Poésie française
Après mille ans et plus de guerre déclarée, Les loups firent la paix avecque les brebis. C'était apparemment le bien des deux partis ; Car si les loups mangeaient mainte bête égarée, Les bergers de leur peau se faisaient maints habits. Jamais de liberté, ni pour les pâturages, Ni d'autre part pour les carnages : Ils ne pouvaient jouir qu'en tremblant de leurs biens. La paix se conclut donc : on donne des otages : Les loups, leurs louveteaux ; et les brebis, leurs chiens. L'échange en étant fait aux formes ordinaires, Et réglé par des commissaires, Au bout de quelque temps que messieurs les louvats Se virent loups parfaits et friands de tuerie, Ils vous prennent le temps que dans la bergerie Messieurs les bergers n'étaient pas, Étranglent la moitié des agneaux les plus gras, Les emportent aux dents, dans les bois se retirent. Ils avaient averti leurs gens secrètement. Les chiens, qui, sur leur foi, reposaient sûrement, Furent étranglés en dormant : Cela fut sitôt fait qu'à peine ils le sentirent. Tout fut mis en morceaux ; un seul n'en échappa. Nous pouvons conclure de là Qu'il faut faire aux méchants guerre continuelle. La paix est fort bonne de soi ; J'en conviens ; mais de quoi sert-elle Avec des ennemis sans foi ?
Qu'est-ce que l'amour ? L'échange de deux fantaisies Et le contact de deux épidermes Chamfort I Eh bien ! en vérité, les sots auront beau dire, Quand on n'a pas d'argent, c'est amusant d'écrire. Si c'est un passe-temps pour se désennuyer, Il vaut bien la bouillotte ; et, si c'est un métier, Peut-être qu'après tout ce n'en est pas un pire Que fille entretenue, avocat ou portier II J'aime surtout les vers, cette langue immortelle. C'est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas Mais je l'aime à la rage. Elle a cela pour elle Que les sots d'aucun temps n'en ont pu faire cas, Qu'elle nous vient de Dieu, — qu'elle est limpide et belle, Que le monde l'entend, et ne la parle pas. III Eh bien ! Sachez-le donc, vous qui voulez sans cesse Mettre votre scalpel dans un couteau de bois Vous qui cherchez l'auteur à de certains endroits, Comme un amant heureux cherche, dans son ivresse Sur un billet d'amour les pleurs de sa maîtresse, Et rêve, en le lisant, au doux son de sa voix. IV Sachez-le, — c'est le cœur qui parle et qui soupire Lorsque la main écrit, — c'est le cœur qui se fond ; C'est le cœur qui s'étend, se découvre et respire Comme un gai pèlerin sur le sommet d'un mont Et puissiez-vous trouver, quand vous en voudrez rire À dépecer nos vers le plaisir qu'ils nous font ! V Qu'importe leur valeur ? La muse est toujours belle, Même pour l'insensé, même pour l'impuissant ; Car sa beauté pour nous, c'est notre amour pour elle. Mordez et croassez, corbeaux, battez de l'aile ; Le poète est au ciel, et lorsqu'en vous poussant Il vous y fait monter, c'est qu'il en redescend VI Allez, — exercez-vous, — débrouillez la quenouille, Essoufflez-vous à faire un bœuf d'une grenouille Avant de lire un livre, et de dire : J'y crois ! Analysez la plaie, et fourrez-y les doigts ; Il faudra de tout temps que l'incrédule y fouille, Pour savoir si son Christ est monté sur la croix VII Eh, depuis quand un livre est-il donc autre chose Que le rêve d'un jour qu'on raconte un instant ; Un Oiseau qui gazouille et s'envole ; — une rose Qu'on respire et qu'on jette, et qui meurt en tombant ; — Un ami qu'on aborde, avec lequel on cause, Moitié lui répondant, et moitié l'écoutant ? VIII Aujourd'hui' par exemple, il plait à ma cervelle De rimer en sixains le conte que voici, Va-t-on le maltraiter et lui chercher querelle ? Est-ce sa faute, à lui, si je l'écris ainsi ? Byron, me direz-vous, m'a servi de modèle. Vous ne savez donc pas qu'il imitait Pulci ? IX Lisez les Italiens, vous verrez s'il les vole. Rien n'appartient à rien, tout appartient à tous. Il faut être ignorant comme un maître d'école Pour se flatter de dire une seule parole Que personne ici-bas n'ait pu dire avant vous. C'est imiter quelqu'un que de planter des choux. X Ah ! pauvre Laforêt, qui ne savais pas lire, Quels vigoureux soufflets ton nom seul a donnés Au peuple travailleur des discuteurs damnés ! Molière t'écoutait lorsqu'il venait d'écrire Quel mépris des humains dans le simple et gros rire Dont tu lui baptisais ses hardis nouveau-nés ! XI Il ne te lisait pas, dit-on, les vers d'Alceste ; Si je les avais faits, je te les aurais lus. L'esprit et les bons mots auraient été perdus ; Mais les meilleurs accords de l'instrument céleste Seraient allés au cœur comme ils en sont venus. J'aurais dit aux bavards du siècle : A vous le reste XII Pourquoi donc les amants veillent-ils nuit et jour ? Pourquoi donc le poète aime-t-il sa souffrance ? Que demandent-ils donc tous les deux en retour ? Une larme, ô mon Dieu, voilà leur récompense ; Voilà pour eux le ciel ; la gloire et l'éloquence, Et par là le génie est semblable à l'amour. XIII Mon premier chant est fait. — Je viens de le relire. J'ai bien mal expliqué ce que je voulais dire ; Je n'ai pas dit un mot de ce que j'aurais dit Si j'avais fait un plan une heure avant d'écrire ; Je crève de dégoût, de rage et de dépit Je crois en vérité que j'ai fait de l'esprit XIV Deux sortes de roués existent sur la terre : L'an, beau comme Satan, froid comme la vipère, Hautain, audacieux, plein d'imitation, Ne laissant palpiter sur son cœur solitaire Que l'écorce d'un homme et de la passion ; Faisant un manteau d'or à son ambition ; XV Corrompant sans plaisir, amoureux de lui-même, Et, pour s'aimer toujours, voulant toujours qu'on l'aime ; Regardant au soleil son ombre se mouvoir ; Dès qu'une source est pure, et que l'on peut s'y voir, Venant comme Narcisse y pencher son front blême, Et chercher la douleur pour s'en faire un miroir. XVI < br> Son idéal, c'est lui -Quoi qu'il dise ou qu'il fasse, Il se regarde vivre, et s'écoute parler. Car il faut que demain on dise, quand il passe : Cet homme que voilà, c'est Robert Lovelace Autour de ce mot-là le monde peut rouler ; Il est l'axe du monde, et lui permet d'aller. XV Avec lui ni procès, ni crainte, ni scandale. Il jette un drap mouillé sur son père qui râle ; Il rôde, en chuchotant, sur la pointe du pied. Un amant plus sincère, à la main plus loyale, Peut serrer une main trop fort, et l'effrayer ; Mais lui, n'ayez pas peur de lui, c'est son métier. XVIII Qui pourrait se vanter d'avoir surpris son âme ? L'étude de sa vie est d'en cacher le fond... On en parle, — on en pleure, — on en rit, qu'en voit on : Quelques duels oubliés, quelques soupirs de femme, Quelque joyau de prix sur une épaule infâme, Quelque croix de bois noir sur un tombeau sans nom. XIX Mais comme tout se tait dès qu'il vient à paraître ! Clarisse l'aperçoit, et commence à souffrir. Comme il est beau ! brillants comme il s'annonce en maître ! Si Clarisse s'indigne et tarde à consentir, Il dira qu'il se tue-il se tuera peut-être ; — Mais Clarisse aime mieux le sauver, et mourir. XX C'est le roué sans cœur, le spectre à double face, A la patte de tigre, aux serres de vautour, Le roué sérieux qui n'eut jamais d'amour ; Méprisant la douleur comme la populace ; Disant au genre humain de lui laisser son jour- Et qui serait César, s'il n'était Lovelace XXI Ne lui demandez pas s'il est heureux ou non ; Il n'en sait rien lui-même, il est ce qu'il doit être. Il meurt silencieux, tel que Dieu l'a fait naître L'antilope aux yeux bleus est plus tendre peut-être Que le roi des forêts ; mais le lion répond Qu'il n'est pas antilope, et qu'il a nom : lion. XXII Voilà l'homme d'un siècle, et l'étoile polaire Sur qui les écoliers fixent leurs yeux ardents, L'homme dont Robertson fera le commentaire, Qui donnera sa vie à lire à nos enfants Ses crimes noirciront un large bréviaire, Qui brûlera les mains et les cœurs de vingt ans. XXIII Quant au roué Français, au don Juan ordinaire, Ivre, riche, joyeux, raillant l'homme de pierre, Ne demandant partout qu'à trouver le vin bon, Bernant monsieur Dimanche, et disant à son père Qu'il serait mieux assis pour lui faire un sermon, C'est l'ombre d'un roué qui ne vaut pas Valmont. XXIV Il en est un plus grand, plus beau, plus poétique, Que personne n'a fait, que Mozart a rêvé, Qu'Hoffmann a vu passer, au son de la musique, Sous un éclair divin de sa nuit fantastique, Admirable portrait qu'il n'a point achevé, Et que de notre temps Shakspeare aurait trouvé. XXV Un jeune homme est assis au bord d'une prairie, Pensif comme l'amour, beau comme le génie ; Sa maîtresse enivrée est prête à s'endormir. Il vient d'avoir vingt ans, son cœur vient de s'ouvrir. Rameau tremblant encor de l'arbre de la vie, Tombé, comme le Christ, pour aimer et souffrir XXVI Le voilà se noyant dans des larmes de femme, Devant cette nature aussi belle que lui ; Pressant le monde entier sur son cœur qui se pâme, Faible, et, comme le lierre, ayant besoin d'autrui ; Et ne le cachant pas, et suspendant son âme, Comme un luth éolien, aux lèvres de la Nuit. XXVII Le voilà demandant pourquoi son cœur soupire, Jurant, les yeux en pleurs, qu'il ne désire rien ; Caressant sa maîtresse, et des sons de sa lyre Egayant son sommeil comme un ange gardien ; Tendant sa coupe d'or à ceux qu'il voit sourire, Voulant voir leur bonheur pour y chercher le sien. XXVIII Le voilà, jeune et beau, sous le ciel de la France, Déjà riche à vingt ans comme un enfouisseur ; Portant sur la nature un cœur plein d'espérance, Aimant, aimé de tous, ouvert comme une fleur ; Si candide et si frais que l'ange d'innocence Baiserait sur son front la beauté de son cœur XXIX Le voilà, regardez, devinez-lui sa vie. Quel sort peut-on prédire à cet enfant du ciel ? L'amour en l'approchant jure d'être éternel ; Le hasard pense à lui, — la sainte poésie Retourne en souriant sa coupe d'ambroisie Sur ses cheveux plus doux et plus blonds que le miel. XXX Ce palais, c'est le sien ; — le serf et la campagne Sont à lui ; — la forêt, le fleuve et la montagne Ont retenu son nom en écoutant l'écho. C'est à lui le village, et le pâle troupeau Des moines. — Quand il passe et traverse un hameau, Le bon ange du lieu se lève et l'accompagne. XXXI Quatre filles de prince ont demandé sa main. Sachez que s'il voulait la reine pour maîtresse, Et trois palais de plus, il les aurait demain ! Qu'un juif deviendrait chauve à compter sa richesse, Et qu'il pourrait jeter, sans que rien en paraisse Les blés de ses moissons aux oiseaux du chemin. XXXII Eh bien ! cet homme-là vivra dans les tavernes Entre deux charbonniers autour d'un poêle assis ; La poudre noircira sa barbe et ses sourcils ; Vous le verrez un jour, tremblant et les yeux ternes Venir dans son manteau dormir sous les lanternes, La face ensanglantée et les coudes noircis. XXXIII Vous le verrez sauter sur l'échelle dorée, Pour courir dans un bouge au sortir d'un boudoir, Portant sa lèvre ardente à la prostituée, Avant qu'à son balcon done Elvire éplorée, Dans la profonde nuit croyant encor le voir, Ait cessé d'agiter sa lampe et son mouchoir. XXXIV Vous le verrez, laquais pour une chambrière, Cachant sous ses habits son valet grelottant ; Vous le verrez, tranquille et froid comme une pierre, Pousser dans les ruisseaux le cadavre d'un père, Et laisser le vieillard traîner ses mains de sang Sur des murs chauds encor du viol de son enfant. XXXV Que direz-vous alors ? Ah ! vous croirez peut-être Que le monde a blessé ce cœur vaste et hautain, Que c'est quelque Lara qui se sent méconnaître, Que l'homme a mal jugé, qui sait ce qu'il peut être, Et qui, s'apercevant qu'il le serait en vain, Rend haine contre haine et dédain pour dédain. XXXVI Eh bien ! vous vous trompez. — Jamais personne au monde N'a pensé moins que lui qu'il c'`ait oublié. Jamais il n'a frappé sans qu'on ne lui réponde ; Jamais il n'a senti l'inconstance de l'onde, Et jamais il n'a vu se dresser sous son pié Le vivace serpent de la fausse amitié. XXXVII Que dis-je ? tel qu'il est, le monde l'aime encore ; Il n'a perdu chez lui ni ses biens ni son rang. Devant Dieu, devant tous, il s'assoit à son banc. Ce qu'il a fait de mal, personne ne l'ignore ; On connaît son génie, on l'admire, on l'honore. — Seulement, voyez-vous, cet homme, c'est don Juan. XXXVIII Oui, don Juan. Le voilà, ce nom que tout répète, Ce nom mystérieux que tout l'univers prend, Dont chacun vient parler, et que nul ne comprend ; Si vaste et si puissant qu'il n'est pas de poète Qui ne l'ait soulevé dans son cœur et sa tête, Et pour l'avoir tenté ne soit resté plus grand. XXXIX Insensé que je suis ! que fais-je ici moi-même ? Était-ce donc mon tour de leur parler de toi, Grande ombre, et d'où viens-tu pour tomber jusqu'à moi ? C'est qu'avec leurs horreurs, leur doute et leur blasphème Pas un d'eux ne t'aimait, don Juan ; et moi, je t'aime Comme le vieux Blondel aimait son pauvre roi. XL Oh ! qui me jettera sur ton coursier rapide ! Oh ! qui me prêtera le manteau voyageur, Pour te suivre en pleurant, candide corrupteur ! Qui me déroulera cette liste homicide, Cette liste d'amour si remplie et si vide, Et que ta main peuplait des oublis de ton cœur ! XLI Trois mille noms charmants ! Trois mille noms de femme ! Pas un qu'avec des pleurs tu n'aies balbutié ! Et ce foyer d'amour qui dévorait ton âme, Qui lorsque tu mourus, de tes veines de flamme Remonta dans le ciel comme un ange oublié, De ces trois mille amours pas un qui l'ait noyé ! XLII Elles t'aimaient pourtant, ces filles insensées Que sur ton cœur de fer tu pressas tour à tour ; Le vent qui t'emportait les avait traversées ; Elles t'aimaient, don Juan, ces pauvres délaissées Qui couvraient de baisers l'ombre de ton amour, Qui te donnaient leur vie, et qui n'avaient qu'un jour ! XLIII Mais toi, spectre énervé, toi, que faisais-tu d'elles ? Ah ! massacre et malheur ! tu les aimais aussi, Toi ! croyant toujours voir sur tes amours nouvelles Se lever le soleil de tes nuits éternelles, Te disant chaque soir : Peut-être le voici Et l'attendant toujours, et vieillissant ainsi ! XLIV Demandant aux forêts, à la mer, à la plaine, Aux brises du matin, à toute heure, à tout lieu, La femme de ton âme et de ton premier vœu ! Prenant pour fiancée un rêve, une ombre vaine, Et fouillant dans le cœur d'une hécatombe humaine, Prêtre désespéré, pour y chercher ton Dieu. XLV Et que voulais-tu donc ?-Voilà ce que le monde Au bout de trois cents ans demande encor tout bas Le sphinx aux yeux perçants attend qu'on lui réponde Ils savent compter l'heure, et que leur terre est ronde Ils marchent dans leur ciel sur le bout d'un compas' Mais ce que tu voulais, ils ne le savent pas. XLVI Quelle est donc, disent-ils,. cette femme inconnue, Qui seule eût mis la main au frein de son coursier ? Qu'il appelait toujours et qui n'est pas venue ? Où l'avait-il trouvée ? où l'avait-il perdue ? Et quel nœud si puissant avait su les lier, Que, n'ayant pu venir, il n'ait pu l'oublier ? XLVII N'en était-il pas une, ou plus noble, ou plus belle, Parmi tant de beautés, qui, de loin ou de près, De son vague idéal eût du moins quelques traits ? Que ne la gardait-il ! qu'on nous dise laquelle. Toutes lui ressemblaient, — ce n'était jamais elle, Toutes lui ressemblaient, don Juan, et tu marchais ! XLVIII Tu ne t'es pas lassé de parcourir la terre ! Ce vain fantôme, à qui Dieu t'avait envoyé, Tu n'en as pas brisé la forme sous ton pied ! Tu n'es pas remonté, comme l'aigle à son aire Sans avoir sa pâture, ou comme le tonnerre Dans sa nue aux flancs d'or, sans avoir foudroyé ! XLIX Tu n'as jamais médit de ce monde stupide Qui te dévisageait d'un regard hébété ; Tu l'as vu, tel qu'il est, dans sa difformité ; Et tu montais toujours cette montagne aride, Et tu suçais toujours, plus jeune et plus aride, Les mamelles d'airain de la Réalité. L Et la vierge aux yeux bleus, sur la souple ottomane, Dans ses bras parfumés te berçait mollement ; De la fille de roi jusqu'à la paysanne Tu ne méprisais rien, même la courtisane, À qui tu disputais son misérable amant ; Mineur, qui dans un puits cherchais un diamant. LI Tu parcourais Madrid, Paris, Naple et Florence ; Grand seigneur aux palais, voleur aux carrefours ; Ne comptant ni l'argent, ni les nuits, ni les jours ; Apprenant du passant à chanter sa romance ; Ne demandant à Dieu, pour aimer l'existence, Que ton large horizon et tes larges amours. LII Tu retrouvais partout la vérité hideuse, Jamais ce qu'ici-bas cherchaient tes vœux ardents, Partout l'hydre éternel qui te montrait les dents ; Et poursuivant toujours ta vie aventureuse, Regardant sous tes pieds cette mer orageuse, Tu te disais tout bas : Ma perle est là dedans. LIII Tu mourus plein d'espoir dans ta route infinie, Et te souciant peu de laisser ici-bas Des larmes et du sang aux traces de tes pas. Plus vaste que le ciel et plus grand que la vie, Tu perdis ta beauté, ta gloire et ton génie Pour un être impossible, et qui n'existait pas. LIV Et le jour que parut le convive de pierre, Tu vins à sa rencontre, et lui tendis la main ; Tu tombas foudroyé sur ton dernier festin : Symbole merveilleux de l'homme sur la terre, Cherchant de ta main gauche à soulever ton verre Abandonnant ta droite à celle du Destin ! LV Maintenant, c'est à toi, lecteur, de reconnaître Dans quel gouffre sans fond peut descendre ici-bas Le rêveur insensé qui voudrait d'un tel maître. Je ne dirai qu'un mot, et tu le comprendras : Ce que don Juan aimait, Hassan l'aimait peut-être ; Ce que don Juan cherchait, Hassan n'y croyait pas.
A quoi passer la nuit quand on soupe en carême ? Ainsi, le verre en main, raisonnaient deux amis. Quels entretiens choisir, honnêtes et permis, Mais gais, tels qu'un vieux vin les conseille et les aime ? RODOLPHE Parlons de nos amours ; la joie et la beauté Sont mes dieux les plus chers, après la liberté. Ébauchons, en trinquant, une joyeuse idylle. Par les bois et les prés, les bergers de Virgile Fêtaient la poésie à toute heure, en tout lieu ; Ainsi chante au soleil la cigale-dorée. D'une voix plus modeste, au hasard inspirée, Nous, comme le grillon, chantons au coin du feu. ALBERT Faisons ce qui te plaît. Parfois, en cette vie, Une chanson nous berce et nous aide à souffrir, Et, si nous offensons l'antique poésie, Son ombre même est douce à qui la sait chérir. RODOLPHE Rosalie est le nom de la brune fillette Dont l'inconstant hasard m'a fait maître et seigneur. Son nom fait mon délice, et, quand je le répète, Je le sens, chaque fois, mieux gravé dans mon coeur. ALBERT Je ne puis sur ce ton parler de mon amie. Bien que son nom aussi soit doux à prononcer, J e ne saurais sans honte à tel point l'offenser, Et dire, en un seul mot, le secret de ma vie. RODOLPHE Que la fortune abonde en caprices charmants Dès nos premiers regards nous devînmes amants. C'était un mardi gras dans une mascarade ; Nous soupions ; - la Folie agita ses grelots, Et notre amour naissant sortit d'une rasade, Comme autrefois Vénus de l'écume des flots. ALBERT Quels mystères profonds dans l'humaine misère ! Quand, sous les marronniers, à côté de sa mère, Je la vis, à pas lents, entrer si doucement (Son front était si pur, son regard si tranquille ! ), Le ciel m'en est témoin, dès le premier moment, Je compris que l'aimer était peine inutile ; Et cependant mon coeur prit un amer plaisir À sentir qu'il aimait et qu'il allait souffrir ! RODOLPHE Depuis qu'à mon chevet rit cette tête folle, Elle en chasse à la fois le sommeil et l'ennui ; Au bruit de nos baisers le temps joyeux s'envole, Et notre lit de fleurs n'a pas encore un pli. ALBERT Depuis que dans ses yeux ma peine a pris naissance, Nul ne sait le tourment dont je suis déchiré. Elle-même l'ignore, - et ma seule espérance Est qu'elle le devine un jour, quand j'en mourrai. RODOLPHE Quand mon enchanteresse entr'ouvre sa paupière, Sombre comme la nuit, pur comme la lumière, Sur l'émail de ses yeux brille un noir diamant. ALBERT Comme sur une fleur une goutte de pluie, Comme une pâle étoile au fond du firmament, Ainsi brille en tremblant le regard de ma vie. RODOLPHE Son front n'est pas plus grand que celui de Vénus. Par un noeud de ruban deux bandeaux retenus L'entourent mollement d'une fraîche auréole ; Et, lorsqu'au pied du lit tombent ses longs cheveux, On croirait voir, le soir, sur ses flancs amoureux, Se dérouler gaiement la mantille espagnole. ALBERT Ce bonheur à mes yeux n'a pas été donné De voir jamais ainsi la tête bien-aimée. Le chaste sanctuaire où siège sa pensée D'un diadème d'or est toujours couronné. RODOLPHE Voyez-la, le matin, qui gazouille et sautille ; Son coeur est un oiseau, - sa bouche est une fleur. C'est là qu'il faut saisir cette indolente fille, Et, sur la pourpre vive où le rire pétille, De son souffle enivrant respirer la fraîcheur. ALBERT Une fois seulement, j'étais le soir près d'elle ; Le sommeil lui venait et la rendait plus belle ; Elle pencha vers moi son front plein de langueur, Et, comme on voit s'ouvrir une rose endormie, Dans un faible soupir, des lèvres de ma mie, Je sentis s'exhaler le parfum de son coeur. RODOLPHE Je voudrais voir qu'un jour ma belle dégourdie, Au cabaret voisin de champagne étourdie, S'en vînt, en jupon court, se glisser dans tes bras. Qu'adviendrait-il alors de ta mélancolie ? Car enfin toute chose est possible ici-bas. ALBERT Si le profond regard de ma chère maîtresse Un instant par hasard s'arrêtait sur le tien, Qu'adviendrait-il alors de cette folle ivresse ? Aimer est quelque chose, et le reste n'est rien. RODOLPHE Non, l'amour qui se tait n'est qu'une rêverie. Le silence est la mort, et l'amour est la vie ; Et c'est un vieux mensonge à plaisir inventé, Que de croire au bonheur hors, de la volupté ! Je ne puis partager ni plaindre ta souffrance Le hasard est là-haut pour les audacieux ; Et celui dont la crainte a tué l'espérance Mérite son malheur et fait injure aux dieux. ALBERT Non, quand leur âme immense entra dans la nature, Les dieux n'ont pas tout dit à la matière impure Qui reçut dans ses flancs leur forme et leur beauté. C'est une vision que la réalité. Non, des flacons brisés, quelques vaines paroles Qu'on prononce au hasard et qu'on croit échanger, Entre deux froids baisers quelques rires frivoles, Et d'un être inconnu le contact passager, Non, ce n'est pas l'amour, ce n'est pas même un rêve, Et la satiété, qui succède au désir, Amène un tel dégoût quand le coeur se soulève, Que je ne sais, au fond, si c'est peine ou plaisir. RODOLPHE Est-ce peine ou plaisir, une alcôve bien close, Et le punch allumé, quand il fait mauvais temps ? Est-ce peine ou plaisir, l'incarnat de la rose, La blancheur de l'albâtre et l'odeur du printemps ? Quand la réalité ne serait qu'une image, Et le contour léger des choses d'ici-bas, Me préserve le ciel d'en savoir davantage ! Le masque est si charmant, que j'ai peur du visage, Et même en carnaval je n'y toucherais pas. ALBERT Une larme en dit plus que tu n'en pourrais dire. RODOLPHE Une larme a son prix, c'est la soeur d'un sourire. Avec deux yeux bavards parfois j'aime à jaser ; Mais le seul vrai langage au monde est un baiser. ALBERT Ainsi donc, à ton gré dépense ta paresse. O mon pauvre secret ! que nos chagrins sont doux ! RODOLPHE Ainsi donc, à ton gré promène ta tristesse. O mes pauvres soupers ! comme on médit de vous ! ALBERT Prends garde seulement que ta belle étourdie Dans quelque honnête ennui ne perde sa gaieté. RODOLPHE Prends garde seulement que ta rose endormie Ne trouve un papillon quelque beau soir d'été. ALBERT Des premiers feux du jour j'aperçois la lumière. RODOLPHE Laissons notre dispute et vidons notre verre. Nous aimons, c'est assez, chacun à sa façon. J'en ai connu plus d'une, et j'en sais la chanson. Le droit est au plus fort, en amour comme en guerre, Et la femme qu'on aime aura toujours raison.
J'espérais bien pleurer, mais je croyais souffrir En osant te revoir, place à jamais sacrée, Ô la plus chère tombe et la plus ignorée Où dorme un souvenir ! Que redoutiez-vous donc de cette solitude, Et pourquoi, mes amis, me preniez-vous la main, Alors qu'une si douce et si vieille habitude Me montrait ce chemin ? Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries, Et ces pas argentins sur le sable muet, Ces sentiers amoureux, remplis de causeries, Où son bras m'enlaçait. Les voilà, ces sapins à la sombre verdure, Cette gorge profonde aux nonchalants détours, Ces sauvages amis, dont l'antique murmure A bercé mes beaux jours. Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse, Comme un essaim d'oiseaux, chante au bruit de mes pas. Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse, Ne m'attendiez-vous pas ? Ah ! laissez-les couler, elles me sont bien chères, Ces larmes que soulève un cœur encor blessé ! Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières Ce voile du passé ! Je ne viens point jeter un regret inutile Dans l'écho de ces bois témoins de mon bonheur. Fière est cette forêt dans sa beauté tranquille, Et fier aussi mon cœur. Que celui-là se livre à des plaintes amères, Qui s'agenouille et prie au tombeau d'un ami. Tout respire en ces lieux ; les fleurs des cimetières Ne poussent point ici. Voyez ! la lune monte à travers ces ombrages. Ton regard tremble encor, belle reine des nuits; Mais du sombre horizon déjà tu te dégages, Et tu t'épanouis. Ainsi de cette terre, humide encor de pluie, Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour; Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie Sort mon ancien amour. Que sont-ils devenus, les chagrins de ma vie ? Tout ce qui m'a fait vieux est bien loin maintenant; Et rien qu'en regardant cette vallée amie Je redeviens enfant. Ô puissance du temps ! ô légères années ! Vous emportez nos pleurs, nos cris et nos regrets; Mais la pitié vous prend, et sur nos fleurs fanées Vous ne marchez jamais. Tout mon cœur te bénit, bonté consolatrice ! Je n'aurais jamais cru que l'on pût tant souffrir D'une telle blessure, et que sa cicatrice Fût si douce à sentir. Loin de moi les vains mots, les frivoles pensées, Des vulgaires douleurs linceul accoutumé, Que viennent étaler sur leurs amours passées Ceux qui n'ont point aimé ! Dante, pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misère Qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur ? Quel chagrin t'a dicté cette parole amère, Cette offense au malheur ? En est-il donc moins vrai que la lumière existe, Et faut-il l'oublier du moment qu'il fait nuit ? Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste, Est-ce toi qui l'as dit ? Non, par ce pur flambeau dont la splendeur m'éclaire, Ce blasphème vanté ne vient pas de ton cœur. Un souvenir heureux est peut-être sur terre Plus vrai que le bonheur. Eh quoi ! l'infortuné qui trouve une étincelle Dans la cendre brûlante où dorment ses ennuis, Qui saisit cette flamme et qui fixe sur elle Ses regards éblouis ; Dans ce passé perdu quand son âme se noie, Sur ce miroir brisé lorsqu'il rêve en pleurant, Tu lui dis qu'il se trompe, et que sa faible joie N'est qu'un affreux tourment ! Et c'est à ta Françoise, à ton ange de gloire, Que tu pouvais donner ces mots à prononcer, Elle qui s'interrompt, pour conter son histoire, D'un éternel baiser ! Qu'est-ce donc, juste Dieu, que la pensée humaine, Et qui pourra jamais aimer la vérité, S'il n'est joie ou douleur si juste et si certaine Dont quelqu'un n'ait douté ? Comment vivez-vous donc, étranges créatures ? Vous riez, vous chantez, vous marchez à grands pas; Le ciel et sa beauté, le monde et ses souillures Ne vous dérangent pas ; Mais, lorsque par hasard le destin vous ramène Vers quelque monument d'un amour oublié, Ce caillou vous arrête, et cela vous fait peine Qu'il vous heurte le pied. Et vous criez alors que la vie est un songe ; Vous vous tordez les bras comme en vous réveillant, Et vous trouvez fâcheux qu'un si joyeux mensonge Ne dure qu'un instant. Malheureux ! cet instant où votre âme engourdie A secoué les fers qu'elle traîne ici-bas, Ce fugitif instant fut toute votre vie ; Ne le regrettez pas ! Regrettez la torpeur qui vous cloue à la terre, Vos agitations dans la fange et le sang, Vos nuits sans espérance et vos jours sans lumière C'est là qu'est le néant ! Mais que vous revient-il de vos froides doctrines ? Que demandent au ciel ces regrets inconstants Que vous allez semant sur vos propres ruines, À chaque pas du Temps ? Oui, sans doute, tout meurt; ce monde est un grand rêve, Et le peu de bonheur qui nous vient en chemin, Nous n'avons pas plus tôt ce roseau dans la main, Que le vent nous l'enlève. Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments Que deux êtres mortels échangèrent sur terre, Ce fut au pied d'un arbre effeuillé par les vents, Sur un roc en poussière. Ils prirent à témoin de leur joie éphémère Un ciel toujours voilé qui change à tout moment, Et des astres sans nom que leur propre lumière Dévore incessamment. Tout mourait autour d'eux, l'oiseau dans le feuillage, La fleur entre leurs mains, l'insecte sous leurs pieds, La source desséchée où vacillait l'image De leurs traits oubliés ; Et sur tous ces débris joignant leurs mains d'argile, Étourdis des éclairs d'un instant de plaisir, Ils croyaient échapper à cet Être immobile Qui regarde mourir ! - Insensés ! dit le sage ? Heureux ! dit le poète. Et quels tristes amours as-tu donc dans le cœur, Si le bruit du torrent te trouble et t'inquiète, Si le vent te fait peur ? J'ai vu sous le soleil tomber bien d'autres choses Que les feuilles des bois et l'écume des eaux, Bien d'autres s'en aller que le parfum des roses Et le chant des oiseaux. Mes yeux ont contemplé des objets plus funèbres Que Juliette morte au fond de son tombeau, Plus affreux que le toast à l'ange des ténèbres Porté par Roméo. J'ai vu ma seule amie, à jamais la plus chère, Devenue elle-même un sépulcre blanchi, Une tombe vivante où flottait la poussière De notre mort chéri, De notre pauvre amour, que, dans la nuit profonde, Nous avions sur nos cœurs si doucement bercé ! C'était plus qu'une vie, hélas ! c'était un monde Qui s'était effacé ! Oui, jeune et belle encor, plus belle, osait-on dire, Je l'ai vue, et ses yeux brillaient comme autrefois. Ses lèvres s'entrouvraient, et c'était un sourire, Et c'était une voix ; Mais non plus cette voix, non plus ce doux langage, Ces regards adorés dans les miens confondus; Mon cœur, encor plein d'elle, errait sur son visage, Et ne la trouvait plus. Et pourtant j'aurais pu marcher alors vers elle, Entourer de mes bras ce sein vide et glacé, Et j'aurais pu crier : Qu'as-tu fait, infidèle, Qu'as-tu fait du passé ? Mais non : il me semblait qu'une femme inconnue Avait pris par hasard cette voix et ces yeux; Et je laissai passer cette froide statue En regardant les cieux. Eh bien ! ce fut sans doute une horrible misère Que ce riant adieu d'un être inanimé. Eh bien ! qu'importe encore ? Ô nature ! ô ma mère ! En ai-je moins aimé ? La foudre maintenant peut tomber sur ma tête ; Jamais ce souvenir ne peut m'être arraché ! Comme le matelot brisé par la tempête, Je m'y tiens attaché. Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent ; Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain, Ni si ces vastes cieux éclaireront demain Ce qu'ils ensevelissent. Je me dis seulement : À cette heure, en ce lieu, Un jour, je fus aimé, j'aimais, elle était belle. J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle, Et je l'emporte à Dieu !
Une femme est comme votre ombre : courez après, elle vous fuit ; fuyez-la, elle court après vous. I Le sofa sur lequel Hassan était couché Était dans son espèce une admirable chose. Il était de peau d'ours, — mais d'un ours bien léché ; Moelleux comme une chatte, et frais comme une rose Hassan avait d'ailleurs une très noble pose, Il était nu comme Ève à son premier péché. II Quoi ! tout nu ! dira-t-on, n'avait-il pas de honte ? Nu, dès le second mot !-Que sera-ce à la fin ? Monsieur, excusez-moi, — je commence ce conte Juste quand mon héros vient de sortir du bain Je demande pour lui l'indulgence, et j'y compte. Hassan était donc nu, — mais nu comme la main, III Nu comme un plat d'argent, — nu comme un mur Nu comme le discours d'un académicien. Ma lectrice rougit, et je la scandalise. Mais comment se fait-il, madame, que l'on dise Que vous avez la jambe et la poitrine bien ? Comment le dirait-on, si l'on n'en savait rient IV Madame alléguera qu'elle monte en berline ; Qu'elle a passé les ponts quand il faisait du vent ; Que, lorsqu'on voit le pied, la jambe se devine ; Et tout le monde sait qu'elle a le pied charmant Mais moi qui ne suis pas du monde, j'imagine Qu'elle aura trop aimé quelque indiscret amant. V Et quel crime est-ce donc de se mettre à son aise, Quand on est tendrement aimée, — et qu'il fait chaud ? On est si bien tout nu, dans une large chaise ! Croyez-m'en, belle dame, et, ne vous en déplaise, Si vous m'apparteniez, vous y seriez bientôt. Vous en crieriez sans doute un peu, — mais pas bien haut, VI Dans un objet aimé qu'est-ce donc que l'on aime ? Est-ce du taffetas ou du papier gommé ? Est-ce un bracelet d'or, un peigne parfumé ? Non, — ce qu'on aime en vous, madame, c'est vous même. La parure est une arme, et le bonheur suprême, Après qu'on a vaincu, c'est d'avoir désarmé. VII Tout est nu sur la terre, hormis l'hypocrisie ; Tout est nu dans les cieux, tout est nu dans la vie, Les tombeaux, les enfants et les divinités. Tous les cœurs vraiment beaux laissent voir leurs beautés Ainsi donc le héros de cette comédie Restera nu, madame, — et vous y consentez. VIII Un silence parfait règne dans cette histoire Sur les bras du jeune homme et sur ses pieds d'ivoire La naïade aux yeux verts pleurait en le quittant. On entendait à peine au fond de la baignoire Glisser l'eau fugitive, et d'instant en instant Les robinets d'airain chanter en s'égouttant. IX Le soleil se couchait ; — on était en septembre : Un triste mois chez nous, — mais un mois sans pareil Chez ces peuples dorés qu'a bénis le soleil. Hassan poussa du pied la porte de la chambre. Heureux homme !-il fumait de l'opium dans de l'ambre, Et vivant sans remords, il aimait le sommeil. X Bien qu'il ne s'élevât qu'à quelques pieds de terre, Hassan était peut-être un homme à caractère ; Il ne le montrait pas, n'en ayant pas besoin Sa petite médaille annonçait un bon coin. Il était très bien pris ; — on eût dit que sa mère L'avait fait tout petit pour le faire avec soin. XI Il était indolent, et très opiniâtre ; Bien cambré, bien lavé, le visage olivâtre, Des mains de patricien, — l'aspect fier et nerveux, La barbe et les sourcils très noirs, — un corps d'albâtre. Ce qu'il avait de beau surtout, c'étaient les yeux. Je ne vous dirai pas un mot de ses cheveux ; XII C'est une vanité qu'on rase en Tartarie. Ce pays-là pourtant n'était pas sa patrie. Il était renégat, — Français de nation, — Riche aujourd'hui, jadis chevalier d'industrie, Il avait dans la mer jeté comme un haillon Son titre, sa famille et sa religion. XIII Il était très joyeux, et pourtant très maussade. Détestable voisin, — excellent camarade, Extrêmement futile, — et pourtant très posé, Indignement naïf, — et pourtant très blasé, Horriblement sincère, — et pourtant très rusé Vous souvient-il, lecteur, de cette sérénade XIV Que don Juan, déguisé, chante sous un balcon ? -Une mélancolique et piteuse chanson, Respirant la douleur, l'amour et la tristesse. Mais l'accompagnement parle d'un autre ton. Comme il est vif, joyeux ! avec quelle prestesse Il sautille !-On dirait que la chanson caresse XV Et couvre de langueur le perfide instrument, Tandis que l'air moqueur de l'accompagnement Tourne en dérision la chanson elle-même, Et semble la railler d'aller si tristement Tout cela cependant fait un plaisir extrême. — C'est que tout en est vrai, — c'est qu'on trompe et XVI C'est qu'on pleure en riant ; — c'est qu'on est innocent Et coupable à la fois ; — c'est qu'on se croit parjure Lorsqu'on n'est qu'abusé ; c'est qu'on verse le sang Avec des mains sans tache, et que notre nature A de mal et de bien pétri sa créature : Tel est le monde, hélas ! et tel était Hassan. XVII C'était un bon enfant dans la force du terme ; Très bon-et très enfant ; — mais quand il avait dit : Je veux que cela soit , il était comme un terme. Il changeait de dessein comme on change d'habit ; Mais il fallait toujours que le dernier se fît. C'était un océan devenu terre ferme. XVIII Bizarrerie étrange ! avec ses goûts changeants, Il ne pouvait souffrir rien d'extraordinaire Il n'aurait pas marché sur une mouche à terre. Mais s'il l'avait trouvée à dîner dans son verre, Il aurait assommé quatre ou cinq de ses gens - Parlez après cela des bons et des méchants ! XIX Venez après cela crier d'un ton de maître Que c'est le cœur humain qu'un auteur doit connaître ! Toujours le cœur humain pour modèle et pour loi. Le cœur humain de qui ? le cœur humain de quoi ? Celui de mon voisin a sa manière d'être ; Mais morbleu ! comme lui, j'ai mon cœur humain, moi. XX Cette vie est à tous, et celle que je mène, Quand le diable y serait, est une vie humaine. Alors, me dira-t-on, c'est vous que vous peignez, Vous êtes le héros, vous vous mettez en scène -Pas du tout, — cher lecteur, — je prends à l'un le nez -À l'autre, le talon, — à l'autre, — devinez. XXI En ce cas vous créez un monstre, une chimère, Vous faites un enfant qui n'aura point de père. -Point de père, grand Dieu ! quand, comme Trissotin J'en suis chez mon libraire accouché ce matin ! D'ailleurs is pater est quem nuptiae... j'espère Que vous m'épargnerez de vous parler latin. XXII Consultez les experts, le moderne et l'antique ; On est, dit Brid'oison, toujours fils de quelqu'un . Que l'on fasse, après tout, un enfant blond, ou brun, Pulmonique ou bossu, borgne ou paralytique, C'est déjà très joli, quand on en a fait un ; Et le mien a pour lui qu'il n'est point historique. XXIII Considérez aussi que je n ai rien volé A la Bibliothèque ; — et bien que cette histoire Se passe en Orient, je n'en ai point parlé. Il est vrai que, pour moi, je n'y suis point allé. Mais c'est si grand, si loin !-Avec de la mémoire On se tire de tout :-allez voir pour y croire. XXIV Si d'un coup de pinceau je vous avais bâti Quelque ville aux toits bleus, quelque blanche mosquée, Quelque tirade en vers, d'or et d'argent plaquée, Quelque description de minarets flanquée, Avec l'horizon rouge et le ciel assorti, M'auriez-vous répondu : Vous en avez menti ? XXV Je vous dis tout cela, lecteur, pour qu'en échange Vous me fassiez aussi quelque concession. J'ai peur que mon héros ne vous paraisse étrange ; Car l'étrange, à vrai dire, était sa passion. Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange. Et qui l'est ici-bas ?-Tartuffe a bien raison. XXVI Hassan était un être impossible à décrire. C'est en vain qu'avec lui je voudrais vous lier, Son cœur est un logis qui n'a pas d'escalier. Ses intimes amis ne savaient trop qu'en dire. Parler est trop facile, et c'est trop long d'écrire : Ses secrets sentiments restaient sur l'oreiller. XXVII Il n'avait ni parents, ni guenon, ni maîtresse. Rien d'ordinaire en lui, — rien qui le rattachât Au commun des martyrs, — pas un chien, pas un chat. Il faut cependant bien que je vous intéresse A mon pauvre héros. — Dire qu'il est pacha, C'est un moyen usé, c'est une maladresse. XXVIII Dire qu'il est grognon, sombre et mystérieux, Ce n'est pas vrai d'abord, et c'est encor plus vieux. Dire qu'il me plaît fort, cela n'importe guère. C'est tout simple d'ailleurs, puisque je suis son père Dire qu'il est gentil comme un cœur, c'est vulgaire. J'ai déjà dit là-haut qu'il avait de beaux yeux. XXIX Dire qu'il n'avait peur ni de Dieu ni du diable, C'est chanceux d'une part, et de l'autre immoral. Dire qu'il vous plaira, ce n'est pas vraisemblable. Ne rien dire du tout, cela vous est égal. Je me contente donc du seul terme passable Qui puisse l'excuser :-c'est un original. XXX Plût à Dieu, qui peut tout, que cela pût suffire A le justifier de ce que je vais dire ! Il le faut cependant, — le vrai seul est ma loi. Au fait, s'il agit mal, on pourrait rêver pire. Ma foi, tant pis pour lui :-je ne vois pas pourquoi Les sottises d'Hassan retomberaient sur moi. XXXI D'ailleurs on verra bien, si peu qu'on me connaisse, Que mon héros de moi diffère entièrement. J'ai des prétentions à la délicatesse ; Quand il m'est arrivé d'avoir une maîtresse, Je me suis comporté très pacifiquement. En honneur devant Dieu, je ne sais pas comment XXXII J'ai pu, tel que je suis, entamer cette histoire, Pleine, telle qu'elle est, d'une atrocité noire. C'est au point maintenant que je me sens tenté De l'abandonner là pour ma plus grande gloire, Et que je brûlerais mon œuvre, en vérité, Si ce n'était respect pour la postérité. XXXIII Je disais donc qu'Hassan était natif de France ; Mais je ne disais pas par quelle extravagance Il en était venu jusqu'à croire, à vingt ans, Qu'une femme ici-bas n'était qu'un passe-temps. Quand il en rencontrait une à sa convenance, S'il la cardait huit jours. c'était déjà longtemps. XXXIV On sent l'absurdité d'un semblable système, Puisqu'il est avéré que, lorsqu'on dit qu'on aime, On dit en même temps qu'on aimera toujours, — Et qu'on n'a jamais vu ni rois ni troubadours Jurer à leurs beautés de les aimer huit jours. Mais cet enfant gâté ne vivait que de crème XXXV Je sais bien, disait-il un jour qu'on en parlait, Que les trois quarts du temps ma crème a le goût d'ailette Nous avons sur ce point un siècle de vinaigre, Où c'est déjà beaucoup que de trouver du lait Mais toute servitude en amour me déplaît ; J'aimerais mieux. je crois, être le chien d'un nègre, XXXVI Ou mourir sous le fouet d'un cheval rétif, Que de craindre une jupe et d'avoir pour maîtresse Un de ces beaux geôliers, au regard attentif, Qui, d'un pas mesuré marchant sur la souplesse Du haut de leurs yeux bleus vous promènent en laisse Un bâton de noyer, au moins, c'est positif. XXXVII On connaît son affaire, — on sait à quoi s'attendre ; On se frotte le dos, — on s'y fait par degré Mais vivre ensorcelé sous un ruban doré ! boire du lait sucré dans un maillot vert tendre ! N'avoir à son cachot qu'un mur si délabré, Qu'on ne s'y saurait même accrocher pour s'a pendre XXXVIII Ajoutez à cela que, pour comble d'horreur, La femme la plus sèche et la moins malhonnête Au bout de mes huit jours trouvera dans sa tête, Ou dans quelque recoin oublié de son cœur, Un amant qui jadis lui faisait plus d'honneur, Un cœur plus expansif, une jambe mieux faite XXXIX Plus de douceur dans l'âme ou de nerf dans les bras — Je rappelle au lecteur qu'ici comme là-bas C'est mon héros qui parle, et je mourrais de honte S'il croyait un instant que ce que je raconte, Ici plus que jamais, ne me révolte pas Or donc, disait Hassan, plus la rupture est prompte, XL Plus mes petits talents gardent de leur fraîcheur C'est la satiété qui calcule et qui pense. Tant qu'un grain d'amitié reste dans la balance. Le Souvenir souffrant s'attache à l'espérance Comme un enfant malade aux lèvres de sa sœur. L'esprit n'y voit pas clair avec les yeux du cœur. XLI Le dégoût, c'est la haine — et quel motif de haine Pourrais-je soulever ?— pourquoi m'en voudrait-on ? Une femme dira qu'elle pleure : — et moi donc ! Je pleure horriblement ! — je me soutiens à peine ; Que dis-je, malheureux ! il faut qu'on me soutienne. Je n'ose même pas demander mon pardon. XLII Je me prive du corps, mais je conserve l'âme. Il est vrai, dira-t-on, qu'il est plus d'une femme Près de qui l'on ne fait, avec un tel moyen, Que se priver de tout et ne conserver rien. Mais c'est un pur mensonge, un calembour infâme, Qui ne mordra jamais sur un homme de bien XLIII Voilà ce que disait Hassan pour sa défense. Bien entendu qu'alors tout se passait en France, Du temps que sur l'oreille il avait ce bonnet Qui fit à son départ une si belle danse Par dessus les moulins. Du reste, s'il tenait A son raisonnement, c'est qu'il le comprenait. XLIV Bien qu'il traitât l'amour d'après un catéchisme, Et qu'il mit tous ses soins à dorer son sophisme, Hassan avait des nerfs qu'il ne pouvait railler. Chez lui la jouissance était un paroxysme Vraiment inconcevable et fait pour effrayer : Non pas qu'on l'entendit ni pleurer ni crier. — XLV Un léger tremblement, — une pâleur extrême, — Une convulsion de la gorge un blasphème, — Quelques mots sans raison balbutiés tout bas, C'est tout ce qu'on voyait sa maîtresse elle-même N'en sentait rien, sinon qu'il restait dans ses bras Sans haleine et sans force, et ne répondait pas. XLVI Mais à cette bizarre et ridicule ivresse Succédait d'ordinaire un tel enchantement Qu'il commençait d'abord par faire à sa maîtresse Mille et un madrigaux, le tout très lourdement. Il devenait tout miel, tout sucre et tout caresse. Il eût communié dans un pareil moment. XLVII. Il n'existait alors secret ni confidence Qui pût y résister. — Tout partait, tout roulait ; Tous les épanchements du monde entraient en danse, Illusions, soucis, gloire, amour, espérance ; Jamais confessionnal ne vit de chapelet Comparable en longueur à ceux qu'il défilait. XLVIII Ah ! c'est un grand malheur, quand on a le cœur tendre, Que ce lien de fer que la nature a mis Entre l'âme et le corps, ces frères ennemis ! Ce qui m'étonne, moi, c'est que Dieu l'ait permis Voilà le nœud gordien qu'il fallait qu'Alexandre Rompît de son épée, et réduisit en cendre. XLIX L'âme et le corps, hélas ! ils iront deux à deux, Tant que le monde ira, — pas à pas, — côte à côte, Comme s'en vont les vers classiques et les bœufs. L'un disant : Tu fais mal ! et l'autre : C'est ta faute. Ah ! misérable hôtesse, et plus misérable hôte ! Ce n'est vraiment pas vrai que tout soit pour le mieux. L Et la preuve, lecteur, la preuve irrécusable Que ce monde est mauvais, c'est que pour y rester Il a fallu s'en faire un autre, et l'inventer Un autre !-monde étrange, absurde, inhabitable, Et qui, pour valoir mieux que le seul véritable, N'a pas même un instant eu besoin d'exister LI Oui, oui, n'en doutez pas, c'est un plaisir perfide Que d'enivrer son âme avec le vin des sens ; Que de baiser au front la volupté timide, Et de laisser tomber, comme la jeune Elfride. La clef d'or de son cœur dans les eaux des torrents. Heureux celui qui met, dans de pareils moments, LII Comme ce vieux vizir qui gardait sa sultane, La lame de son sabre entre une femme et lui ! Heureux l'autel impur qui n'a pas de profane ! Heureux l'homme indolent pour qui tout est fini Quand le plaisir s'émousse, et que la courtisane N'a jamais vu pleurer après qu'il avait ri ! LIII Ah ! l'abîme est si grand ! la pente est si glissante ! Une maîtresse aimée est si près d'une sœur ! Elle vient si souvent, plaintive et caressante, Poser, en chuchotant, son cœur sur votre cœur ! L'homme est si faible alors ! la femme est si puissante ! Le chemin est si doux du plaisir au bonheur ! LIV Pauvres gens que nous tous !-Et celui qui se livre, De ce qu'il aura fait doit tôt ou tard gémir ! La coupe est là, brûlante, — et celui qui s'enivre Doit rire de pitié s'il ne veut pas frémir ! Voilà le train du monde, et ceux qui savent vivre Vous diront à cela qu'il valait mieux dormir. LV Oui, dormir-et rêver !-Ah ! que la vie est belle, Quand un rêve divin fait sur sa nudité Pleuvoir les rayons d'or de son prisme enchanté ! Frais comme la rosée, et fils du ciel comme elle ! Jeune oiseau de la nuit, qui, sans mouiller son aile, Voltige sur les mers de la réalité ! LVI Ah ! si la rêverie était toujours possible ! Et si le somnambule, en étendant la main, Ne trouvait pas toujours la nature inflexible Qui lui heurte le front contre un pilier d'airain ! Si l'on pouvait se faire une armure insensible ! Si l'on rassasiait l'amour comme la faim ! LVII Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène, Est-elle si vivante et si vraiment humaine, Qu'il semble qu'on l'a vue et que c'est un portrait ? Et pourquoi l'Héloïse est-elle une ombre vaine, Qu'on aime sans y croire et que nul ne connaît ? Ah ! rêveurs, ah, rêveurs, que vous avons-nous fait ? LVIII Pourquoi promenez-vous ces spectres de lumière Devant le rideau noir de nos nuits sans sommeil, Puisqu'il faut qu'ici-bas tout songe ait son réveil, Et puisque le désir se sent cloué sur terre, Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière, L'aile ouverte, et les yeux fixés sur le soleil ? LIX Manon ! sphinx étonnants véritable sirène, Cœur trois fois féminin, Cléopâtre en paniers ! Quoi qu'on dise ou qu'on fasse, et bien qu'à Sainte Hélène On ait trouvé ton livre écrit pour des portiers, Tu n'en es pas moins vraie, infâme, et Cléomène N'est pas digne, à mon sens, de te baiser les pieds LX Tu m'amuses autant que Tiberge m'ennuie , Comme je crois en toi ! que je t'aime et te hais ! Quelle perversité ! quelle ardeur inouïe Pour l'or et le plaisir ! Comme toute la vie Est dans tes moindres mots ! Ah ! folle que tu es. Comme je t'aimerais demain, si tu vivais ! LXI En vérité, lecteur, je crois que je radote. Si tout ce que je dis vient à propos de botte, Comment goûteras-tu ce que je dis de bon ? J'ai fait un hiatus indigne de pardon ; Je compte là-dessus rédiger une note. J'en suis donc à te dire... où diable en suis-je donc ? LXII M'y voilà. — Je disais qu'Hassan, près d'une femme, Était très expansif, — il voulait tout ou rien. Je confesse, pour moi, que je ne sais pas bien Comment on peut donner le corps sans donner l'âme, L'un étant la fumée, et l'autre étant la flamme. Je ne sais pas non plus s'il était bon chrétien ; LXIII Je ne sais même pas quelle était sa croyance, Ni quel secret si tendre il avait confié, Ni de quelle façon, quand il était en France, Ses maîtresses d'un jour l'avaient mystifié, Ni ce qu'il en pensait, — ni quelle extravagance L'avait fait blasphémer l'amour et l'amitié, LXIV Mais enfin, certain soir qu'il ne savait que faire, Se trouvant mal en train vis-à-vis de son verre, Pour tuer un quart d'heure il prit monsieur Galland. Dieu voulut qu'il y vît comme quoi le sultan Envoyait tous les jours une sultane en terre, Et ce fut là-dessus qu'il se fit musulman . LXV Tous les premiers du mois, un juif aux mains crochues Amenait chez Hassan deux jeunes filles nues, Tous les derniers du mois on leur donnait un bain, Un déjeuner, un voile, un sequin dans la main, Et puis on les priait d'aller courir les rues. Système assurément qui n'a rien d'inhumain LXVI C'était ainsi qu'Hassan, quatre fois par semaine, Abandonnait son âme au doux plaisir d'aimer. Ne sachant pas le turc, il se livrait sans peine : À son aise en français il pouvait se pâmer. Le lendemain, bonsoir. — Une vieille Égyptienne Venait ouvrir la porte au maître, et la fermer. LXVII Ceci pourra sembler fort extraordinaire, Et j'en sais qui riront d'un système pareil. Mais il parait qu'Hassan se croyait, au contraire, L'homme le plus heureux qui fût sous le soleil. Ainsi donc, pour l'instant, lecteur, laissons-le faire. Le voilà, tel qu'il est, attendant le sommeil. LXVIII Le sommeil ne vint pas, — mais cette douce ivresse Qui semble être sa sœur, ou plutôt sa maîtresse ; Qui, sans fermer les yeux, ouvre l'âme à l'oubli ; Cette ivresse du cœur, si douce à la paresse Que, lorsqu'elle vous quitte, on croit qu'on a dormi ; Pâle comme Morphée, et plus belle que lui. LXIX C'est le sommeil de l'âme On se remue, on bâille, et cependant on dort. On se sent très bien vivre, et pourtant on est mort On ne parlerait pas d'amour, mais je présume Que l'on serait capable, avec un peu d'effort... Je crois qu'une sottise est au bout de ma plume. LXX Avez-vous jamais vu, dans le creux d'un ravin, Un bon gros vieux faisan, qui se frotte le ventre, S'arrondir au soleil, et ronfler comme un chantre ? Tous les points de sa boule aspirent vers le centre. On dirait qu'il rumine, ou qu'il cuve du vin, Enfin, quoi qu'il en soit, c'est un état divin. LXXI Lecteur, si tu t'en vas jamais en Terre sainte, Regarde sous tes pieds : tu verras des heureux. Ce sont de vieux fumeurs qui dorment dans l'enceinte Où s'élevait jadis la cité des Hébreux. Ces gens-là savent seuls vivre et mourir sans plainte : Ce sont des mendiants qu'on prendrait pour des dieux. LXXII Ils parlent rarement, — ils sont assis par terre, Nus, ou déguenillés, le front sur une pierre, N'ayant ni sou ni poche, et ne pensant à rien. Ne les réveille pas : ils t'appelleraient chien. Ne les écrase pas : ils te laisseraient faire. Ne les méprise pas : car ils te valent bien. LXXIII C'est le point capital du mahométanisme De mettre le bonheur dans la stupidité. Que n'en est-il ainsi dans le christianisme ! J'en citerais plus d'un qui l'aurait mérité, Et qui mourrait heureux sans s'en être douté ! Diable ! j'ai du malheur, — encore un barbarisme. LXXIV On dit mahométisme, et j'en suis bien fâché . Il fallait me lever pour prendre un dictionnaire, Et j'avais fait mon vers avant d'avoir cherché. Je me suis retourné, — ma plume était par terre. J'avais marché dessus, — j'ai souillé, de colère Ma bougie et ma verve, et je me suis couché. LXXV Tu vois, ami lecteur, jusqu'où va ma franchise Mon héros est tout nu, moi je suis en chemise. Je pousse la candeur jusqu'à t'entretenir D'un chagrin domestique. — Où voulais-je en venir ? Je suis comme Enéas portant son père Anchise. LXXXVI Énéas s'essoufflait, et marchait à grands pas. Sa femme à chaque instant demeurait en arrière Créüse, disait-il, pourquoi ne viens-tu pas ? Créüse répondait : Je mets ma jarretière. -Mets-la donc, et suis-nous, répondait Énéas. Je vais, si tu ne viens, laisser tomber mon père. LXXVII Lecteur, nous allons voir si tu comprends ceci Anchise est mon poème ; et ma femme Créüse Qui va toujours trainant en chemin. c'est ma muse Elle s'en va là-bas quand je la crois ici. Une pierre l'arrête, un papillon l'amuse. Quand arriverons-nous si nous marchons ainsi ? LXXVIII Enéas, d'une part, a besoin de sa femme. Sans elle, à dire vrai, ce n'est qu'un corps sans âme. Anchise, d'autre part, est horriblement lourd. Le troisième péril, c'est que Troie est en flamme. Mais, dès qu'Anchise grogne ou que sa femme court. Créas est forcé de s'arrêter tout court.
Jadis je me sentais unique, Je vivais sous mes propres lois. Aujourd'hui j'échange avec toi La vie orageuse et mystique. Songe, à ce transfert magnifique ! Par ce tendre appauvrissement Je n'ai plus rien qui soit vraiment Ma solitude et ma défense; Et même quand la nuit commence, Solitaire, avec le fardeau De ta vague et pesante absence, Le glissant enchevêtrement Des sombres cheveux sur mon dos N'appartient plus à mon repos, Mais me rattache à toi. - Je pense À ta suave bienfaisance, Quand tu jettes à demi-mot, À travers la grâce et l'offense, Sur mon coeur bandé de sanglots, Un chant moins long que mon écho...