Poème temoin - 10 Poèmes sur temoin
10 poèmes
Phonétique : étaiement étamaient étamant étament étamine étamines étamions étamons étêtement étymon étymons témoin témoins thiamine thiamines thymine thymines timon timons tomaient tomant toment tomions tomons tutoiement
Endymion de Louise Ackermann
Endymion s'endort sur le mont solitaire,
Lui que Phœbé la nuit visite avec mystère,
Qu'elle adore en secret, un enfant, un pasteur.
Il est timide et fier, il est discret comme elle ;
Un charme grave au choix d'une amante immortelle
A désigné son front rêveur.
C'est lui qu'elle cherchait sur la vaste bruyère
Quand, sortant du nuage où tremblait sa lumière,
Elle jetait au loin un regard calme et pur,
Quand elle abandonnait jusqu'à son dernier voile,
Tandis qu'à ses côtés une pensive étoile
Scintillait dans l'éther obscur.
Ô Phœbé ! le vallon, les bois et la colline
Dorment enveloppés dans ta pâleur divine ;
À peine au pied des monts flotte un léger brouillard.
Si l'air a des soupirs, ils ne sont point sensibles ;
Le lac dans le lointain berce ses eaux paisibles
Qui s'argentent sous ton regard.
Non, ton amour n'a pas cette ardeur qui consume.
Si quelquefois, le soir, quand ton flambeau s'allume,
Ton amant te contemple avant de s'endormir,
Nul éclat qui l'aveugle, aucun feu qui l'embrase ;
Rien ne trouble sa paix ni son heureuse extase ;
Tu l'éclaires sans l'éblouir.
Tu n'as pour le baiser que ton rayon timide,
Qui vers lui mollement glisse dans l'air humide,
Et sur sa lèvre pâle expire sans témoin.
Jamais le beau pasteur, objet de ta tendresse,
Ne te rendra, Phœbé, ta furtive caresse,
Qu'il reçoit, mais qu'il ne sent point.
Il va dormir ainsi sous la voûte étoilée
Jusqu'à l'heure où la nuit, frissonnante et voilée,
Disparaîtra des cieux t'entraînant sur ses pas.
Peut-être en s'éveillant te verra-t-il encore
Qui, t'effaçant devant les rougeurs de l'aurore,
Dans ta fuite lui souriras.
Les Malheureux de Louise Ackermann
La trompette a sonné. Des tombes entr'ouvertes
Les pâles habitants ont tout à coup frémi.
Ils se lèvent, laissant ces demeures désertes
Où dans l'ombre et la paix leur poussière a dormi.
Quelgues morts cependant sont restés immobiles ;
Ils ont tout entendu, mais le divin clairon
Ni l'ange qui les presse à ces derniers asiles
Ne les arracheront.
« Quoi ! renaître ! revoir le ciel et la lumière,
Ces témoins d'un malheur qui n'est point oublié,
Eux qui sur nos douleurs et sur notre misère
Ont souri sans pitié !
Non, non ! Plutôt la Nuit, la Nuit sombre, éternelle !
Fille du vieux Chaos, garde-nous sous ton aile.
Et toi, sœur du Sommeil, toi qui nous as bercés,
Mort, ne nous livre pas ; contre ton sein fidèle
Tiens-nous bien embrassés.
Ah! l'heure où tu parus est à jamais bénie ;
Sur notre front meurtri que ton baiser fut doux !
Quand tout nous rejetait, le néant et la vie,
Tes bras compatissants, ô notre unique amie !
Se sont ouverts pour nous.
Nous arrivions à toi, venant d'un long voyage,
Battus par tous les vents, haletants, harassés.
L'Espérance elle-même, au plus fort de l'orage,
Nous avait délaissés.
Nous n'avions rencontré que désespoir et doute,
Perdus parmi les flots d'un monde indifférent ;
Où d'autres s'arrêtaient enchantés sur la route,
Nous errions en pleurant.
Près de nous la Jeunesse a passé, les mains vides,
Sans nous avoir fêtés, sans nous avoir souri.
Les sources de l'amour sous nos lèvres avides,
Comme une eau fugitive, au printemps ont tari.
Dans nos sentiers brûlés pas une fleur ouverte.
Si, pour aider nos pas, quelque soutien chéri
Parfois s'offrait à nous sur la route déserte,
Lorsque nous les touchions, nos appuis se brisaient :
Tout devenait roseau quand nos cœurs s'y posaient.
Au gouffre que pour nous creusait la Destinée
Une invisible main nous poussait acharnée.
Comme un bourreau, craignant de nous voir échapper,
A nos côtés marchait le Malheur inflexible.
Nous portions une plaie à chaque endroit sensible,
Et l'aveugle Hasard savait où nous frapper.
Peut-être aurions-nous droit aux celestes délices ;
Non ! ce n'est point à nous de redouter l'enfer,
Car nos fautes n'ont pas mérité de supplices :
Si nous avons failli, nous avons tant souffert !
Eh bien, nous renonçons même à cette espérance
D'entrer dans ton royaume et de voir tes splendeurs,
Seigneur ! nous refusons jusqu'à ta récompense,
Et nous ne voulons pas du prix de nos douleurs.
Nous le savons, tu peux donner encor des ailes
Aux âmes qui ployaient sous un fardeau trop lourd ;
Tu peux, lorsqu'il te plaît, loin des sphères mortelles,
Les élever à toi dans la grâce et l'amour ;
Tu peux, parmi les chœurs qui chantent tes louanges,
A tes pieds, sous tes yeux, nous mettre au premier rang,
Nous faire couronner par la main de tes anges,
Nous revêtir de gloire en nous transfigurant.
Tu peux nous pénétrer d'une vigueur nouvelle,
Nous rendre le désir que nous avions perdu…
Oui, mais le Souvenir, cette ronce immortelle
Attachée à nos cœurs, l'en arracheras-tu ?
Quand de tes chérubins la phalange sacrée
Nous saluerait élus en ouvrant les saints lieux,
Nous leur crierions bientôt d'une voix éplorée :
« Nous élus ? nous heureux ? Mais regardez nos yeux !
Les pleurs y sont encor, pleurs amers, pleurs sans nombre.
Ah ! quoi que vous fassiez, ce voile épais et sombre
Nous obscurcit vos cieux. »
Contre leur gré pourqoui ranimer nos poussières ?
Que t'en reviendra-t-il ? et que t'ont-elles fait ?
Tes dons mêmes, après tant d'horribles misères,
Ne sont plus un bienfait.
Au ! tu frappas trop fort en ta fureur cruelle.
Tu l'entends, tu le vois ! la Souffrance a vaincu.
Dans un sommeil sans fin, ô puissance éternelle !
Laisse-nous oublier que nous avons vécu.
Per te praesentit aruspex de Guillaume Apollinaire
O mon très cher amour, toi mon œuvre et que j'aime,
A jamais j'allumai le feu de ton regard,
Je t'aime comme j'aime une belle œuvre d'art,
Une noble statue, un magique poème.
Tu seras, mon aimée, un témoin de moi-même.
Je te crée à jamais pour qu'après mon départ,
Tu transmettes mon nom aux hommes en retard
Toi, la vie et l'amour, ma gloire et mon emblème;
Et je suis soucieux de ta grande beauté
Bien plus que tu ne peux toi-même en être fière:
C'est moi qui l'ai conçue et faite toute entière.
Ainsi, belle œuvre d'art, nos amours ont été
Et seront l'ornement du ciel et de la terre,
O toi, ma créature et ma divinité !
Les Frelons et les Mouches à miel de Jean de La Fontaine
A l'œuvre on connaît l'artisan.
Quelques rayons de miel sans maître se trouvèrent :
Des frelons les réclamèrent ;
Des abeilles s'opposant,
Devant certaine guêpe on traduisit la cause.
Il était malaisé de décider la chose :
Les témoins déposaient qu'autour de ces rayons
Des animaux ailés, bourdonnants, un peu longs,
De couleur fort tannée, et tels que les abeilles,
Avaient longtemps paru. Mais quoi ? dans les frelons
Ces enseignes étaient pareilles.
La guêpe, ne sachant que dire à ces raisons,
Fit enquête nouvelle, et pour plus de lumière,
Entendit une fourmilière
Le point n'en put être éclairci.
" De grâce, à quoi bon tout ceci ?
Dit une abeille fort prudente.
Depuis tantôt six mois que la cause est pendante,
Nous voici comme aux premiers jours.
Pendant cela le miel se gâte.
Il est temps désormais que le juge se hâte :
N'a-t-il point assez léché l'ours ?
Sans tant de contredits, et d'interlocutoires,
Et de fatras, et de grimoires,
Travaillons, les frelons et nous :
On verra qui sait faire, avec un suc si doux,
Des cellules si bien bâties. "
Le refus des frelons fit voir
Que cet art passait leur savoir ;
Et la guêpe adjugea le miel à leurs parties.
Plût à Dieu qu'on réglât ainsi tous les procès :
Que de Turcs en cela l'on suivît la méthode !
Le simple sens commun nous tiendrait lieu de code :
Il ne faudrait point tant de frais ;
Au lieu qu'on nous mange, on nous gruge,
On nous mine par des longueurs ;
On fait tant, à la fin, que l'huître est pour le juge,
Les écailles pour les plaideurs
Belphégor de Jean de La Fontaine
De votre nom j’orne le frontispice
Des derniers vers que ma Muse a polis.
Puisse le tout ô charmante Philis,
Aller si loin que notre los franchisse
La nuit des temps: nous la saurons dompter
Moi par écrire, et vous par réciter.
Nos noms unis perceront l’ombre noire
Vous régnerez longtemps dans la mémoire,
Après avoir régné jusques ici
Dans les esprits, dans les cœurs même aussi.
Qui ne connaît l’inimitable actrice
Représentant ou Phèdre, ou Bérénice
Chimène en pleurs, ou Camille en fureur ?
Est-il quelqu’un que votre voix n’enchante ?
S’en trouve-t-il une autre aussi touchante ?
Une autre enfin allant si droit au cœur ?
N’attendez pas que je fasse l’éloge
De ce qu’en vous on trouve de parfait
Comme il n’est point de grâce qui n’y loge
Ce serait trop, je n’aurais jamais fait.
De mes Philis vous seriez la première.
Vous auriez eu mon âme toute entière
Si de mes vœux j’eusse plus présumé,
Mais en aimant qui ne veut être aimé?
Par des transports n’espérant pas vous plaire,
Je me suis dit seulement votre ami ;
De ceux qui sont amants plus d’à demi:
Et plût au sort que j’eusse pu mieux faire.
Ceci soit dit: venons à notre affaire.
Un jour Satan, monarque des enfers,
Faisait passer ses sujets en revue.
Là confondus tous les états divers,
Princes et rois, et la tourbe menue,
Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri,
Tant que Satan en était étourdi.
Il demandait en passant à chaque âme:
« Qui t’a jetée en l’éternelle flamme ? »
L’une disait: « Hélas c’est mon mari ; »
L’autre aussitôt répondait: «c’est ma femme. »
Tant et tant fut ce discours répété,
Qu’enfin Satan dit en plein consistoire :
«Si ces gens-ci disent la vérité
Il est aisé d’augmenter notre gloire.
Nous n’avons donc qu’à le vérifier.
Pour cet effet il nous faut envoyer
Quelque démon plein d’art et de prudence ;
Qui non content d’observer avec soin
Tous les hymens dont il sera témoin,
Y joigne aussi sa propre expérience. »
Le prince ayant proposé sa sentence,
Le noir sénat suivit tout d’une voix.
De Belphégor aussitôt on fit choix.
Ce diable était tout yeux et tout oreilles,
Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles,
Capable enfin de pénétrer dans tout,
Et de pousser l’examen jusqu’au bout.
Pour subvenir aux frais de l’entreprise,
On lui donna mainte et mainte remise,
Toutes à vue, et qu’en lieux différents
Il pût toucher par des correspondants.
Quant au surplus, les fortunes humaines,
Les biens, les maux, les plaisirs et les peines,
Bref ce qui suit notre condition,
Fut une annexe à sa légation.
Il se pouvait tirer d’affliction,
Par ses bons tours, et par son industrie,
Mais non mourir, ni revoir sa patrie,
Qu’il n’eût ici consumé certain temps :
Sa mission devait durer dix ans.
Le voilà donc qui traverse et qui passe
Ce que le Ciel voulut mettre d’espace
Entre ce monde et l’éternelle nuit;
Il n’en mit guère, un moment y conduit.
Notre démon s’établit à Florence,
Ville pour lors de luxe et de dépense.
Même il la crut propre pour le trafic.
Là sous le nom du seigneur Roderic,
Il se logea, meubla, comme un riche homme ;
Grosse maison, grand train, nombre de gens,
Anticipant tous les jours sur la somme
Qu’il ne devait consumer qu’en dix ans
On s’étonnait d’une telle bombance.
II tenait table, avait de tous côtés
Gens à ses frais, soit pour ses voluptés
Soit pour le faste et la magnificence.
L’un des plaisirs où plus il dépensa
Fut la louange : Apollon l’encensa
Car il est maître en l’art de flatterie.
Diable n’eut onc tant d’honneurs en sa vie.
Son cœur devint le but de tous les traits
Qu’Amour lançait: il n’était point de belle
Qui n’employât ce qu’elle avait d’attraits
Pour le gagner, tant sauvage fut-elle:
Car de trouver une seule rebelle,
Ce n’est la mode à gens de qui la main
Par les présents s’aplanit tout chemin.
C’est un ressort en tous desseins utile.
Je l’ai jà dit , et le redis encor
Je ne connais d’autre premier mobile
Dans l’univers, que l’argent et que l’or.
Notre envoyé cependant tenait compte
De chaque hymen, en journaux différents ;
L’un, des époux satisfaits et contents,
Si peu rempli que le diable en eut honte.
L’autre journal incontinent fut plein.
A Belphégor il ne restait enfin
Que d’éprouver la chose par lui-même.
Certaine fille à Florence était lors;
Belle, et bien faite, et peu d’autres trésors;
Noble d’ailleurs, mais d’un orgueil extrême;
Et d’autant plus que de quelque vertu
Un tel orgueil paraissait revêtu.
Pour Roderic on en fit la demande.
Le père dit que Madame Honnesta,
C’était son nom, avait eu jusque-là
Force partis; mais que parmi la bande
Il pourrait bien Roderic préférer,
Et demandait temps pour délibérer.
On en convient. Le poursuivant s’applique
A gagner celle ou ses vœux s’adressaient.
Fêtes et bals, sérénades, musique,
Cadeaux , festins, bien fort appetissaient
Altéraient fort le fonds de l’ambassade.
Il n’y plaint rien, en use en grand seigneur,
S’épuise en dons : l’autre se persuade
Qu’elle lui fait encor beaucoup d’honneur.
Conclusion, qu’après force prières,
Et des façons de toutes les manières,
Il eut un oui de Madame Honnesta.
Auparavant le notaire y passa:
Dont Belphégor se moquant en son âme:
Hé quoi, dit-il, on acquiert une femme
Comme un château ! ces gens ont tout gâté.
Il eut raison: ôtez d’entre les hommes
La simple foi, le meilleur est ôté.
Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes
Dans les procès en prenant le revers.
Les si, les cas, les contrats sont la porte
Par où la noise entra dans l’univers:
N’espérons pas que jamais elle en sorte.
Solennités et lois n’empêchent pas
Qu’avec l’Hymen Amour n’ait des débats
C’est le cœur seul qui peut rendre tranquille.
Le cœur fait tout, le reste est inutile.
Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états.
Chez les amis tout s’excuse, tout passe,;
Chez les amants tout plaît, tout est.
Chez les époux tout ennuie, et tout lasse.
Le devoir nuit, chacun est ainsi fait.
Mais, dira-t-on, n’est-il en nulles guises
D’heureux ménage ? après mûr examen,
J’appelle un bon, voire un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.
Sur ce point-là c’est assez raisonné.
Dès que chez lui le diable eut amené
Son épousée, il jugea par lui-même
Ce qu’est l’hymen avec un tel démon:
Toujours débats, toujours quelque sermon
Plein de sottise en un degré suprême.
Le bruit fut tel que Madame Honnesta
Plus d’une fois les voisins éveilla:
Plus d’une fois on courut à la noise
«Il lui fallait quelque simple bourgeoise,
Ce disait-elle, un petit trafiquant
Traiter ainsi les filles de mon rang !
Méritait-il femme si vertueuse?
Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse:
J’en ai regret, et si je faisais bien... »
Il n’est pas sûr qu’Honnesta ne fit rien:
Ces prudes-là nous en font bien accroire.
Nos deux époux, à ce que dit l’histoire,
Sans disputer n’étaient pas un moment.
Souvent leur guerre avait pour fondement
Le jeu, la jupe ou quelque ameublement,
D’été, d’hiver, d’entre-temps, bref un monde
D inventions propres à tout gâter.
Le pauvre diable eut lieu de regretter
De l autre enfer la demeure profonde.
Pour comble enfin Roderic épousa
La parente de Madame Honnesta,
Ayant sans cesse et le père, et la mère,
Et la grand’sœur, avec le petit frère,
De ses deniers mariant la grand’sœur,
Et du petit payant le précepteur.
Je n’ai pas dit la principale cause
De sa ruine infaillible accident ;
Et j’oubliais qu’il eût un intendant.
Un intendant ? qu’est-ce que cette chose ?
Je définis cet être, un animal
Qui comme on dit sait pécher en eau trouble,
Et plus le bien de son maître va mal,
Plus le sien croît, plus son profit redouble;
Tant qu’aisément lui-même achèterait
Ce qui de net au seigneur resterait:
Dont par raison bien et dûment déduite
On pourrait voir chaque chose réduite
En son état, s’il arrivait qu’un jour
L’autre devînt l’intendant à son tour,
Car regagnant ce qu’il eut étant maître,
Ils reprendraient tous deux leur premier être.
Le seul recours du pauvre Roderic,
Son seul espoir, était certain trafic
Qu’il prétendait devoir remplir sa bourse,
Espoir douteux, incertaine ressource.
Il était dit que tout serait fatal
A notre époux, ainsi tout alla mal.
Ses agents tels que la plupart des nôtres,
En abusaient: il perdit un vaisseau,
Et vit aller le commerce à vau-l’eau,
Trompe des uns, mal servi par les autres.
II emprunta. Quand ce vint à payer,
Et qu’à sa porte il vit le créancier,
Force lui fut d’esquiver par la fuite,
Gagnant les champs, où de l’âpre poursuite
Il se sauva chez un certain fermier,
En certain coin remparé de fumier.
Mais Matheo moyennant grosse somme
L’en fit sortir au premier mot qu’il dit.
C’était à Naple, il se transporte à Rome ;
Saisit un corps: Matheo l’en bannit,
Le chasse encore: autre somme nouvelle.
Trois fois enfin, toujours d’un corps femelle,
Remarquez bien, notre diable sortit.
Le roi de Naple avait lors une fille,
Honneur du sexe, espoir de sa famille ;
Maint jeune prince était son poursuivant.
Là d’Honnesta Belphégor se sauvant,
On ne le put tirer de cet asile.
II n’était bruit aux champs comme à la ville
Que d’un manant qui chassait les esprits.
Cent mille écus d’abord lui sont promis.
Bien affligé de manquer cette somme
(Car les trois fois l’empêchaient d’espérer
Que Belphégor se laissât conjurer)
Il la refuse: il se dit un pauvre homme,
Pauvre pécheur, qui sans savoir comment,
Sans dons du Ciel, par hasard seulement,
De quelques corps a chassé quelque diable,
Apparemment chétif, et misérable,
Et ne connaît celui-ci nullement.
Il beau dire; on le force, on l’amène,
On le menace, on lui dit que sous peine
D’être pendu, d’être mis haut et court
En un gibet, il faut que sa puissance
Se manifeste avant la fin du jour.
Dès l’heure même on vous met en présence
Notre démon et son conjurateur.
D’un tel combat le prince est spectateur.
Chacun y court; n’est fils de bonne mère
Qui pour le voir ne quitte toute affaire.
D’un côté sont le gibet et la hart,
Cent mille écus bien comptés d’autre part.
Matheo tremble, et lorgne la finance.
L’esprit malin voyant sa contenance
Riait sous cape, alléguait les trois fois;
Dont Matheo suait en son harnois,
Pressait, priait, conjurait avec larmes.
Le tout en vain: plus il est en alarmes,
Plus l’autre rit. Enfin le manant dit
Que sur ce diable il n’avait nul crédit.
On vous le happe, et mène à la potence.
Comme il allait haranguer l’assistance,
Nécessite lui suggéra ce tour:
Il dit tout bas qu’on battît le tambour,
Ce qui fut fait; de quoi l’esprit immonde
Un peu surpris au manant demanda:
«Pourquoi ce bruit ? coquin, qu’entends-je là?»
L’autre répond: «C’est Madame Honnesta
Qui vous réclame, et va par tout le monde
Cherchant l’époux que le Ciel lui donna. »
Incontinent le diable décampa,
S’enfuit au fond des enfers, et conta
Tout le succès qu’avait eu son voyage:
«Sire, dit-il, le nœud du mariage
Damne aussi dru qu’aucuns autres états.
Votre Grandeur voit tomber ici-bas
Non par flocons, mais menu comme pluie
Ceux que l’Hymen fait de sa confrérie
J’ai par moi-même examiné le cas.
Non que de soi la chose ne soit bonne
Elle eut jadis un plus heureux destin
Mais comme tout se corrompt à la fin
Plus beau fleuron n’est en votre couronne. »
Satan le crut: il fut récompensé
Encor qu’il eût son retour avancé
Car qu’eut-il fait ? ce n’était pas merveilles
Qu’ayant sans cesse un diable à ses oreilles,
Toujours le même, et toujours sur un ton,
Il fut contraint d’enfiler la venelle ;
Dans les enfers encore en change-t-on ;
L’autre peine est à mon sens plus cruelle.
Je voudrais voir quelque gens y durer
Elle eut à Job fait tourner la cervelle.
De tout ceci que prétends-je inférer ?
Premièrement je ne sais pire chose
Que de changer son logis en prison:
En second lieu si par quelque raison
Votre ascendant à l’hymen vous expose
N’épousez point d’Honnesta s’il se peut
N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.
Le Meunier, son Fils, et l'Ane de Jean de La Fontaine
L'invention des arts étant un droit d'aînesse,
Nous devons l'apologue à l'ancienne Grèce ;
Mais ce champ ne se peut tellement
Que les derniers venus n'y trouvent à glaner.
La feinte est un pays plein de terres désertes ;
Tous les jours nos auteurs y font des découvertes.
Je t'en veux dire un trait assez bien inventé :
Autrefois à Racan Malherbe l'a conté.
Ces deux rivaux d'Horace, héritiers de sa lyre,
Disciples d'Apollon, nos maîtres, pour mieux dire,
Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins
(Comme ils se confiaient leurs pensers et leurs soins),
Racan commence ainsi : " Dites-moi, je vous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie,
Qui par tous ses degrés avez déjà passé,
Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé,
A quoi me résoudrai-je ? Il est temps que j'y pense.
Vous connaissez mon bien, mon talent, ma naissance :
Dois-je dans la province établir mon séjour,
Prendre emploi dans l'armée, ou bien charge à la cour ?
Tout le monde est mêlé d'amertume et de charmes :
La guerre a ses douceurs, l'hymen a ses alarmes :
Si je suivais mon goût, je saurais où buter ;
Mais j'ai les miens, la cour, le peuple à contenter. "
Malherbe là-dessus : " Contenter tout le monde !
Écoutez ce récit avant que je réponde.
J'ai lu dans quelque endroit qu'un meunier et son fils,
L'un vieillard, l'autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j'ai bonne mémoire,
Allaient vendre leur âne, un certain jour de foire.
Afin qu'il fût plus frais et de meilleur débit,
On lui lia les pieds, on vous le suspendit ;
Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre,
Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre !
Le premier qui les vit de rire s'éclata :
Quelle farce, dit-il, vont jouer ces gens-là ?
Le plus âne des trois n'est pas celui qu'on pense.
Le meunier, à ces mots, connaît son ignorance ;
Il met sur pieds sa bête, et la fait détaler.
L'âne, qui goûtait fort l'autre façon d'aller,
Se plaint en son patois. Le meunier n'en a cure ;
Il fait monter son fils, il suit, et d'aventure
Passent trois bons marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s'écria tant qu'il put :
Oh là oh, descendez, que l'on ne vous le dise,
Jeune homme, qui menez laquais à barbe grise !
C'était à vous de suivre, au vieillard de monter.
- Messieurs, dit le Meunier, il vous faut contenter.
L'enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte,
Quand trois filles passant, l'une dit : C'est grand honte
Qu'il faille voir ainsi clocher ce jeune fils,
Tandis que ce nigaud, comme un évêque assis,
Fait le veau sur son âne, et pense être bien sage.
- Il n'est, dit le meunier, plus de veaux à mon âge :
Passez votre chemin, la fille, et m'en croyez.
Après maints quolibets coup sur coup renvoyés,
L'homme crut avoir tort, et mit son fils en croupe.
Au bout de trente pas, une troisième troupe
Trouve encore à gloser. L'un dit : Ces gens sont fous !
Le baudet n'en peut plus ; il mourra sous leurs coups.
Hé quoi ? charger ainsi cette pauvre bourrique !
N'ont-ils point de pitié de leur vieux domestique ?
Sans doute qu'à la foire ils vont vendre sa peau.
- Parbleu ! dit le Meunier, est bien fou du cerveau
Qui prétend contenter tout le monde et son père.
Essayons toutefois si par quelque manière
Nous en viendrons à bout. Ils descendent tous deux.
L'âne se prélassant marche seul devant eux.
Un quidam les rencontre, et dit : Est-ce la mode
Que baudet aille à l'aise, et meunier s'incommode ?
Qui de l'âne ou du maître est fait pour se lasser ?
Je conseille à ces gens de le faire enchâsser.
Ils usent leurs souliers, et conservent leur âne.
Nicolas, au rebours ; car, quand il va voir Jeanne,
Il monte sur sa bête ; et la chanson le dit.
Beau trio de baudets ! Le meunier repartit :
Je suis âne, il est vrai, j'en conviens, je l'avoue ;
Mais que dorénavant on me blâme, on me loue,
Qu'on dise quelque chose ou qu'on ne dise rien,
J'en veux faire à ma tête. Il le fit, et fit bien.
Quant à vous, suivez Mars, ou l'Amour, ou le Prince ;
Allez, venez, courez ; demeurez en province ;
Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement :
Les gens en parleront, n'en doutez nullement. "
Le Corbeau voulant imiter l'Aigle de Jean de La Fontaine
L'oiseau de Jupiter enlevant un mouton,
Un corbeau, témoin de l'affaire,
Et plus faible de reins, mais non pas moins glouton,
En voulut sur l'heure autant faire.
Il tourne à l'entour du troupeau,
Marque entre cent moutons le plus gras, le plus beau,
Un vrai mouton de sacrifice :
On l'avait réservé pour la bouche des Dieux.
Gaillard corbeau disait, en le couvant des yeux :
" Je ne sais qui fut ta nourrice ;
Mais ton corps me paraît en merveilleux état :
Tu me serviras de pâture. "
Sur l'animal bêlant à ces mots il s'abat.
La moutonnière créature
Pesait plus qu'un fromage, outre que sa toison
Était d'une épaisseur extrême,
Et mêlée à peu près de la même façon
Que la barbe de Polyphème.
Elle empêtra si bien les serres du corbeau,
Que le pauvre animal ne put faire retraite.
Le berger vient, le prend, l'encage bien et beau,
Le donne à ses enfants pour servir d'amusette.
Il faut se mesurer ; la conséquence est nette :
Mal prend aux volereaux de faire les voleurs.
L'exemple est un dangereux leurre :
Tous les mangeurs de gens ne sont pas grands seigneurs ;
Où la guêpe a passé le moucheron demeure.
Contre ceux qui ont le goût difficile de Jean de La Fontaine
Quand j'aurais en naissant reçu de Calliope
Les dons qu'à ses amants cette muse a promis,
Je les consacrerais aux mensonges d'Ésope :
Le mensonge et les vers de tout temps sont amis.
Mais je ne me crois pas si chéri du Parnasse
Que de savoir orner toutes ces fictions.
On peut donner du lustre à leurs inventions :
On le peut, je l'essaie : un plus savant le fasse.
Cependant jusqu'ici d'un langage nouveau
J'ai fait parler le loup et répondre l'agneau ;
J'ai passé plus avant : les arbres et les plantes
Sont devenus chez moi créatures parlantes.
Qui ne prendrait ceci pour un enchantement ?
" Vraiment, me diront nos critiques,
Vous parlez magnifiquement
De cinq ou six contes d'enfant.
- Censeurs, en voulez-vous qui soient plus authentiques
Et d'un style plus haut ? En voici : " Les Troyens,
Après dix ans de guerre autour de leurs murailles,
Avaient lassé les Grecs, qui par mille moyens,
Par mille assauts, par cent batailles,
N'avaient pu mettre à bout cette fière cité,
Quand un cheval de bois, par Minerve inventé,
D'un rare et nouvel artifice,
Dans ses énormes flancs reçut le sage Ulysse,
Le vaillant Diomède, Ajax l'impétueux,
Que ce colosse monstrueux
Avec leurs escadrons devait porter dans Troie,
Livrant à leur fureur ses dieux mêmes en proie :
Stratagème inouï, qui des fabricateurs
Paya la constance et la peine. "
- C'est assez, me dira quelqu'un de nos auteurs :
La période est longue, il faut reprendre haleine ;
Et puis votre cheval de bois,
Vos héros avec leurs phalanges,
Ce sont des contes plus étranges
Qu'un renard qui cajole un corbeau sur sa voix :
De plus, il vous sied mal d'écrire en si haut style.
- Eh bien ! baissons d'un ton. " La jalouse Amarylle
Songeait à son Alcippe, et croyait de ses soins
N'avoir que ses moutons et son chien pour témoins.
Tircis, qui l'aperçut, se glisse entre des saules ;
Il entend la bergère adressant ces paroles
Au doux Zéphire, et le priant
De les porter à son amant. "
- Je vous arrête à cette rime,
Dira mon censeur à l'instant ;
Je ne la tiens pas légitime,
Ni d'une assez grande vertu.
Remettez, pour le mieux, ces deux vers à la fonte.
- Maudit censeur ! te tairas-tu ?
Ne saurais-je achever mon conte ?
C'est un dessein très dangereux
Que d'entreprendre de te plaire. "
Les délicats sont malheureux :
Rien ne saurait les satisfaire.
Idylle de Alfred de Musset
A quoi passer la nuit quand on soupe en carême ?
Ainsi, le verre en main, raisonnaient deux amis.
Quels entretiens choisir, honnêtes et permis,
Mais gais, tels qu'un vieux vin les conseille et les aime ?
RODOLPHE
Parlons de nos amours ; la joie et la beauté
Sont mes dieux les plus chers, après la liberté.
Ébauchons, en trinquant, une joyeuse idylle.
Par les bois et les prés, les bergers de Virgile
Fêtaient la poésie à toute heure, en tout lieu ;
Ainsi chante au soleil la cigale-dorée.
D'une voix plus modeste, au hasard inspirée,
Nous, comme le grillon, chantons au coin du feu.
ALBERT
Faisons ce qui te plaît. Parfois, en cette vie,
Une chanson nous berce et nous aide à souffrir,
Et, si nous offensons l'antique poésie,
Son ombre même est douce à qui la sait chérir.
RODOLPHE
Rosalie est le nom de la brune fillette
Dont l'inconstant hasard m'a fait maître et seigneur.
Son nom fait mon délice, et, quand je le répète,
Je le sens, chaque fois, mieux gravé dans mon coeur.
ALBERT
Je ne puis sur ce ton parler de mon amie.
Bien que son nom aussi soit doux à prononcer,
J e ne saurais sans honte à tel point l'offenser,
Et dire, en un seul mot, le secret de ma vie.
RODOLPHE
Que la fortune abonde en caprices charmants
Dès nos premiers regards nous devînmes amants.
C'était un mardi gras dans une mascarade ;
Nous soupions ; - la Folie agita ses grelots,
Et notre amour naissant sortit d'une rasade,
Comme autrefois Vénus de l'écume des flots.
ALBERT
Quels mystères profonds dans l'humaine misère !
Quand, sous les marronniers, à côté de sa mère,
Je la vis, à pas lents, entrer si doucement
(Son front était si pur, son regard si tranquille ! ),
Le ciel m'en est témoin, dès le premier moment,
Je compris que l'aimer était peine inutile ;
Et cependant mon coeur prit un amer plaisir
À sentir qu'il aimait et qu'il allait souffrir !
RODOLPHE
Depuis qu'à mon chevet rit cette tête folle,
Elle en chasse à la fois le sommeil et l'ennui ;
Au bruit de nos baisers le temps joyeux s'envole,
Et notre lit de fleurs n'a pas encore un pli.
ALBERT
Depuis que dans ses yeux ma peine a pris naissance,
Nul ne sait le tourment dont je suis déchiré.
Elle-même l'ignore, - et ma seule espérance
Est qu'elle le devine un jour, quand j'en mourrai.
RODOLPHE
Quand mon enchanteresse entr'ouvre sa paupière,
Sombre comme la nuit, pur comme la lumière,
Sur l'émail de ses yeux brille un noir diamant.
ALBERT
Comme sur une fleur une goutte de pluie,
Comme une pâle étoile au fond du firmament,
Ainsi brille en tremblant le regard de ma vie.
RODOLPHE
Son front n'est pas plus grand que celui de Vénus.
Par un noeud de ruban deux bandeaux retenus
L'entourent mollement d'une fraîche auréole ;
Et, lorsqu'au pied du lit tombent ses longs cheveux,
On croirait voir, le soir, sur ses flancs amoureux,
Se dérouler gaiement la mantille espagnole.
ALBERT
Ce bonheur à mes yeux n'a pas été donné
De voir jamais ainsi la tête bien-aimée.
Le chaste sanctuaire où siège sa pensée
D'un diadème d'or est toujours couronné.
RODOLPHE
Voyez-la, le matin, qui gazouille et sautille ;
Son coeur est un oiseau, - sa bouche est une fleur.
C'est là qu'il faut saisir cette indolente fille,
Et, sur la pourpre vive où le rire pétille,
De son souffle enivrant respirer la fraîcheur.
ALBERT
Une fois seulement, j'étais le soir près d'elle ;
Le sommeil lui venait et la rendait plus belle ;
Elle pencha vers moi son front plein de langueur,
Et, comme on voit s'ouvrir une rose endormie,
Dans un faible soupir, des lèvres de ma mie,
Je sentis s'exhaler le parfum de son coeur.
RODOLPHE
Je voudrais voir qu'un jour ma belle dégourdie,
Au cabaret voisin de champagne étourdie,
S'en vînt, en jupon court, se glisser dans tes bras.
Qu'adviendrait-il alors de ta mélancolie ?
Car enfin toute chose est possible ici-bas.
ALBERT
Si le profond regard de ma chère maîtresse
Un instant par hasard s'arrêtait sur le tien,
Qu'adviendrait-il alors de cette folle ivresse ?
Aimer est quelque chose, et le reste n'est rien.
RODOLPHE
Non, l'amour qui se tait n'est qu'une rêverie.
Le silence est la mort, et l'amour est la vie ;
Et c'est un vieux mensonge à plaisir inventé,
Que de croire au bonheur hors, de la volupté !
Je ne puis partager ni plaindre ta souffrance
Le hasard est là-haut pour les audacieux ;
Et celui dont la crainte a tué l'espérance
Mérite son malheur et fait injure aux dieux.
ALBERT
Non, quand leur âme immense entra dans la nature,
Les dieux n'ont pas tout dit à la matière impure
Qui reçut dans ses flancs leur forme et leur beauté.
C'est une vision que la réalité.
Non, des flacons brisés, quelques vaines paroles
Qu'on prononce au hasard et qu'on croit échanger,
Entre deux froids baisers quelques rires frivoles,
Et d'un être inconnu le contact passager,
Non, ce n'est pas l'amour, ce n'est pas même un rêve,
Et la satiété, qui succède au désir,
Amène un tel dégoût quand le coeur se soulève,
Que je ne sais, au fond, si c'est peine ou plaisir.
RODOLPHE
Est-ce peine ou plaisir, une alcôve bien close,
Et le punch allumé, quand il fait mauvais temps ?
Est-ce peine ou plaisir, l'incarnat de la rose,
La blancheur de l'albâtre et l'odeur du printemps ?
Quand la réalité ne serait qu'une image,
Et le contour léger des choses d'ici-bas,
Me préserve le ciel d'en savoir davantage !
Le masque est si charmant, que j'ai peur du visage,
Et même en carnaval je n'y toucherais pas.
ALBERT
Une larme en dit plus que tu n'en pourrais dire.
RODOLPHE
Une larme a son prix, c'est la soeur d'un sourire.
Avec deux yeux bavards parfois j'aime à jaser ;
Mais le seul vrai langage au monde est un baiser.
ALBERT
Ainsi donc, à ton gré dépense ta paresse.
O mon pauvre secret ! que nos chagrins sont doux !
RODOLPHE
Ainsi donc, à ton gré promène ta tristesse.
O mes pauvres soupers ! comme on médit de vous !
ALBERT
Prends garde seulement que ta belle étourdie
Dans quelque honnête ennui ne perde sa gaieté.
RODOLPHE
Prends garde seulement que ta rose endormie
Ne trouve un papillon quelque beau soir d'été.
ALBERT
Des premiers feux du jour j'aperçois la lumière.
RODOLPHE
Laissons notre dispute et vidons notre verre.
Nous aimons, c'est assez, chacun à sa façon.
J'en ai connu plus d'une, et j'en sais la chanson.
Le droit est au plus fort, en amour comme en guerre,
Et la femme qu'on aime aura toujours raison.
Souvenir de Alfred de Musset
J'espérais bien pleurer, mais je croyais souffrir
En osant te revoir, place à jamais sacrée,
Ô la plus chère tombe et la plus ignorée
Où dorme un souvenir !
Que redoutiez-vous donc de cette solitude,
Et pourquoi, mes amis, me preniez-vous la main,
Alors qu'une si douce et si vieille habitude
Me montrait ce chemin ?
Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries,
Et ces pas argentins sur le sable muet,
Ces sentiers amoureux, remplis de causeries,
Où son bras m'enlaçait.
Les voilà, ces sapins à la sombre verdure,
Cette gorge profonde aux nonchalants détours,
Ces sauvages amis, dont l'antique murmure
A bercé mes beaux jours.
Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse,
Comme un essaim d'oiseaux, chante au bruit de mes pas.
Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse,
Ne m'attendiez-vous pas ?
Ah ! laissez-les couler, elles me sont bien chères,
Ces larmes que soulève un cœur encor blessé !
Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières
Ce voile du passé !
Je ne viens point jeter un regret inutile
Dans l'écho de ces bois témoins de mon bonheur.
Fière est cette forêt dans sa beauté tranquille,
Et fier aussi mon cœur.
Que celui-là se livre à des plaintes amères,
Qui s'agenouille et prie au tombeau d'un ami.
Tout respire en ces lieux ; les fleurs des cimetières
Ne poussent point ici.
Voyez ! la lune monte à travers ces ombrages.
Ton regard tremble encor, belle reine des nuits;
Mais du sombre horizon déjà tu te dégages,
Et tu t'épanouis.
Ainsi de cette terre, humide encor de pluie,
Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour;
Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie
Sort mon ancien amour.
Que sont-ils devenus, les chagrins de ma vie ?
Tout ce qui m'a fait vieux est bien loin maintenant;
Et rien qu'en regardant cette vallée amie
Je redeviens enfant.
Ô puissance du temps ! ô légères années !
Vous emportez nos pleurs, nos cris et nos regrets;
Mais la pitié vous prend, et sur nos fleurs fanées
Vous ne marchez jamais.
Tout mon cœur te bénit, bonté consolatrice !
Je n'aurais jamais cru que l'on pût tant souffrir
D'une telle blessure, et que sa cicatrice
Fût si douce à sentir.
Loin de moi les vains mots, les frivoles pensées,
Des vulgaires douleurs linceul accoutumé,
Que viennent étaler sur leurs amours passées
Ceux qui n'ont point aimé !
Dante, pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misère
Qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur ?
Quel chagrin t'a dicté cette parole amère,
Cette offense au malheur ?
En est-il donc moins vrai que la lumière existe,
Et faut-il l'oublier du moment qu'il fait nuit ?
Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste,
Est-ce toi qui l'as dit ?
Non, par ce pur flambeau dont la splendeur m'éclaire,
Ce blasphème vanté ne vient pas de ton cœur.
Un souvenir heureux est peut-être sur terre
Plus vrai que le bonheur.
Eh quoi ! l'infortuné qui trouve une étincelle
Dans la cendre brûlante où dorment ses ennuis,
Qui saisit cette flamme et qui fixe sur elle
Ses regards éblouis ;
Dans ce passé perdu quand son âme se noie,
Sur ce miroir brisé lorsqu'il rêve en pleurant,
Tu lui dis qu'il se trompe, et que sa faible joie
N'est qu'un affreux tourment !
Et c'est à ta Françoise, à ton ange de gloire,
Que tu pouvais donner ces mots à prononcer,
Elle qui s'interrompt, pour conter son histoire,
D'un éternel baiser !
Qu'est-ce donc, juste Dieu, que la pensée humaine,
Et qui pourra jamais aimer la vérité,
S'il n'est joie ou douleur si juste et si certaine
Dont quelqu'un n'ait douté ?
Comment vivez-vous donc, étranges créatures ?
Vous riez, vous chantez, vous marchez à grands pas;
Le ciel et sa beauté, le monde et ses souillures
Ne vous dérangent pas ;
Mais, lorsque par hasard le destin vous ramène
Vers quelque monument d'un amour oublié,
Ce caillou vous arrête, et cela vous fait peine
Qu'il vous heurte le pied.
Et vous criez alors que la vie est un songe ;
Vous vous tordez les bras comme en vous réveillant,
Et vous trouvez fâcheux qu'un si joyeux mensonge
Ne dure qu'un instant.
Malheureux ! cet instant où votre âme engourdie
A secoué les fers qu'elle traîne ici-bas,
Ce fugitif instant fut toute votre vie ;
Ne le regrettez pas !
Regrettez la torpeur qui vous cloue à la terre,
Vos agitations dans la fange et le sang,
Vos nuits sans espérance et vos jours sans lumière
C'est là qu'est le néant !
Mais que vous revient-il de vos froides doctrines ?
Que demandent au ciel ces regrets inconstants
Que vous allez semant sur vos propres ruines,
À chaque pas du Temps ?
Oui, sans doute, tout meurt; ce monde est un grand rêve,
Et le peu de bonheur qui nous vient en chemin,
Nous n'avons pas plus tôt ce roseau dans la main,
Que le vent nous l'enlève.
Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments
Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
Ce fut au pied d'un arbre effeuillé par les vents,
Sur un roc en poussière.
Ils prirent à témoin de leur joie éphémère
Un ciel toujours voilé qui change à tout moment,
Et des astres sans nom que leur propre lumière
Dévore incessamment.
Tout mourait autour d'eux, l'oiseau dans le feuillage,
La fleur entre leurs mains, l'insecte sous leurs pieds,
La source desséchée où vacillait l'image
De leurs traits oubliés ;
Et sur tous ces débris joignant leurs mains d'argile,
Étourdis des éclairs d'un instant de plaisir,
Ils croyaient échapper à cet Être immobile
Qui regarde mourir !
- Insensés ! dit le sage ? Heureux ! dit le poète.
Et quels tristes amours as-tu donc dans le cœur,
Si le bruit du torrent te trouble et t'inquiète,
Si le vent te fait peur ?
J'ai vu sous le soleil tomber bien d'autres choses
Que les feuilles des bois et l'écume des eaux,
Bien d'autres s'en aller que le parfum des roses
Et le chant des oiseaux.
Mes yeux ont contemplé des objets plus funèbres
Que Juliette morte au fond de son tombeau,
Plus affreux que le toast à l'ange des ténèbres
Porté par Roméo.
J'ai vu ma seule amie, à jamais la plus chère,
Devenue elle-même un sépulcre blanchi,
Une tombe vivante où flottait la poussière
De notre mort chéri,
De notre pauvre amour, que, dans la nuit profonde,
Nous avions sur nos cœurs si doucement bercé !
C'était plus qu'une vie, hélas ! c'était un monde
Qui s'était effacé !
Oui, jeune et belle encor, plus belle, osait-on dire,
Je l'ai vue, et ses yeux brillaient comme autrefois.
Ses lèvres s'entrouvraient, et c'était un sourire,
Et c'était une voix ;
Mais non plus cette voix, non plus ce doux langage,
Ces regards adorés dans les miens confondus;
Mon cœur, encor plein d'elle, errait sur son visage,
Et ne la trouvait plus.
Et pourtant j'aurais pu marcher alors vers elle,
Entourer de mes bras ce sein vide et glacé,
Et j'aurais pu crier : Qu'as-tu fait, infidèle,
Qu'as-tu fait du passé ?
Mais non : il me semblait qu'une femme inconnue
Avait pris par hasard cette voix et ces yeux;
Et je laissai passer cette froide statue
En regardant les cieux.
Eh bien ! ce fut sans doute une horrible misère
Que ce riant adieu d'un être inanimé.
Eh bien ! qu'importe encore ? Ô nature ! ô ma mère !
En ai-je moins aimé ?
La foudre maintenant peut tomber sur ma tête ;
Jamais ce souvenir ne peut m'être arraché !
Comme le matelot brisé par la tempête,
Je m'y tiens attaché.
Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent ;
Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain,
Ni si ces vastes cieux éclaireront demain
Ce qu'ils ensevelissent.
Je me dis seulement : À cette heure, en ce lieu,
Un jour, je fus aimé, j'aimais, elle était belle.
J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle,
Et je l'emporte à Dieu !
Les poèmes
A B C D E F
G H I J K L
M N O P Q R
S T U V W X
Y Z
Les poètes
A B C D E F
G H I J K L
M N O P Q R
S T U V W X
Y Z