Et j'ai dès aujourd'hui choisi mon héritier. Il poursuivra mon œuvre en marchant sur ma trace, Né qu'il est comme moi pour tenter et souffrir. Aux humains affranchis je lègue mon audace, Héritage sacré qui ne peut plus périr. La raison s'affermit, le doute est prêt à naître. Enhardis à ce point d'interroger leur maître, Des mortels devant eux oseront te citer : Pourquoi leurs maux ? Pourquoi ton caprice et ta haine ? Oui, ton juge t'attend, - la conscience humaine ; Elle ne peut t'absoudre et va te rejeter. Le voilà, ce vengeur promis à ma détresse ! Ah ! quel souffle épuré d'amour et d'allégresse En traversant le monde enivrera mon cœur Le jour où, moins hardie encor que magnanime, Au lieu de l'accuser, ton auguste victime Niera son oppresseur ! Délivré de la Foi comme d'un mauvais rêve, L'homme répudiera les tyrans immortels, Et n'ira plus, en proie à des terreurs sans trêve, Se courber lâchement au pied de tes autels. Las de le trouver sourd, il croira le ciel vide. Jetant sur toi son voile éternel et splendide, La Nature déjà te cache à son regard ; Il ne découvrira dans l'univers sans borne, Pour tout Dieu désormais, qu'un couple aveugle et morne, La Force et le Hasard. Montre-toi, Jupiter, éclate alors, fulmine, Contre ce fugitif à ton joug échappé ! Refusant dans ses maux de voir ta main divine, Par un pouvoir fatal il se dira frappé. Il tombera sans peur, sans plainte, sans prière ; Et quand tu donnerais ton aigle et ton tonnerre Pour l'entendre pousser, au fort de son tourment, Un seul cri qui t'atteste, une injure, un blasphème, Il restera muet : ce silence suprême Sera ton châtiment. Tu n'auras plus que moi dans ton immense empire Pour croire encore en toi, funeste Déité. Plutôt nier le jour ou l'air que je respire Que ta puissance inique et que ta cruauté. Perdu dans cet azur, sur ces hauteurs sublimes, Ah ! j'ai vu de trop près tes fureurs et tes crimes ; J'ai sous tes coups déjà trop souffert, trop saigné ; Le doute est impossible à mon cœur indigné. Oui ! tandis que du Mal, œuvre de ta colère, Renonçant désormais à sonder le mystère, L'esprit humain ailleurs portera son flambeau, Seul je saurai le mot de cette énigme obscure, Et j'aurai reconnu, pour comble de torture, Un Dieu dans mon bourreau.
Il s’ouvre par delà toute science humaine Un vide dont la Foi fut prompte à s’emparer. De cet abîme obscur elle a fait son domaine ; En s’y précipitant elle a cru l’éclairer. Eh bien ! nous t’expulsons de tes divins royaumes, Dominatrice ardente, et l’instant est venu : Tu ne vas plus savoir où loger tes fantômes ; Nous fermons l’Inconnu. Mais ton triomphateur expiera ta défaite. L’homme déjà se trouble, et, vainqueur éperdu, Il se sent ruiné par sa propre conquête : En te dépossédant nous avons tout perdu. Nous restons sans espoir, sans recours, sans asile, Tandis qu’obstinément le Désir qu’on exile Revient errer autour du gouffre défendu.
Nous voilà donc encore une fois en présence, Lui le tyran divin, moi le vieux révolté. Or je suis la Justice, il n'est que la Puissance ; A qui va, de nous deux, rester l'Humanité ? Ah ! tu comptais sans moi, Divinité funeste, Lorsque tu façonnais le premier couple humain, Et que dans ton Éden, sous ton regard céleste, Tu l'enfermas jadis au sortir de ta main. Je n'eus qu'à le voir là, languissant et stupide, Comme un simple animal errer et végéter, Pour concevoir soudain dans mon âme intrépide L'audacieux dessein de te le disputer. Quoi ! je l'aurais laissée, au sein de la nature, Sans espoir à jamais s'engourdir en ce lieu ? Je l'aimais trop déjà, la faible créature, Et je ne pouvais pas l'abandonner à Dieu. Contre ta volonté, c'est moi qui l'ai fait naître, Le désir de savoir en cet être ébauché ; Puisque pour s'achever, pour penser, pour connaître, Il fallait qu'il péchât, eh bien ! il a péché. Il le prit de ma main, ce fruit de délivrance, Qu'il n'eût osé tout seul ni cueillir ni goûter : Sortir du fond obscur d'une éroite ignorance, Ce n'était point déchoir, non, non ! c'était monter. Le premier pas est fait, l'ascension commence ; Ton Paradis, tu peux le fermer à ton gré ; Quand tu l'eusses rouvert en un jour de clémence, Le noble fugitif n'y fût jamais rentré. Ah ! plutôt le désert, plutôt la roche humide, Que ce jardin de fleurs et d'azur couronné ! C'en est fait pour toujours du pauvre Adam timide ; Voici qu'un nouvel être a surgi : l'Homme est né ! L'Homme, mon œuvre, à moi, car j'y mis tout moi-même : Il ne saurait tromper mes vœux ni mon dessein. Défiant ton courroux, par un effort suprême J'éveillai la raison qui dormait en son sein. Cet éclair faible encor, cette lueur première Que deviendra le jour, c'est de moi qu'il ta tient. Nous avons tous les deux créé notre lumière, Oui, mais mon Fiat lux l'emporte sur le tien ! Il a du premier coup levé bien d'autres voiles Que ceux du vieux chaos où se jouait ta main. Toi, tu n'as que ton ciel pour semer tes étoiles ; Pour lancer mon soleil, moi, j'ai l'esprit humain !
Quand le vieux Gœthe un jour cria : « De la lumière ! » Contre l'obscurité luttant avec effort, Ah ! Lui du moins déjà sentait sur sa paupière Peser le voile de la mort. Nous, pour le proférer ce même cri terrible, Nous avons devancé les affres du trépas ; Notre œil perçoit encore, oui ! Mais, supplice horrible ! C'est notre esprit qui ne voit pas. Il tâtonne au hasard depuis des jours sans nombre, A chaque pas qu'il fait forcé de s'arrêter ; Et, bien loin de percer cet épais réseau d'ombre, Il peut à peine l'écarter. Parfois son désespoir confine à la démence. Il s'agite, il s'égare au sein de l'Inconnu, Tout prêt à se jeter, dans son angoisse immense, Sur le premier flambeau venu. La Foi lui tend le sien en lui disant : « J'éclaire ! Tu trouveras en moi la fin de tes tourments. » Mais lui, la repoussant du geste avec colère, A déjà répondu : « Tu mens ! » « Ton prétendu flambeau n'a jamais sur la terre Apporté qu'un surcroît d'ombre et de cécité ; Mais réponds-nous d'abord : est-ce avec ton mystère Que tu feras de la clarté ? » La Science à son tour s'avance et nous appelle. Ce ne sont entre nous que veilles et labeurs. Eh bien ! Tous nos efforts à sa torche immortelle N'ont arraché que les lueurs. Sans doute elle a rendu nos ombres moins funèbres ; Un peu de jour s'est fait où ses rayons portaient ; Mais son pouvoir ne va qu'à chasser des ténèbres Les fantômes qui les hantaient. Et l'homme est là, devant une obscurité vide, Sans guide désormais, et tout au désespoir De n'avoir pu forcer, en sa poursuite avide, L'Invisible à se laisser voir. Rien ne le guérira du mal qui le possède ; Dans son âme et son sang il est enraciné, Et le rêve divin de la lumière obsède A jamais cet aveugle-né. Qu'on ne lui parle pas de quitter sa torture. S'il en souffre, il en vit ; c'est là son élément ; Et vous n'obtiendrez pas de cette créature Qu'elle renonce à son tourment. De la lumière donc ! Bien que ce mot n'exprime Qu'un désir sans espoir qui va s'exaspérant. A force d'être en vain poussé, ce cri sublime Devient de plus en plus navrant. Et, quand il s'éteindra, le vieux Soleil lui-même Frissonnera d'horreur dans son obscurité, En l'entendant sortir, comme un adieu suprême, Des lèvres de l'Humanité
Sur le seuil des enfers Eurydice éplorée S'évaporait légère, et cette ombre adorée À son époux en vain dans un suprême effort Avait tendu les bras. Vers la nuit éternelle, Par delà les flots noirs le Destin la rappelle ; Déjà la barque triste a gagné l'autre bord. Tout entier aux regrets de sa perte fatale, Orphée erra longtemps sur la rive infernale. Sa voix du nom chéri remplit ces lieux déserts. Il repoussait du chant la douceur et les charmes ; Mais, sans qu'il la touchât, sa lyre sous ses larmes Rendait un son plaintif qui mourait dans les airs. Enfin, las d'y gémir, il quitta ce rivage Témoin de son malheur. Dans la Thrace sauvage Il s'arrête, et là, seul, secouant la torpeur Où le désespoir sombre endormait son génie, Il laissa s'épancher sa tristesse infinie En de navrants accords arrachés à son coeur. Ce fut le premier chant de la douleur humaine Que ce cri d'un époux et que sa plainte vaine ; La parole et la lyre étaient des dons récents. Alors la poésie émue et colorée Voltigeait sans effort sur la lèvre inspirée Dans la grâce et l'ampleur de ses jeunes accents. Des sons harmonieux telle fut la puissance Qu'elle adoucit bientôt cette amère souffrance ; Un sanglot moins profond sort de ce sein brisé. La Muse d'un sourire a calmé le poète ; Il sent, tandis qu'il chante, une vertu secrète Descendre lentement dans son coeur apaisé. Et tout à coup sa voix qu'attendrissent encore Les larmes qu'il versa, prend un accent sonore. Son chant devient plus pur ; grave et mélodieux, Il célèbre à la fois dans son élan lyrique L'Hyménée et l'Amour, ce beau couple pudique Qui marche heureux et fier sous le regard des Dieux. Il les peint dans leur force et dans la confiance De leurs voeux éternels. Sur le Temps qui s'avance Ils ont leurs yeux fixés que nul pleur n'a ternis. Leur présence autour d'eux répand un charme austère ; Mais ces enfants du ciel descendus sur la terre Ne sont vraiment divins que quand ils sont unis. Oui, si quelque erreur triste un moment les sépare, Dans leurs sentiers divers bientôt chacun s'égare. Leur pied mal affermi trébuche à tout moment. La Pudeur se détourne et les Grâces décentes, Qui les suivaient, formant des danses innocentes, Ont à l'instant senti rougir leur front charmant. Eux seuls en l'enchantant font à l'homme éphémère Oublier ses destins. Leur main douce et légère Le soutient dans la vie et le guide au tombeau. Si les temps sont mauvais et si l'horizon semble S'assombrir devant eux, ils l'éclairent ensemble, Appuyés l'un sur l'autre et n'ayant qu'un flambeau. Pour mieux entendre Orphée, au sein de la nature Tout se taisait ; les vents arrêtaient leur murmure. Même les habitants de l'Olympe éthéré Oubliaient le nectar ; devant leur coupe vide Ils écoutaient charmés, et d'une oreille avide, Monter vers eux la voix du mortel inspiré. Ces deux divinités que chantait l'hymne antique N'ont rien perdu pour nous de leur beauté pudique ; Leur front est toujours jeune et serein. Dans leurs yeux L'immortelle douceur de leur âme respire. Calme et pur, le bonheur fleurit sous leur sourire ; Un parfum sur leurs pas trahit encor les Dieux. Bien des siècles ont fui depuis l'heure lointaine Où la Thrace entendit ce chant ; sur l'âme humaine Plus d'un souffle a passé; mais l'homme sent toujours Battre le même coeur au fond de sa poitrine. Gardons-nous d'y flétrir la fleur chaste et divine De l'amour dans l'hymen éclose aux anciens jours. L'âge est triste ; il pressent quelque prochaine crise. Déjà plus d'un lien se relâche ou se brise. On se trouble, on attend. Vers un but ignoré Lorsque l'orage est là qui bientôt nous emporte, Ah ! pressons, s'il se peut, d'une étreinte plus forte Un coeur contre le nôtre, et dans un noeud sacré.
19 juin 1837Accourez vite à nos splendides fêtes ! Ici banquets, là concert, ailleurs bal. Les diamants rayonnent sur les têtes, Le vin rougit les coupes de cristal. Ce luxe altier qui partout se déroule, Le peuple va le payer en gros sous. Municipaux, au loin chassez la foule. Amusons-nous !Quel beau festin ! mets précieux et rares, Dont à prix d'or on eut chaque morceau, Vins marchandés aux crus les plus avares Et que le temps a scellés de son sceau... Quel est ce bruit ?... - Rien, c'est un prolétaire Qui meurt de faim à quelques pas de vous. - Un homme mort ?... C'est fâcheux ! Qu'on l'enterre. Enivrons-nous !Voici des fruits qu'à l'automne Vole à grand frais l'été pour ces repas :Là, c'est l'Aï dont la mousse écumeuse Suit le bouchon qui saute avec fracas... Qu'est-ce ?... un pétard que la rage éternelle Des factieux ? - Non, non, rassurez-vous !Un commerçant se brûle la cervelle... Enivrons-nous !Duprez commence... Ô suaves merveilles ! Gais conviés, désertez vos couverts. C'est maintenant le bouquet des oreilles ; On va chanter pour mille écus de vers. Quel air plaintif vient jusqu'en cette enceinte ?... Garde, alerte ! En prison traînez tous Ce mendiant qui chante une complainte... Enivrons-nous !Femmes, au bal ! La danse vous appelle ; Des violons entendez les accords. Mais une voix d'en haut nous interpelle .Tremblez ! tremblez ! vous dansez sur les morts Ce sol maudit que votre valse frôle, Le fossoyeur le foulait avant nous... Tant mieux ! la terre est sous nos pieds plus molle. Trémoussez-vous !Chassons bien loin cette lugubre image Qui du plaisir vient arrêter l'essor. Déjà pâlit sous un autre nuage Notre horizon de parures et d'or. C'est Waterloo... Pardieu, que nous importe ! Quand l'étranger eut tiré les verroux, On nous a vu entrer par cette porte... Trémoussez-vous !Çà, notre fête est brillante peut-être ? Elle a coûté neuf cent vingt mille francs. Qu'en reste-t-il ? Rien... sur une fenêtre, Au point du jour, des lampions mourants. Quand le soleil éclairera l'espace, Cent mobiliers seront vendus dessous. Vite, aux recors, calèches, faites place... Éloignons-nous !
C'était au beau milieu de notre tragédie Et pendant un long jour assise à son miroir Elle peignait ses cheveux d'or Je croyais voir Ses patientes mains calmer un incendie C'était au beau milieu de notre tragédie Et pendant un long jour assise à son miroir Elle peignait ses cheveux d'or et j'aurais dit C'était au beau milieu de notre tragédie Qu'elle jouait un air de harpe sans y croire Pendant tout ce long jour assise à son miroir Elle peignait ses cheveux d'or et j'aurais dit Qu'elle martyrisait à plaisir sa mémoire Pendant tout ce long jour assise à son miroir À ranimer les fleurs sans fin de l'incendie Sans dire ce qu'une autre à sa place aurait dit Elle martyrisait à plaisir sa mémoire C'était au beau milieu de notre tragédie Le monde ressemblait à ce miroir maudit Le peigne partageait les feux de cette moire Et ces feux éclairaient des coins de ma mémoire C'était un beau milieu de notre tragédie Comme dans la semaine est assis le jeudi Et pendant un long jour assise à sa mémoire Elle voyait au loin mourir dans son miroir Un à un les acteurs de notre tragédie Et qui sont les meilleurs de ce monde maudit Et vous savez leurs noms sans que je les aie dits Et ce que signifient les flammes des longs soirs Et ses cheveux dorés quand elle vient s'asseoir Et peigner sans rien dire un reflet d'incendie
C'était
Donne-moi tes mains pour l'inquiétude Donne-moi tes mains dont j'ai tant rêvé Dont j'ai tant rêvé dans ma solitude Donne-moi tes mains que je sois sauvé Lorsque je les prends à mon pauvre piège De paume et de peur de hâte et d'émoi Lorsque je les prends comme une eau de neige Qui fond de partout dans mes mains à moi Sauras-tu jamais ce qui me traverse Ce qui me bouleverse et qui m'envahit Sauras-tu jamais ce qui me transperce Ce que j'ai trahi quand j'ai tresailli Ce que dit ainsi le profond langage Ce parler muet de sens animaux Sans bouche et sans yeux miroir sans image Ce frémir d'aimer qui n'a pas de mots Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent D'une proie entre eux un instant tenue Sauras-tu jamais ce que leur silence Un éclair aura connu d'inconnu Donne-moi tes mains que mon coeur s'y forme S'y taise le monde au moins un moment Donne-moi tes mains que mon âme y dorme Que mon âme y dorme éternellement.
Donne-moi
Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire J'ai vu tous les soleils y venir se mirer S'y jeter à mourir tous les désespérés Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent L'été taille la nue au tablier des anges Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée Sept glaives ont percé le prisme des couleurs Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche Par où se reproduit le miracle des Rois Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois Le manteau de Marie accroché dans la crèche Une bouche suffit au mois de Mai des mots Pour toutes les chansons et pour tous les hélas Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux L'enfant accaparé par les belles images Écarquille les siens moins démesurément Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où Des insectes défont leurs amours violentes Je suis pris au filet des étoiles filantes Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août J'ai retiré ce radium de la pechblende Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu Ô paradis cent fois retrouvé reperdu Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent Moi je voyais briller au-dessus de la mer Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa
Tes
Lorsque, par un décret des puissances suprêmes, Le poète apparaît dans ce monde ennuyé, Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié : - Ah ! Que n'ai-je mis bas tout un nœud de vipères, Plutôt que de nourrir cette dérision ! Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères Où mon ventre a conçu mon expiation ! Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes Pour être le dégoût de mon triste mari, Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes, Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri, Je ferai rejaillir la haine qui m'accable Sur l'instrument maudit de tes méchancetés, Et je tordrai si bien cet arbre misérable, Qu'il ne pourra pousser ses boutons empestés ! Elle ravale ainsi l'écume de sa haine, Et, ne comprenant pas les desseins éternels, Elle-même prépare au fond de la Géhenne Les bûchers consacrés aux crimes maternels. Pourtant, sous la tutelle invisible d'un ange, L'enfant déshérité s'enivre de soleil, Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil. Il joue avec le vent, cause avec le nuage, Et s'enivre en chantant du chemin de la croix ; Et l'esprit qui le suit dans son pèlerinage Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois. Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte, Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité, Cherchent à qui saura lui tirer une plainte, Et font sur lui l'essai de leur férocité. Dans le pain et le vin destinés à sa bouche Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats ; Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche, Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas. Sa femme va criant sur les places publiques : Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer, Je ferai le métier des idoles antiques, Et comme elles je veux me faire redorer ; Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe, De génuflexions, de viandes et de vins, Pour savoir si je puis dans un cœur qui m'admire Usurper en riant les hommages divins ! Et, quand je m'ennuierai de ces farces impies, Je poserai sur lui ma frêle et forte main ; Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies, Sauront jusqu'à son cœur se frayer un chemin. Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite, J'arracherai ce cœur tout rouge de son sein, Et, pour rassasier ma bête favorite, Je le lui jetterai par terre avec dédain ! Vers le ciel, où son œil voit un trône splendide, Le poète serein lève ses bras pieux, Et les vastes éclairs de son esprit lucide Lui dérobent l'aspect des peuples furieux : - Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés Et comme la meilleure et la plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés ! Je sais que vous gardez une place au poète Dans les rangs bienheureux des saintes légions, Et que vous l'invitez à l'éternelle fête Des trônes, des vertus, des dominations. Je sais que la douleur est la noblesse unique Où ne mordront jamais la terre et les enfers, Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique Imposer tous les temps et tous les univers. Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre, Les métaux inconnus, les perles de la mer, Par votre main montés, ne pourraient pas suffire À ce beau diadème éblouissant et clair ; Car il ne sera fait que de pure lumière, Puisée au foyer saint des rayons primitifs, Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière, Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs !
Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse, Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer, Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse, Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ; Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, Où des anges charmants, avec un doux souris Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ; Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, Et d'un grand crucifix décoré seulement, Où la prière en pleurs s'exhale des ordures, Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement ; Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des hercules Se mêler à des Christs, et se lever tout droits Des fantômes puissants qui dans les crépuscules Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ; Colères de boxeur, impudences de faune, Toi qui sus ramasser la beauté des goujats, Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune, Puget, mélancolique empereur des forçats ; Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres, Comme des papillons, errent en flamboyant, Décors frais et légers éclairés par des lustres Qui versent la folie à ce bal tournoyant ; Goya, cauchemar plein de choses inconnues, De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats, De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues, Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ; Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent, comme un soupir étouffé de Weber ; Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes ; C'est pour les cœurs mortels un divin opium ! C'est un cri répété par mille sentinelles, Un ordre renvoyé par mille porte-voix ; C'est un phare allumé sur mille citadelles, Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois ! Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité !
Statue allégorique dans le goût de la Renaissance À Ernest Christophe, statuaire. Contemplons ce trésor de grâces florentines ; Dans l'ondulation de ce corps musculeux L'élégance et la force abondent, sœurs divines. Cette femme, morceau vraiment miraculeux, Divinement robuste, adorablement mince, Est faite pour trôner sur des lits somptueux, Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince. - Aussi, vois ce souris fin et voluptueux Où la fatuité promène son extase ; Ce long regard sournois, langoureux et moqueur ; Ce visage mignard, tout encadré de gaze, Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur : La volupté m'appelle et l'amour me couronne ! À cet être doué de tant de majesté Vois quel charme excitant la gentillesse donne ! Approchons, et tournons autour de sa beauté. Ô blasphème de l'art ! Ô surprise fatale ! La femme au corps divin, promettant le bonheur, Par le haut se termine en monstre bicéphale ! Mais non ! Ce n'est qu'un masque, un décor suborneur, Ce visage éclairé d'une exquise grimace, Et, regarde, voici, crispée atrocement, La véritable tête, et la sincère face Renversée à l'abri de la face qui ment. Pauvre grande beauté ! Le magnifique fleuve De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux ; Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuve Aux flots que la douleur fait jaillir de tes yeux ! - Mais pourquoi pleure-t-elle ? Elle, beauté parfaite Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu, Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète ? - Elle pleure, insensé, parce qu'elle a vécu ! Et parce qu'elle vit ! Mais ce qu'elle déplore Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux, C'est que demain, hélas ! Il faudra vivre encore ! Demain, après-demain et toujours ! - comme nous !
Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima? Il cherche son pareil dans le voeu des regards. L'espace qu'il parcourt est ma fidélité. Il dessine l'espoir et léger l'éconduit. Il est prépondérant sans qu'il y prenne part. Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s'inscrit son essor, Ma liberté le creuse. Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima et L'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas?
Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d'ange, Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi. Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi, Ce livre qui contient le spectre de ma vie, Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie, L'ombre et son ouragan, la rose et son pistil, Ce livre azuré, triste, orageux, d'où sort-il ? D'où sort le blême éclair qui déchire la brume ? Depuis quatre ans, j'habite un tourbillon d'écume ; Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j'écrivais ; Car je suis paille au vent. Va ! dit l'esprit. Je vais. Et, quand j'eus terminé ces pages, quand ce livre Se mit à palpiter, à respirer, à vivre, Une église des champs, que le lierre verdit, Dont la tour sonne l'heure à mon néant, m'a dit : Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte. - Je le réclame, a dit la forêt inquiète ; Et le doux pré fleuri m'a dit : - Donne-le-moi. La mer, en le voyant frémir, m'a dit : - Pourquoi Ne pas me le jeter, puisque c'est une voile ! - C'est à moi qu'appartient cet hymne, a dit l'étoile. - Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents. Et les oiseaux m'ont dit : - Vas-tu pas aux vivants Offrir ce livre, éclos si loin de leurs querelles ? Laisse-nous l'emporter dans nos nids sur nos ailes ! - Mais le vent n'aura point mon livre, ô cieux profonds ! Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons, Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ; Ni la verte forêt qu'emplit un bruit de ruches ; Ni l'église où le temps fait tourner son compas ; Le pré ne l'aura pas, l'astre ne l'aura pas, L'oiseau ne l'aura pas, qu'il soit aigle ou colombe, Les nids ne l'auront pas ; je le donne à la tombe. II Autrefois, quand septembre en larmes revenait, Je partais, je quittais tout ce qui me connaît, Je m'évadais ; Paris s'effaçait ; rien, personne ! J'allais, je n'étais plus qu'une ombre qui frissonne, Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler, Sachant bien que j'irais où je devais aller ; Hélas ! je n'aurais pu même dire : Je souffre ! Et, comme subissant l'attraction d'un gouffre, Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais, J'ignorais, je marchais devant moi, j'arrivais. Ô souvenirs ! ô forme horrible des collines ! Et, pendant que la mère et la soeur, orphelines, Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir Avec l'avidité morne du désespoir ; Puis j'allais au champ triste à côté de l'église ; Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise, L'oeil aux cieux, j'approchais ; l'accablement soutient ; Les arbres murmuraient : C'est le père qui vient ! Les ronces écartaient leurs branches desséchées ; Je marchais à travers les humbles croix penchées, Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ; Et je m'agenouillais au milieu des rameaux Sur la pierre qu'on voit blanche dans la verdure. Pourquoi donc dormais-tu d'une façon si dure Que tu n'entendais pas lorsque je t'appelais ? Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets, Et disaient : Qu'est-ce donc que cet homme qui songe ? Et le jour, et le soir, et l'ombre qui s'allonge, Et Vénus, qui pour moi jadis étincela, Tout avait disparu que j'étais encor là. J'étais là, suppliant celui qui nous exauce ; J'adorais, je laissais tomber sur cette fosse, Hélas ! où j'avais vu s'évanouir mes cieux, Tout mon coeur goutte à goutte en pleurs silencieux ; J'effeuillais de la sauge et de la clématite ; Je me la rappelais quand elle était petite, Quand elle m'apportait des lys et des jasmins, Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains, Gaie, et riant d'avoir de l'encre à ses doigts roses ; Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses, Je fixais mon regard sur ces froids gazons verts, Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers La pierre du tombeau, comme une lueur d'âme ! Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame Tintait dans le ciel triste et dans mon coeur saignant, Rien ne me retenait, et j'allais ; maintenant, Hélas !... - Ô fleuve ! ô bois ! vallons dont je fus l'hôte, Elle sait, n'est-ce pas ? que ce n'est pas ma faute Si, depuis ces quatre ans, pauvre coeur sans flambeau, Je ne suis pas allé prier sur son tombeau ! III Ainsi, ce noir chemin que je faisais, ce marbre Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre, Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher, La nuit, que je voyais lentement approcher, Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière, Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cette pierre, Ô mon Dieu, tout cela, c'était donc du bonheur ! Dis, qu'as-tu fait pendant tout ce temps-là ? - Seigneur, Qu'a-t-elle fait ? - Vois-tu la vie en vos demeures ? A quelle horloge d'ombre as-tu compté les heures ? As-tu sans bruit parfois poussé l'autre endormi ? Et t'es-tu, m'attendant, réveillée à demi ? T'es-tu, pâle, accoudée à l'obscure fenêtre De l'infini, cherchant dans l'ombre à reconnaître Un passant, à travers le noir cercueil mal joint, Attentive, écoutant si tu n'entendais point Quelqu'un marcher vers toi dans l'éternité sombre ? Et t'es-tu recouchée ainsi qu'un mât qui sombre, En disant : Qu'est-ce donc ? mon père ne vient pas ! Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ? Que de fois j'ai choisi, tout mouillés de rosée, Des lys dans mon jardin, des lys dans ma pensée ! Que de fois j'ai cueilli de l'aubépine en fleur ! Que de fois j'ai, là-bas, cherché la tour d'Harfleur, Murmurant : C'est demain que je pars ! et, stupide, Je calculais le vent et la voile rapide, Puis ma main s'ouvrait triste, et je disais : Tout fuit ! Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit ! Oh ! que de fois, sentant qu'elle devait m'attendre, J'ai pris ce que j'avais dans le coeur de plus tendre Pour en charger quelqu'un qui passerait par là ! Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l'appela ; Quand je lui parle, hélas ! pourquoi les ferme-t-elle ? Où serait donc le mal quand de l'ombre mortelle L'amour violerait deux fois le noir secret, Et quand, ce qu'un dieu fit, un père le ferait ? IV Que ce livre, du moins, obscur message, arrive, Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive ! Qu'il y tombe, sanglot, soupir, larme d'amour ! Qu'il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour Le baiser, la jeunesse, et l'aube, et la rosée, Et le rire adoré de la fraîche épousée, Et la joie, et mon coeur, qui n'est pas ressorti ! Qu'il soit le cri d'espoir qui n'a jamais menti, Le chant du deuil, la voix du pâle adieu qui pleure, Le rêve dont on sent l'aile qui nous effleure ! Qu'elle dise : Quelqu'un est là ; j'entends du bruit ! Qu'il soit comme le pas de mon âme en sa nuit ! Ce livre, légion tournoyante et sans nombre D'oiseaux blancs dans l'aurore et d'oiseaux noirs dans l'ombre, Ce vol de souvenirs fuyant à l'horizon, Cet essaim que je lâche au seuil de ma prison, Je vous le confie, air, souffles, nuée, espace ! Que ce fauve océan qui me parle à voix basse, Lui soit clément, l'épargne et le laisse passer ! Et que le vent ait soin de n'en rien disperser, Et jusqu'au froid caveau fidèlement apporte Ce don mystérieux de l'absent à la morte ! Ô Dieu ! puisqu'en effet, dans ces sombres feuillets, Dans ces strophes qu'au fond de vos cieux je cueillais, Dans ces chants murmurés comme un épithalame Pendant que vous tourniez les pages de mon âme, Puisque j'ai, dans ce livre, enregistré mes jours, Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds, Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ; Puisque vous ne voulez pas encor que je meure, Et qu'il faut bien pourtant que j'aille lui parler ; Puisque je sens le vent de l'infini souffler Sur ce livre qu'emplit l'orage et le mystère ; Puisque j'ai versé là toutes vos ombres, terre, Humanité, douleur, dont je suis le passant ; Puisque de mon esprit, de mon coeur, de mon sang, J'ai fait l'âcre parfum de ces versets funèbres, Va-t'en, livre, à l'azur, à travers les ténèbres ! Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit ! Oui, qu'il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit, Comme une feuille d'arbre ou comme une âme d'homme ! Qu'il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme ! Qu'il tombe au plus profond du sépulcre hagard, A côté d'elle, ô mort ! et que là, le regard, Près de l'ange qui dort, lumineux et sublime, Le voie épanoui, sombre fleur de l'abîme ! V Ô doux commencements d'azur qui me trompiez, Ô bonheurs ! je vous ai durement expiés ! J'ai le droit aujourd'hui d'être, quand la nuit tombe, Un de ceux qui se font écouter de la tombe, Et qui font, en parlant aux morts blêmes et seuls, Remuer lentement les plis noirs des linceuls, Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut les pierres, Les grains dans les sillons, les ombres dans les bières, La vague et la nuée, et devient une voix De la nature, ainsi que la rumeur des bois. Car voilà, n'est-ce pas, tombeaux ? bien des années, Que je marche au milieu des croix infortunées, Échevelé parmi les ifs et les cyprès, L'âme au bord de la nuit, et m'approchant tout près, Et que je vais, courbé sur le cercueil austère, Questionnant le plomb, les clous, le ver de terre Qui pour moi sort des yeux de la tête de mort, Le squelette qui rit, le squelette qui mord, Les mains aux doigts noueux, les crânes, les poussières, Et les os des genoux qui savent des prières ! Hélas ! j'ai fouillé tout. J'ai voulu voir le fond. Pourquoi le mal en nous avec le bien se fond, J'ai voulu le savoir. J'ai dit : Que faut-il croire ? J'ai creusé la lumière, et l'aurore, et la gloire, L'enfant joyeux, la vierge et sa chaste frayeur, Et l'amour, et la vie, et l'âme, - fossoyeur. Qu'ai-je appris ? J'ai, pensif , tout saisi sans rien prendre ; J'ai vu beaucoup de nuit et fait beaucoup de cendre. Qui sommes-nous ? que veut dire ce mot : Toujours ? J'ai tout enseveli, songes, espoirs, amours, Dans la fosse que j'ai creusée en ma poitrine. Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ? Oh ! que ne suis-je encor le rêveur d'autrefois, Qui s'égarait dans l'herbe, et les prés, et les bois, Qui marchait souriant, le soir, quand le ciel brille, Tenant la main petite et blanche de sa fille, Et qui, joyeux, laissant luire le firmament, Laissant l'enfant parler, se sentait lentement Emplir de cet azur et de cette innocence ! Entre Dieu qui flamboie et l'ange qui l'encense, J'ai vécu, j'ai lutté, sans crainte, sans remord. Puis ma porte soudain s'ouvrit devant la mort, Cette visite brusque et terrible de l'ombre. Tu passes en laissant le vide et le décombre, Ô spectre ! tu saisis mon ange et tu frappas. Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas. VI Je ne puis plus reprendre aujourd'hui dans la plaine Mon sentier d'autrefois qui descend vers la Seine ; Je ne puis plus aller où j'allais ; je ne puis, Pareil à la laveuse assise au bord du puits, Que m'accouder au mur de l'éternel abîme ; Paris m'est éclipsé par l'énorme Solime ; La haute Notre-Dame à présent, qui me luit, C'est l'ombre ayant deux tours, le silence et la nuit, Et laissant des clartés trouer ses fatals voiles ; Et je vois sur mon front un panthéon d'étoiles ; Si j'appelle Rouen, Villequier, Caudebec, Toute l'ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck ! Et, si je pars, m'arrête à la première lieue, Et me dit: Tourne-toi vers l'immensité bleue ! Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos. Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots ! A quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ? Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ? Où vas-tu de la sorte et machinalement ? Ô songeur ! penche-toi sur l'être et l'élément ! Écoute la rumeur des âmes dans les ondes ! Contemple, s'il te faut de la cendre, les mondes ; Cherche au moins la poussière immense, si tu veux Mêler de la poussière à tes sombres cheveux, Et regarde, en dehors de ton propre martyre, Le grand néant, si c'est le néant qui t'attire ! Sois tout à ces soleils où tu remonteras ! Laisse là ton vil coin de terre. Tends les bras, Ô proscrit de l'azur, vers les astres patries ! Revois-y refleurir tes aurores flétries ; Deviens le grand oeil fixe ouvert sur le grand tout. Penche-toi sur l'énigme où l'être se dissout, Sur tout ce qui naît, vit, marche, s'éteint, succombe, Sur tout le genre humain et sur toute la tombe ! Mais mon coeur toujours saigne et du même côté. C'est en vain que les cieux, les nuits, l'éternité, Veulent distraire une âme et calmer un atome. Tout l'éblouissement des lumières du dôme M'ôte-t-il une larme ? Ah ! l'étendue a beau Me parler, me montrer l'universel tombeau, Les soirs sereins, les bois rêveurs, la lune amie ; J'écoute, et je reviens à la douce endormie. VII Des fleurs ! oh ! si j'avais des fleurs ! si Je pouvais Aller semer des lys sur ces deux froids chevets ! Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle ! Les fleurs sont l'or, l'azur, l'émeraude, l'opale ! Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ; Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes ! Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes, Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir, Puisqu'il nous fait lâcher ce qu'on croyait tenir, Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde, Sur la première porte en scelle une seconde, Et, sur le père triste et sur l'enfant qui dort, Ferme l'exil après avoir fermé la mort, Puisqu'il est impossible à présent que je jette Même un brin de bruyère à sa fosse muette, C'est bien le moins qu'elle ait mon âme, n'est-ce pas ? Ô vent noir dont j'entends sur mon plafond le pas ! Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle ! Mers, nuits ! et je l'ai mise en ce livre pour elle ! Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant Que nous avons laissé derrière nous, rêvant. Prends. Et, quoique de loin, reconnais ma voix, âme ! Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ; Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ; Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi. Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume ! Qu'entre tes vagues mains il devienne fantôme ! Qu'il blanchisse, pareil à l'aube qui pâlit, A mesure que l'oeil de mon ange le lit, Et qu'il s'évanouisse, et flotte, et disparaisse, Ainsi qu'un âtre obscur qu'un souffle errant caresse, Ainsi qu'une lueur qu'on voit passer le soir, Ainsi qu'un tourbillon de feu de l'encensoir, Et que, sous ton regard éblouissant et sombre, Chaque page s'en aille en étoiles dans l'ombre ! VIII Oh ! quoi que nous fassions et quoi que nous disions, Soit que notre âme plane au vent des visions, Soit qu'elle se cramponne à l'argile natale, Toujours nous arrivons à ta grotte fatale, Gethsémani ! qu'éclaire une vague lueur ! Ô rocher de l'étrange et funèbre sueur ! Cave où l'esprit combat le destin ! ouverture Sur les profonds effrois de la sombre nature ! Antre d'où le lion sort rêveur, en voyant Quelqu'un de plus sinistre et de plus effrayant, La douleur, entrer, pâle, amère, échevelée ! Ô chute ! asile ! ô seuil de la trouble vallée D'où nous apercevons nos ans fuyants et courts, Nos propres pas marqués dans la fange des jours, L'échelle où le mal pèse et monte, spectre louche, L'âpre frémissement de la palme farouche, Les degrés noirs tirant en bas les blancs degrés, Et les frissons aux fronts des anges effarés ! Toujours nous arrivons à cette solitude, Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude ! Paix à l'ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez ! Êtres, groupes confus lentement transformés ! Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes ! Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes, Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids, Dormez ! dormez, brins d'herbe, et dormez, infinis ! Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse ! Silence sur la grande horreur religieuse, Sur l'océan qui lutte et qui ronge son mors, Et sur l'apaisement insondable des morts ! Paix à l'obscurité muette et redoutée, Paix au doute effrayant, à l'immense ombre athée, A toi, nature, cercle et centre, âme et milieu, Fourmillement de tout, solitude de Dieu ! Ô générations aux brumeuses haleines, Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines ! Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez ! Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés ! Tout est religion et rien n'est imposture. Que sur toute existence et toute créature, Vivant du souffle humain ou du souffle animal, Debout au seuil du bien, croulante au bord du mal, Tendre ou farouche, immonde ou splendide, humble ou grande, La vaste paix des cieux de toutes parts descende ! Que les enfers dormants rêvent les paradis ! Assoupissez-vous, flots, mers, vents, âmes, tandis Qu'assis sur la montagne en présence de l'Être, Précipice où l'on voit pêle-mêle apparaître Les créations, l'astre et l'homme, les essieux De ces chars de soleil que nous nommons les cieux, Les globes, fruits vermeils des divines ramées, Les comètes d'argent dans un champ noir semées, Larmes blanches du drap mortuaire des nuits, Les chaos, les hivers, ces lugubres ennuis, Pâle, ivre d'ignorance, ébloui de ténèbres, Voyant dans l'infini s'écrire des algèbres, Le contemplateur, triste et meurtri, mais serein, Mesure le problème aux murailles d'airain, Cherche à distinguer l'aube à travers les prodiges, Se penche, frémissant, au puits des grands vertiges, Suit de l'oeil des blancheurs qui passent, alcyons, Et regarde, pensif, s'étoiler de rayons, De clartés, de lueurs, vaguement enflammées, Le gouffre monstrueux plein d'énormes fumées. Guernesey, 2 novembre 1855, jour des morts.
A l'œuvre on connaît l'artisan. Quelques rayons de miel sans maître se trouvèrent : Des frelons les réclamèrent ; Des abeilles s'opposant, Devant certaine guêpe on traduisit la cause. Il était malaisé de décider la chose : Les témoins déposaient qu'autour de ces rayons Des animaux ailés, bourdonnants, un peu longs, De couleur fort tannée, et tels que les abeilles, Avaient longtemps paru. Mais quoi ? dans les frelons Ces enseignes étaient pareilles. La guêpe, ne sachant que dire à ces raisons, Fit enquête nouvelle, et pour plus de lumière, Entendit une fourmilière Le point n'en put être éclairci. " De grâce, à quoi bon tout ceci ? Dit une abeille fort prudente. Depuis tantôt six mois que la cause est pendante, Nous voici comme aux premiers jours. Pendant cela le miel se gâte. Il est temps désormais que le juge se hâte : N'a-t-il point assez léché l'ours ? Sans tant de contredits, et d'interlocutoires, Et de fatras, et de grimoires, Travaillons, les frelons et nous : On verra qui sait faire, avec un suc si doux, Des cellules si bien bâties. " Le refus des frelons fit voir Que cet art passait leur savoir ; Et la guêpe adjugea le miel à leurs parties. Plût à Dieu qu'on réglât ainsi tous les procès : Que de Turcs en cela l'on suivît la méthode ! Le simple sens commun nous tiendrait lieu de code : Il ne faudrait point tant de frais ; Au lieu qu'on nous mange, on nous gruge, On nous mine par des longueurs ; On fait tant, à la fin, que l'huître est pour le juge, Les écailles pour les plaideurs
Un astrologue un jour se laissa choir Au fond d'un puits. On lui dit : " Pauvre bête, Tandis qu'à peine à tes pieds tu peux voir, Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? " Cette aventure en soi, sans aller plus avant, Peut servir de leçon à la plupart des hommes. Parmi ce que de gens sur la terre nous sommes, Il en est peu qui fort souvent Ne se plaisent d'entendre dire Qu'au livre du destin les mortels peuvent lire. Mais ce livre, qu'Homère et les siens ont chanté, Qu'est-ce, que le hasard parmi l'antiquité, Et parmi nous la Providence ? Or du hasard il n'est point de science : S'il en était, on aurait tort De l'appeler hasard, ni fortune, ni sort, Toutes choses très incertaines. Quant aux volontés souveraines De Celui qui fait tout, et rien qu'avec dessein, Qui les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ? Aurait-il imprimé sur le front des étoiles Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ? A quelle utilité ? Pour exercer l'esprit De ceux qui de la sphère et du globe ont écrit ? Pour nous faire éviter des maux inévitables ? Nous rendre, dans les biens, de plaisir incapables ? Et causant du dégoût pour ces biens prévenus, Les convertir en maux devant qu'ils soient venus ? C'est erreur, ou plutôt c'est crime de le croire. Le firmament se meut, les astres font leur cours, Le soleil nous luit tous les jours, Tous les jours sa clarté succède à l'ombre noire, Sans que nous en puissions autre chose inférer Que la nécessité de luire et d'éclairer, D'amener les saisons, de mûrir les semences, De verser sur les corps certaines influences. Du reste, en quoi répond au sort toujours divers Ce train toujours égal dont marche l'univers ? Charlatans, faiseurs d'horoscope, Quittez les cours des princes de l'Europe ; Emmenez avec vous les souffleurs tout d'un temps : Vous ne méritez pas plus de foi que ces gens. Je m'emporte un peu trop revenons à l'histoire De ce spéculateur qui fut contraint de boire. Outre la vanité de son art mensonger, C'est l'image de ceux qui bâillent aux chimères, Cependant qu'ils sont en danger, Soit pour eux, soit pour leurs affaires.
Qu'est-ce que l'amour ? L'échange de deux fantaisies Et le contact de deux épidermes Chamfort I Eh bien ! en vérité, les sots auront beau dire, Quand on n'a pas d'argent, c'est amusant d'écrire. Si c'est un passe-temps pour se désennuyer, Il vaut bien la bouillotte ; et, si c'est un métier, Peut-être qu'après tout ce n'en est pas un pire Que fille entretenue, avocat ou portier II J'aime surtout les vers, cette langue immortelle. C'est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas Mais je l'aime à la rage. Elle a cela pour elle Que les sots d'aucun temps n'en ont pu faire cas, Qu'elle nous vient de Dieu, — qu'elle est limpide et belle, Que le monde l'entend, et ne la parle pas. III Eh bien ! Sachez-le donc, vous qui voulez sans cesse Mettre votre scalpel dans un couteau de bois Vous qui cherchez l'auteur à de certains endroits, Comme un amant heureux cherche, dans son ivresse Sur un billet d'amour les pleurs de sa maîtresse, Et rêve, en le lisant, au doux son de sa voix. IV Sachez-le, — c'est le cœur qui parle et qui soupire Lorsque la main écrit, — c'est le cœur qui se fond ; C'est le cœur qui s'étend, se découvre et respire Comme un gai pèlerin sur le sommet d'un mont Et puissiez-vous trouver, quand vous en voudrez rire À dépecer nos vers le plaisir qu'ils nous font ! V Qu'importe leur valeur ? La muse est toujours belle, Même pour l'insensé, même pour l'impuissant ; Car sa beauté pour nous, c'est notre amour pour elle. Mordez et croassez, corbeaux, battez de l'aile ; Le poète est au ciel, et lorsqu'en vous poussant Il vous y fait monter, c'est qu'il en redescend VI Allez, — exercez-vous, — débrouillez la quenouille, Essoufflez-vous à faire un bœuf d'une grenouille Avant de lire un livre, et de dire : J'y crois ! Analysez la plaie, et fourrez-y les doigts ; Il faudra de tout temps que l'incrédule y fouille, Pour savoir si son Christ est monté sur la croix VII Eh, depuis quand un livre est-il donc autre chose Que le rêve d'un jour qu'on raconte un instant ; Un Oiseau qui gazouille et s'envole ; — une rose Qu'on respire et qu'on jette, et qui meurt en tombant ; — Un ami qu'on aborde, avec lequel on cause, Moitié lui répondant, et moitié l'écoutant ? VIII Aujourd'hui' par exemple, il plait à ma cervelle De rimer en sixains le conte que voici, Va-t-on le maltraiter et lui chercher querelle ? Est-ce sa faute, à lui, si je l'écris ainsi ? Byron, me direz-vous, m'a servi de modèle. Vous ne savez donc pas qu'il imitait Pulci ? IX Lisez les Italiens, vous verrez s'il les vole. Rien n'appartient à rien, tout appartient à tous. Il faut être ignorant comme un maître d'école Pour se flatter de dire une seule parole Que personne ici-bas n'ait pu dire avant vous. C'est imiter quelqu'un que de planter des choux. X Ah ! pauvre Laforêt, qui ne savais pas lire, Quels vigoureux soufflets ton nom seul a donnés Au peuple travailleur des discuteurs damnés ! Molière t'écoutait lorsqu'il venait d'écrire Quel mépris des humains dans le simple et gros rire Dont tu lui baptisais ses hardis nouveau-nés ! XI Il ne te lisait pas, dit-on, les vers d'Alceste ; Si je les avais faits, je te les aurais lus. L'esprit et les bons mots auraient été perdus ; Mais les meilleurs accords de l'instrument céleste Seraient allés au cœur comme ils en sont venus. J'aurais dit aux bavards du siècle : A vous le reste XII Pourquoi donc les amants veillent-ils nuit et jour ? Pourquoi donc le poète aime-t-il sa souffrance ? Que demandent-ils donc tous les deux en retour ? Une larme, ô mon Dieu, voilà leur récompense ; Voilà pour eux le ciel ; la gloire et l'éloquence, Et par là le génie est semblable à l'amour. XIII Mon premier chant est fait. — Je viens de le relire. J'ai bien mal expliqué ce que je voulais dire ; Je n'ai pas dit un mot de ce que j'aurais dit Si j'avais fait un plan une heure avant d'écrire ; Je crève de dégoût, de rage et de dépit Je crois en vérité que j'ai fait de l'esprit XIV Deux sortes de roués existent sur la terre : L'an, beau comme Satan, froid comme la vipère, Hautain, audacieux, plein d'imitation, Ne laissant palpiter sur son cœur solitaire Que l'écorce d'un homme et de la passion ; Faisant un manteau d'or à son ambition ; XV Corrompant sans plaisir, amoureux de lui-même, Et, pour s'aimer toujours, voulant toujours qu'on l'aime ; Regardant au soleil son ombre se mouvoir ; Dès qu'une source est pure, et que l'on peut s'y voir, Venant comme Narcisse y pencher son front blême, Et chercher la douleur pour s'en faire un miroir. XVI < br> Son idéal, c'est lui -Quoi qu'il dise ou qu'il fasse, Il se regarde vivre, et s'écoute parler. Car il faut que demain on dise, quand il passe : Cet homme que voilà, c'est Robert Lovelace Autour de ce mot-là le monde peut rouler ; Il est l'axe du monde, et lui permet d'aller. XV Avec lui ni procès, ni crainte, ni scandale. Il jette un drap mouillé sur son père qui râle ; Il rôde, en chuchotant, sur la pointe du pied. Un amant plus sincère, à la main plus loyale, Peut serrer une main trop fort, et l'effrayer ; Mais lui, n'ayez pas peur de lui, c'est son métier. XVIII Qui pourrait se vanter d'avoir surpris son âme ? L'étude de sa vie est d'en cacher le fond... On en parle, — on en pleure, — on en rit, qu'en voit on : Quelques duels oubliés, quelques soupirs de femme, Quelque joyau de prix sur une épaule infâme, Quelque croix de bois noir sur un tombeau sans nom. XIX Mais comme tout se tait dès qu'il vient à paraître ! Clarisse l'aperçoit, et commence à souffrir. Comme il est beau ! brillants comme il s'annonce en maître ! Si Clarisse s'indigne et tarde à consentir, Il dira qu'il se tue-il se tuera peut-être ; — Mais Clarisse aime mieux le sauver, et mourir. XX C'est le roué sans cœur, le spectre à double face, A la patte de tigre, aux serres de vautour, Le roué sérieux qui n'eut jamais d'amour ; Méprisant la douleur comme la populace ; Disant au genre humain de lui laisser son jour- Et qui serait César, s'il n'était Lovelace XXI Ne lui demandez pas s'il est heureux ou non ; Il n'en sait rien lui-même, il est ce qu'il doit être. Il meurt silencieux, tel que Dieu l'a fait naître L'antilope aux yeux bleus est plus tendre peut-être Que le roi des forêts ; mais le lion répond Qu'il n'est pas antilope, et qu'il a nom : lion. XXII Voilà l'homme d'un siècle, et l'étoile polaire Sur qui les écoliers fixent leurs yeux ardents, L'homme dont Robertson fera le commentaire, Qui donnera sa vie à lire à nos enfants Ses crimes noirciront un large bréviaire, Qui brûlera les mains et les cœurs de vingt ans. XXIII Quant au roué Français, au don Juan ordinaire, Ivre, riche, joyeux, raillant l'homme de pierre, Ne demandant partout qu'à trouver le vin bon, Bernant monsieur Dimanche, et disant à son père Qu'il serait mieux assis pour lui faire un sermon, C'est l'ombre d'un roué qui ne vaut pas Valmont. XXIV Il en est un plus grand, plus beau, plus poétique, Que personne n'a fait, que Mozart a rêvé, Qu'Hoffmann a vu passer, au son de la musique, Sous un éclair divin de sa nuit fantastique, Admirable portrait qu'il n'a point achevé, Et que de notre temps Shakspeare aurait trouvé. XXV Un jeune homme est assis au bord d'une prairie, Pensif comme l'amour, beau comme le génie ; Sa maîtresse enivrée est prête à s'endormir. Il vient d'avoir vingt ans, son cœur vient de s'ouvrir. Rameau tremblant encor de l'arbre de la vie, Tombé, comme le Christ, pour aimer et souffrir XXVI Le voilà se noyant dans des larmes de femme, Devant cette nature aussi belle que lui ; Pressant le monde entier sur son cœur qui se pâme, Faible, et, comme le lierre, ayant besoin d'autrui ; Et ne le cachant pas, et suspendant son âme, Comme un luth éolien, aux lèvres de la Nuit. XXVII Le voilà demandant pourquoi son cœur soupire, Jurant, les yeux en pleurs, qu'il ne désire rien ; Caressant sa maîtresse, et des sons de sa lyre Egayant son sommeil comme un ange gardien ; Tendant sa coupe d'or à ceux qu'il voit sourire, Voulant voir leur bonheur pour y chercher le sien. XXVIII Le voilà, jeune et beau, sous le ciel de la France, Déjà riche à vingt ans comme un enfouisseur ; Portant sur la nature un cœur plein d'espérance, Aimant, aimé de tous, ouvert comme une fleur ; Si candide et si frais que l'ange d'innocence Baiserait sur son front la beauté de son cœur XXIX Le voilà, regardez, devinez-lui sa vie. Quel sort peut-on prédire à cet enfant du ciel ? L'amour en l'approchant jure d'être éternel ; Le hasard pense à lui, — la sainte poésie Retourne en souriant sa coupe d'ambroisie Sur ses cheveux plus doux et plus blonds que le miel. XXX Ce palais, c'est le sien ; — le serf et la campagne Sont à lui ; — la forêt, le fleuve et la montagne Ont retenu son nom en écoutant l'écho. C'est à lui le village, et le pâle troupeau Des moines. — Quand il passe et traverse un hameau, Le bon ange du lieu se lève et l'accompagne. XXXI Quatre filles de prince ont demandé sa main. Sachez que s'il voulait la reine pour maîtresse, Et trois palais de plus, il les aurait demain ! Qu'un juif deviendrait chauve à compter sa richesse, Et qu'il pourrait jeter, sans que rien en paraisse Les blés de ses moissons aux oiseaux du chemin. XXXII Eh bien ! cet homme-là vivra dans les tavernes Entre deux charbonniers autour d'un poêle assis ; La poudre noircira sa barbe et ses sourcils ; Vous le verrez un jour, tremblant et les yeux ternes Venir dans son manteau dormir sous les lanternes, La face ensanglantée et les coudes noircis. XXXIII Vous le verrez sauter sur l'échelle dorée, Pour courir dans un bouge au sortir d'un boudoir, Portant sa lèvre ardente à la prostituée, Avant qu'à son balcon done Elvire éplorée, Dans la profonde nuit croyant encor le voir, Ait cessé d'agiter sa lampe et son mouchoir. XXXIV Vous le verrez, laquais pour une chambrière, Cachant sous ses habits son valet grelottant ; Vous le verrez, tranquille et froid comme une pierre, Pousser dans les ruisseaux le cadavre d'un père, Et laisser le vieillard traîner ses mains de sang Sur des murs chauds encor du viol de son enfant. XXXV Que direz-vous alors ? Ah ! vous croirez peut-être Que le monde a blessé ce cœur vaste et hautain, Que c'est quelque Lara qui se sent méconnaître, Que l'homme a mal jugé, qui sait ce qu'il peut être, Et qui, s'apercevant qu'il le serait en vain, Rend haine contre haine et dédain pour dédain. XXXVI Eh bien ! vous vous trompez. — Jamais personne au monde N'a pensé moins que lui qu'il c'`ait oublié. Jamais il n'a frappé sans qu'on ne lui réponde ; Jamais il n'a senti l'inconstance de l'onde, Et jamais il n'a vu se dresser sous son pié Le vivace serpent de la fausse amitié. XXXVII Que dis-je ? tel qu'il est, le monde l'aime encore ; Il n'a perdu chez lui ni ses biens ni son rang. Devant Dieu, devant tous, il s'assoit à son banc. Ce qu'il a fait de mal, personne ne l'ignore ; On connaît son génie, on l'admire, on l'honore. — Seulement, voyez-vous, cet homme, c'est don Juan. XXXVIII Oui, don Juan. Le voilà, ce nom que tout répète, Ce nom mystérieux que tout l'univers prend, Dont chacun vient parler, et que nul ne comprend ; Si vaste et si puissant qu'il n'est pas de poète Qui ne l'ait soulevé dans son cœur et sa tête, Et pour l'avoir tenté ne soit resté plus grand. XXXIX Insensé que je suis ! que fais-je ici moi-même ? Était-ce donc mon tour de leur parler de toi, Grande ombre, et d'où viens-tu pour tomber jusqu'à moi ? C'est qu'avec leurs horreurs, leur doute et leur blasphème Pas un d'eux ne t'aimait, don Juan ; et moi, je t'aime Comme le vieux Blondel aimait son pauvre roi. XL Oh ! qui me jettera sur ton coursier rapide ! Oh ! qui me prêtera le manteau voyageur, Pour te suivre en pleurant, candide corrupteur ! Qui me déroulera cette liste homicide, Cette liste d'amour si remplie et si vide, Et que ta main peuplait des oublis de ton cœur ! XLI Trois mille noms charmants ! Trois mille noms de femme ! Pas un qu'avec des pleurs tu n'aies balbutié ! Et ce foyer d'amour qui dévorait ton âme, Qui lorsque tu mourus, de tes veines de flamme Remonta dans le ciel comme un ange oublié, De ces trois mille amours pas un qui l'ait noyé ! XLII Elles t'aimaient pourtant, ces filles insensées Que sur ton cœur de fer tu pressas tour à tour ; Le vent qui t'emportait les avait traversées ; Elles t'aimaient, don Juan, ces pauvres délaissées Qui couvraient de baisers l'ombre de ton amour, Qui te donnaient leur vie, et qui n'avaient qu'un jour ! XLIII Mais toi, spectre énervé, toi, que faisais-tu d'elles ? Ah ! massacre et malheur ! tu les aimais aussi, Toi ! croyant toujours voir sur tes amours nouvelles Se lever le soleil de tes nuits éternelles, Te disant chaque soir : Peut-être le voici Et l'attendant toujours, et vieillissant ainsi ! XLIV Demandant aux forêts, à la mer, à la plaine, Aux brises du matin, à toute heure, à tout lieu, La femme de ton âme et de ton premier vœu ! Prenant pour fiancée un rêve, une ombre vaine, Et fouillant dans le cœur d'une hécatombe humaine, Prêtre désespéré, pour y chercher ton Dieu. XLV Et que voulais-tu donc ?-Voilà ce que le monde Au bout de trois cents ans demande encor tout bas Le sphinx aux yeux perçants attend qu'on lui réponde Ils savent compter l'heure, et que leur terre est ronde Ils marchent dans leur ciel sur le bout d'un compas' Mais ce que tu voulais, ils ne le savent pas. XLVI Quelle est donc, disent-ils,. cette femme inconnue, Qui seule eût mis la main au frein de son coursier ? Qu'il appelait toujours et qui n'est pas venue ? Où l'avait-il trouvée ? où l'avait-il perdue ? Et quel nœud si puissant avait su les lier, Que, n'ayant pu venir, il n'ait pu l'oublier ? XLVII N'en était-il pas une, ou plus noble, ou plus belle, Parmi tant de beautés, qui, de loin ou de près, De son vague idéal eût du moins quelques traits ? Que ne la gardait-il ! qu'on nous dise laquelle. Toutes lui ressemblaient, — ce n'était jamais elle, Toutes lui ressemblaient, don Juan, et tu marchais ! XLVIII Tu ne t'es pas lassé de parcourir la terre ! Ce vain fantôme, à qui Dieu t'avait envoyé, Tu n'en as pas brisé la forme sous ton pied ! Tu n'es pas remonté, comme l'aigle à son aire Sans avoir sa pâture, ou comme le tonnerre Dans sa nue aux flancs d'or, sans avoir foudroyé ! XLIX Tu n'as jamais médit de ce monde stupide Qui te dévisageait d'un regard hébété ; Tu l'as vu, tel qu'il est, dans sa difformité ; Et tu montais toujours cette montagne aride, Et tu suçais toujours, plus jeune et plus aride, Les mamelles d'airain de la Réalité. L Et la vierge aux yeux bleus, sur la souple ottomane, Dans ses bras parfumés te berçait mollement ; De la fille de roi jusqu'à la paysanne Tu ne méprisais rien, même la courtisane, À qui tu disputais son misérable amant ; Mineur, qui dans un puits cherchais un diamant. LI Tu parcourais Madrid, Paris, Naple et Florence ; Grand seigneur aux palais, voleur aux carrefours ; Ne comptant ni l'argent, ni les nuits, ni les jours ; Apprenant du passant à chanter sa romance ; Ne demandant à Dieu, pour aimer l'existence, Que ton large horizon et tes larges amours. LII Tu retrouvais partout la vérité hideuse, Jamais ce qu'ici-bas cherchaient tes vœux ardents, Partout l'hydre éternel qui te montrait les dents ; Et poursuivant toujours ta vie aventureuse, Regardant sous tes pieds cette mer orageuse, Tu te disais tout bas : Ma perle est là dedans. LIII Tu mourus plein d'espoir dans ta route infinie, Et te souciant peu de laisser ici-bas Des larmes et du sang aux traces de tes pas. Plus vaste que le ciel et plus grand que la vie, Tu perdis ta beauté, ta gloire et ton génie Pour un être impossible, et qui n'existait pas. LIV Et le jour que parut le convive de pierre, Tu vins à sa rencontre, et lui tendis la main ; Tu tombas foudroyé sur ton dernier festin : Symbole merveilleux de l'homme sur la terre, Cherchant de ta main gauche à soulever ton verre Abandonnant ta droite à celle du Destin ! LV Maintenant, c'est à toi, lecteur, de reconnaître Dans quel gouffre sans fond peut descendre ici-bas Le rêveur insensé qui voudrait d'un tel maître. Je ne dirai qu'un mot, et tu le comprendras : Ce que don Juan aimait, Hassan l'aimait peut-être ; Ce que don Juan cherchait, Hassan n'y croyait pas.