Poème aurai - 63 Poèmes sur aurai
63 poèmes
Phonétique (Cliquez pour la liste complète) : aéra aérai aérais aérait aéras aérât aère aéré aérée aérées aérer aérera aérerai aérerais aérerait aéreras aères aérés aheurté ahuri ahurie ahuries ahurir ahurira ahurirai ahurirais ahurirait ahuriras ahuris ...
Pascal de Louise Ackermann
À Ernest Havet.
DERNIER MOT.
Un dernier mot, Pascal ! À ton tour de m'entendre
Pousser aussi ma plainte et mon cri de fureur.
Je vais faire d'horreur frémir ta noble cendre,
Mais du moins j'aurai dit ce que j'ai sur le coeur.
À plaisir sous nos yeux lorsque ta main déroule
Le tableau désolant des humaines douleurs,
Nous montrant qu'en ce monde où tout s'effondre et croule
L'homme lui-même n'est qu'une ruine en pleurs,
Ou lorsque, nous traînant de sommets en abîmes,
Entre deux infinis tu nous tiens suspendus,
Que ta voix, pénétrant en leurs fibres intimes,
Frappe à cris redoublés sur nos coeurs éperdus,
Tu crois que tu n'as plus dans ton ardeur fébrile,
Tant déjà tu nous crois ébranlés, abêtis,
Qu'à dévoiler la Foi, monstrueuse et stérile,
Pour nous voir sur son sein tomber anéantis.
À quoi bon le nier ? dans tes sombres peintures,
Oui, tout est vrai, Pascal, nous le reconnaissons :
Voilà nos désespoirs, nos doutes, nos tortures,
Et devant l'Infini ce sont là nos frissons.
Mais parce qu'ici-bas par des maux incurables,
Jusqu'en nos profondeurs, nous nous sentons atteints,
Et que nous succombons, faibles et misérables,
Sous le poids accablant d'effroyables destins,
Il ne nous resterait, dans l'angoisse où nous sommes,
Qu'à courir embrasser cette Croix que tu tiens ?
Ah ! nous ne pouvons point nous défendre d'être hommes,
Mais nous nous refusons à devenir chrétiens.
Quand de son Golgotha, saignant sous l'auréole,
Ton Christ viendrait à nous, tendant ses bras sacrés,
Et quand il laisserait sa divine parole
Tomber pour les guérir en nos coeurs ulcérés ;
Quand il ferait jaillir devant notre âme avide
Des sources d'espérance et des flots de clarté,
Et qu'il nous montrerait dans son beau ciel splendide
Nos trônes préparés de toute éternité,
Nous nous détournerions du Tentateur céleste
Qui nous offre son sang, mais veut notre raison.
Pour repousser l'échange inégal et funeste
Notre bouche jamais n'aurait assez de Non !
Non à la Croix sinistre et qui fit de son ombre
Une nuit où faillit périr l'esprit humain,
Qui, devant le Progrès se dressant haute et sombre,
Au vrai libérateur a barré le chemin ;
Non à cet instrument d'un infâme supplice
Où nous voyons, auprès du divin Innocent
Et sous les mêmes coups, expirer la justice ;
Non à notre salut s'il a coûté du sang ;
Puisque l'Amour ne peut nous dérober ce crime,
Tout en l'enveloppant d'un voile séducteur,
Malgré son dévouement, Non ! même à la Victime,
Et Non par-dessus tout au Sacrificateur !
Qu'importe qu'il soit Dieu si son oeuvre est impie ?
Quoi ! c'est son propre fils qu'il a crucifié ?
Il pouvait pardonner, mais il veut qu'on expie ;
Il immole, et cela s'appelle avoir pitié !
Pascal, à ce bourreau, toi, tu disais : « Mon Père. »
Son odieux forfait ne t'a point révolté ;
Bien plus, tu l'adorais sous le nom de mystère,
Tant le problème humain t'avait épouvanté.
Lorsque tu te courbais sous la Croix qui t'accable,
Tu ne voulais, hélas ! qu'endormir ton tourment,
Et ce que tu cherchais dans un dogme implacable,
Plus que la vérité, c'était l'apaisement,
Car ta Foi n'était pas la certitude encore ;
Aurais-tu tant gémi si tu n'avais douté ?
Pour avoir reculé devant ce mot : J'ignore,
Dans quel gouffre d'erreurs tu t'es précipité !
Nous, nous restons au bord. Aucune perspective,
Soit Enfer, soit Néant, ne fait pâlir nos fronts,
Et s'il faut accepter ta sombre alternative,
Croire ou désespérer, nous désespérerons.
Aussi bien, jamais heure à ce point triste et morne
Sous le soleil des cieux n'avait encor sonné ;
Jamais l'homme, au milieu de l'univers sans borne,
Ne s'est senti plus seul et plus abandonné.
Déjà son désespoir se transforme en furie ;
Il se traîne au combat sur ses genoux sanglants,
Et se sachant voué d'avance à la tuerie,
Pour s'achever plus vite ouvre ses propres flancs.
Aux applaudissements de la plèbe romaine
Quand le cirque jadis se remplissait de sang,
Au-dessus des horreurs de la douleur humaine,
Le regard découvrait un César tout puissant.
Il était là, trônant dans sa grandeur sereine,
Tout entier au plaisir de regarder souffrir,
Et le gladiateur, en marchant vers l'arène,
Savait qui saluer quand il allait mourir.
Nous, qui saluerons-nous ? à nos luttes brutales
Qui donc préside, armé d'un sinistre pouvoir ?
Ah ! seules, si des Lois aveugles et fatales
Au carnage éternel nous livraient sans nous voir,
D'un geste résigné nous saluerions nos reines.
Enfermé dans un cirque impossible à franchir,
L'on pourrait néanmoins devant ces souveraines,
Tout roseau que l'on est, s'incliner sans fléchir.
Oui, mais si c'est un Dieu, maître et tyran suprême,
Qui nous contemple ainsi nous entre-déchirer,
Ce n'est plus un salut, non ! c'est un anathème
Que nous lui lancerons avant que d'expirer.
Comment ! ne disposer de la Force infinie
Que pour se procurer des spectacles navrants,
Imposer le massacre, infliger l'agonie,
Ne vouloir sous ses yeux que morts et que mourants !
Devant ce spectateur de nos douleurs extrêmes
Notre indignation vaincra toute terreur ;
Nous entrecouperons nos râles de blasphèmes,
Non sans désir secret d'exciter sa fureur.
Qui sait ? nous trouverons peut-être quelque injure
Qui l'irrite à ce point que, d'un bras forcené,
Il arrache des cieux notre planète obscure,
Et brise en mille éclats ce globe infortuné.
Notre audace du moins vous sauverait de naître,
Vous qui dormez encore au fond de l'avenir,
Et nous triompherions d'avoir, en cessant d'être,
Avec l'Humanité forcé Dieu d'en finir.
Ah ! quelle immense joie après tant de souffrance !
À travers les débris, par-dessus les charniers,
Pouvoir enfin jeter ce cri de délivrance :
« Plus d'hommes sous le ciel, nous sommes les derniers ! »
L’Amour et la Mort de Louise Ackermann
À M. Louis de Ronchaud
I
Regardez-les passer, ces couples éphémères !
Dans les bras l'un de l'autre enlacés un moment,
Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières,
Font le même serment :
Toujours ! Un mot hardi que les cieux qui vieillissent
Avec étonnement entendent prononcer,
Et qu'osent répéter des lèvres qui pâlissent
Et qui vont se glacer.
Vous qui vivez si peu, pourquoi cette promesse
Qu'un élan d'espérance arrache à votre coeur,
Vain défi qu'au néant vous jetez, dans l'ivresse
D'un instant de bonheur ?
Amants, autour de vous une voix inflexible
Crie à tout ce qui naît : « Aime et meurs ici-bas ! »
La mort est implacable et le ciel insensible ;
Vous n'échapperez pas.
Eh bien ! puisqu'il le faut, sans trouble et sans murmure,
Forts de ce même amour dont vous vous enivrez
Et perdus dans le sein de l'immense Nature,
Aimez donc, et mourez !
II
Non, non, tout n'est pas dit, vers la beauté fragile
Quand un charme invincible emporte le désir,
Sous le feu d'un baiser quand notre pauvre argile
A frémi de plaisir.
Notre serment sacré part d'une âme immortelle ;
C'est elle qui s'émeut quand frissonne le corps ;
Nous entendons sa voix et le bruit de son aile
Jusque dans nos transports.
Nous le répétons donc, ce mot qui fait d'envie
Pâlir au firmament les astres radieux,
Ce mot qui joint les coeurs et devient, dès la vie,
Leur lien pour les cieux.
Dans le ravissement d'une éternelle étreinte
Ils passent entraînés, ces couples amoureux,
Et ne s'arrêtent pas pour jeter avec crainte
Un regard autour d'eux.
Ils demeurent sereins quand tout s'écroule et tombe ;
Leur espoir est leur joie et leur appui divin ;
Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe
Leur pied heurte en chemin.
Toi-même, quand tes bois abritent leur délire,
Quand tu couvres de fleurs et d'ombre leurs sentiers,
Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire
S'ils mouraient tout entiers ?
Sous le voile léger de la beauté mortelle
Trouver l'âme qu'on cherche et qui pour nous éclôt,
Le temps de l'entrevoir, de s'écrier : « C'est Elle ! »
Et la perdre aussitôt,
Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée
Change en spectre à nos yeux l'image de l'amour.
Quoi ! ces voeux infinis, cette ardeur insensée
Pour un être d'un jour !
Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles,
Grand Dieu qui dois d'en haut tout entendre et tout voir,
Que tant d'adieux navrants et tant de funérailles
Ne puissent t'émouvoir,
Qu'à cette tombe obscure où tu nous fais descendre
Tu dises : « Garde-les, leurs cris sont superflus.
Amèrement en vain l'on pleure sur leur cendre ;
Tu ne les rendras plus ! »
Mais non ! Dieu qu'on dit bon, tu permets qu'on espère ;
Unir pour séparer, ce n'est point ton dessein.
Tout ce qui s'est aimé, fût-ce un jour, sur la terre,
Va s'aimer dans ton sein.
III
Éternité de l'homme, illusion ! chimère !
Mensonge de l'amour et de l'orgueil humain !
Il n'a point eu d'hier, ce fantôme éphémère,
Il lui faut un demain !
Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle
Qui brûle une minute en vos coeurs étonnés,
Vous oubliez soudain la fange maternelle
Et vos destins bornés.
Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires
Seuls au Pouvoir fatal qui détruit en créant ?
Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères
En face du néant.
Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles :
« J'aime, et j'espère voir expirer tes flambeaux. »
La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles
Luiront sur vos tombeaux.
Vous croyez que l'amour dont l'âpre feu vous presse
A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ;
La fleur que vous brisez soupire avec ivresse :
« Nous aussi nous aimons ! »
Heureux, vous aspirez la grande âme invisible
Qui remplit tout, les bois, les champs de ses ardeurs ;
La Nature sourit, mais elle est insensible :
Que lui font vos bonheurs ?
Elle n'a qu'un désir, la marâtre immortelle,
C'est d'enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor.
Mère avide, elle a pris l'éternité pour elle,
Et vous laisse la mort.
Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ;
Le reste est confondu dans un suprême oubli.
Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître :
Son voeu s'est accompli.
Quand un souffle d'amour traverse vos poitrines,
Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus,
Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines
Vous jettent éperdus ;
Quand, pressant sur ce coeur qui va bientôt s'éteindre
Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas,
Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre
L'Infini dans vos bras ;
Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure
Déchaînés dans vos flancs comme d'ardents essaims,
Ces transports, c'est déjà l'Humanité future
Qui s'agite en vos seins.
Elle se dissoudra, cette argile légère
Qu'ont émue un instant la joie et la douleur ;
Les vents vont disperser cette noble poussière
Qui fut jadis un coeur.
Mais d'autres coeurs naîtront qui renoueront la trame
De vos espoirs brisés, de vos amours éteints,
Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme,
Dans les âges lointains.
Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
Se passent, en courant, le flambeau de l'amour.
Chacun rapidement prend la torche immortelle
Et la rend à son tour.
Aveuglés par l'éclat de sa lumière errante,
Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea,
De la tenir toujours : à votre main mourante
Elle échappe déjà.
Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ;
Il aura sillonné votre vie un moment ;
En tombant vous pourrez emporter dans l'abîme
Votre éblouissement.
Et quand il régnerait au fond du ciel paisible
Un être sans pitié qui contemplât souffrir,
Si son oeil éternel considère, impassible,
Le naître et le mourir,
Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même,
Qu'un mouvement d'amour soit encor votre adieu !
Oui, faites voir combien l'homme est grand lorsqu'il aime,
Et pardonnez à Dieu !
Paroles d’un Amant de Louise Ackermann
Au courant de l'amour lorsque je m'abandonne,
Dans le torrent divin quand je plonge enivré,
Et presse éperdument sur mon sein qui frissonne
Un être idolâtre.
Je sais que je n'étreins qu'une forme fragile,
Qu'elle peut à l'instant se glacer sous ma main,
Que ce cœur tout à moi, fait de flamme et d'argile,
Sera cendre demain ;
Qu'il n'en sortira rien, rien, pas une étincelle
Qui s'élance et remonte à son foyer lointain :
Un peu de terre en hâte, une pierre qu'on scelle,
Et tout est bien éteint.
Et l'on viendrait serein, à cette heure dernière,
Quand des restes humains le souffle a déserté,
Devant ces froids débris, devant cette poussière
Parler d'éternité !
L'éternité ! Quelle est cette étrange menace ?
A l'amant qui gémit, sous son deuil écrase,
Pourquoi jeter ce mot qui terrifie et glace
Un cœur déjà brisé ?
Quoi ! le ciel, en dépit de la fosse profonde,
S'ouvrirait à l'objet de mon amour jaloux ?
C'est assez d'un tombeau, je ne veux pas d'un monde
Se dressant entre nous.
On me répond en vain pour calmer mes alarmes !
« L'être dont sans pitié la mort te sépara,
Ce ciel que tu maudis, dans le trouble et les larmes,
Le ciel te le rendra. »
Me le rendre, grand Dieu ! mais ceint d'une auréole,
Rempli d'autres pensers, brûlant d'une autre ardeur,
N'ayant plus rien en soi de cette chère idole
Qui vivait sur mon cœur !
Ah! j'aime mieux cent fois que tout meure avec elle,
Ne pas la retrouver, ne jamais la revoir ;
La douleur qui me navre est certes moins cruelle
Que votre affreux espoir.
Tant que je sens encor, sous ma moindre caresse,
Un sein vivant frémir et battre à coups pressés,
Qu'au-dessus du néant un même flot d'ivresse
Nous soulève enlacés,
Sans regret inutile et sans plaintes amères,
Par la réalité je me laisse ravir.
Non, mon cœur ne s'est pas jeté sur des chimères :
Il sait où s'assouvir.
Qu'ai-je affaire vraiment de votre là-haut morne,
Moi qui ne suis qu'élan, que tendresse et transports ?
Mon ciel est ici-bas, grand ouvert et sans borne ;
Je m'y lance, âme et corps.
Durer n'est rien. Nature, ô créatrice, ô mère !
Quand sous ton œil divin un couple s'est uni,
Qu'importe à leur amour qu'il se sache éphémère
S'il se sent infini ?
C'est une volupté, mais terrible et sublime,
De jeter dans le vide un regard éperdu,
Et l'on s'étreint plus fort lorsque sur un abîme
On se voit suspendu.
Quand la Mort serait là, quand l'attache invisible
Soudain se délierait qui nous retient encor,
Et quand je sentirais dans une angoisse horrible
M'échapper mon trésor,
Je ne faiblirais pas. Fort de ma douleur même,
Tout entier à l'adieu qui va nous séparer,
J'aurais assez d'amour en cet instant suprême
Pour ne rien espérer.
La Nature à l’Homme de Louise Ackermann
Dans tout l'enivrement d'un orgueil sans mesure,
Ébloui des lueurs de ton esprit borné,
Homme, tu m'as crié : « Repose-toi, Nature !
Ton œuvre est close : je suis né ! »
Quoi ! lorsqu'elle a l'espace et le temps devant elle,
Quand la matière est là sous son doigt créateur,
Elle s'arrêterait, l'ouvrière immortelle,
Dans l'ivresse de son labeur?
Et c'est toi qui serais mes limites dernières ?
L'atome humain pourrait entraver mon essor ?
C'est à cet abrégé de toutes les misères
Qu'aurait tendu mon long effort ?
Non, tu n'es pas mon but, non, tu n'es pas ma borne
A te franchir déjà je songe en te créant ;
Je ne viens pas du fond de l'éternité morne.
Pour n'aboutir qu'à ton néant.
Ne me vois-tu donc pas, sans fatigue et sans trêve,
Remplir l'immensité des œuvres de mes mains ?
Vers un terme inconnu, mon espoir et mon rêve,
M'élancer par mille chemins,
Appelant, tour à tour patiente ou pressée,
Et jusqu'en mes écarts poursuivant mon dessein,
A la forme, à la vie et même à la pensée
La matière éparse en mon sein ?
J'aspire ! C'est mon cri, fatal, irrésistible.
Pour créer l'univers je n'eus qu'à le jeter ;
L'atome s'en émut dans sa sphère invisible,
L'astre se mit à graviter.
L'éternel mouvement n'est que l'élan des choses
Vers l'idéal sacré qu'entrevoit mon désir ;
Dans le cours ascendant de mes métamorphoses
Je le poursuis sans le saisir ;
Je le demande aux cieux, à l'onde, à l'air fluide,
Aux éléments confus, aux soleils éclatants ;
S'il m'échappe ou résiste à mon étreinte avide,
Je le prendrai des mains du Temps.
Quand j'entasse à la fois naissances, funérailles,
Quand je crée ou détruis avec acharnement,
Que fais-je donc, sinon préparer mes entrailles
Pour ce suprême enfantement ?
Point d'arrêt à mes pas, point de trêve à ma tâche !
Toujours recommencer et toujours repartir.
Mais je n'engendre pas sans fin et sans relâche
Pour le plaisir d'anéantir.
J'ai déjà trop longtemps fait œuvre de marâtre,
J'ai trop enseveli, j'ai trop exterminé,
Moi qui ne suis au fond que la mère idolâtre
D'un seul enfant qui n'est pas né.
Quand donc pourrai-je enfin, émue et palpitante,
Après tant de travaux et tant d'essais ingrats,
A ce fils de mes vœux et de ma longue attente
Ouvrir éperdument les bras ?
De toute éternité, certitude sublime !
Il est conçu ; mes flancs l'ont senti s'agiter.
L'amour qui couve en moi, l'amour que je comprime
N'attend que Lui pour éclater.
Qu'il apparaisse au jour, et, nourrice en délire,
Je laisse dans mon sein ses regards pénétrer.
- Mais un voile te cache. - Eh bien ! je le déchire :
Me découvrir c'est me livrer.
Surprise dans ses jeux, la Force est asservie.
Il met les Lois au joug. A sa voix, à son gré,
Découvertes enfin, les sources de la Vie
Vont épancher leur flot sacré.
Dans son élan superbe Il t'échappe, ô Matière !
Fatalité, sa main rompt tes anneaux d'airain !
Et je verrai planer dans sa propre lumière
Un être libre et souverain.
Où serez-vous alors, vous qui venez de naître,
Ou qui naîtrez encore, ô multitude, essaim,
Qui, saisis tout à coup du vertige de l'être,
Sortiez en foule de mon sein ?
Dans la mort, dans l'oubli. Sous leurs vagues obscures
Les âges vous auront confondus et roulés,
Ayant fait un berceau pour les races futures
De vos limons accumulés.
Toi-même qui te crois la couronne et le faîte
Du monument divin qui n'est point achevé,
Homme, qui n'es au fond que l'ébauche imparfaite
Du chef-d'œuvre que j'ai rêvé,
A ton tour, à ton heure, if faut que tu périsses.
Ah ! ton orgueil a beau s'indigner et souffrir,
Tu ne seras jamais dans mes mains créatrices
Que de l'argile à repétrir.
L’Homme à la Nature de Louise Ackermann
Eh bien ! reprends-le donc ce peu de fange obscure
Qui pour quelques instants s'anima sous ta main ;
Dans ton dédain superbe, implacable Nature,
Brise à jamais le moule humain.
De ces tristes débris quand tu verrais, ravie,
D'autres créations éclore à grands essaims,
Ton Idée éclater en des formes de vie
Plus dociles à tes desseins,
Est-ce à dire que Lui, ton espoir, ta chimère,
Parce qu'il fut rêvé, puisse un jour exister ?
Tu crois avoir conçu, tu voudrais être mère ;
A l'œuvre ! il s'agit d'enfanter.
Change en réalité ton attente sublime.
Mais quoi ! pour les franchir, malgré tous tes élans,
La distance est trop grande et trop profond l'abîme
Entre ta pensée et tes flancs.
La mort est le seul fruit qu'en tes crises futures
Il te sera donné d'atteindre et de cueillir ;
Toujours nouveaux débris, toujours des créatures
Que tu devras ensevelir.
Car sur ta route en vain l'âge à l'âge succède ;
Les tombes, les berceaux ont beau s'accumuler,
L'Idéal qui te fuit, l'Ideal qui t'obsède,
A l'infini pour reculer.
L'objet de ta poursuite éternelle et sans trêve
Demeure un but trompeur à ton vol impuissant
Et, sous le nimbe ardent du désir et du rêve,
N'est qu'un fantôme éblouissant.
Il resplendit de loin, mais reste inaccessible.
Prodigue de travaux, de luttes, de trépas,
Ta main me sacrifie à ce fils impossible ;
Je meurs, et Lui ne naîtra pas.
Pourtant je suis ton fils aussi ; réel, vivace,
Je sortis de tes bras des les siècles lointains ;
Je porte dans mon cœur, je porte sur ma face,
Le signe empreint des hauts destins.
Un avenir sans fin s'ouvrait ; dans la carrière
Le Progrès sur ses pas me pressait d'avancer ;
Tu n'aurais même encor qu'à lever la barrière :
Je suis là, prêt à m'élancer.
Je serais ton sillon ou ton foyer intense ;
Tu peux selon ton gré m'ouvrir ou m'allumer.
Une unique étincelle, ô mère ! une semence !
Tout s'enflamme ou tout va germer.
Ne suis-je point encor seul à te trouver belle ?
J'ai compté tes trésors, j'atteste ton pouvoir,
Et mon intelligence, ô Nature éternelle !
T'a tendu ton premier miroir.
En retour je n'obtiens que dédain et qu'offense.
Oui, toujours au péril et dans les vains combats !
Éperdu sur ton sein, sans recours ni défense,
Je m'exaspère et me débats.
Ah ! si du moins ma force eût égalé ma rage,
Je l'aurais déchiré ce sein dur et muet :
Se rendant aux assauts de mon ardeur sauvage,
Il m'aurait livré son secret.
C'en est fait, je succombe, et quand tu dis : « J'aspire ! »
Je te réponds : « Je souffre ! » infirme, ensanglanté ;
Et par tout ce qui naît , par tout ce qui respire,
Ce cri terrible est répété.
Oui, je souffre ! et c'est toi, mère, qui m'extermines,
Tantôt frappant mes flancs, tantôt blessant mon cœur ;
Mon être tout entier, par toutes ses racines,
Plonge sans fond dans la douleur.
J'offre sous le soleil un lugubre spectacle.
Ne naissant, ne vivant que pour agoniser.
L'abîme s'ouvre ici, là se dresse l'obstacle :
Ou m'engloutir, ou me briser !
Mais, jusque sous le coup du désastre suprême,
Moi, l'homme, je t'accuse à la face des cieux.
Créatrice, en plein front reçois donc l'anathème
De cet atome audacieux.
Sois maudite, ô marâtre ! en tes œuvres immenses,
Oui, maudite à ta source et dans tes éléments,
Pour tous tes abandons, tes oublis, tes démences,
Aussi pour tes avortements !
Que la Force en ton sein s'épuise perte à perte !
Que la Matière, à bout de nerf et de ressort,
Reste sans mouvement, et se refuse, inerte,
A te suivre dans ton essor !
Qu'envahissant les cieux, I'Immobilité morne
Sous un voile funèbre éteigne tout flambeau,
Puisque d'un univers magnifique et sans borne
Tu n'as su faire qu'un tombeau !
Prométhée de Louise Ackermann
Frappe encor, Jupiter, accable-moi, mutile
L'ennemi terrassé que tu sais impuissant !
Écraser n'est pas vaincre, et ta foudre inutile
S'éteindra dans mon sang,
Avant d'avoir dompté l'héroïque pensée
Qui fait du vieux Titan un révolté divin ;
C'est elle qui te brave, et ta rage insensée
N'a cloué sur ces monts qu'un simulacre vain.
Tes coups n'auront porté que sur un peu d'argile ;
Libre dans les liens de cette chair fragile,
L'âme de Prométhée échappe à ta fureur.
Sous l'ongle du vautour qui sans fin me dévore,
Un invisible amour fait palpiter encore
Les lambeaux de mon cœur.
Si ces pics désolés que la tempête assiège
Ont vu couler parfois sur leur manteau de neige
Des larmes que mes yeux ne pouvaient retenir,
Vous le savez, rochers, immuables murailles
Que d'horreur cependant je sentais tressaillir,
La source de mes pleurs était dans mes entrailles ;
C'est la compassion qui les a fait jaillir.
Ce n'était point assez de mon propre martyre ;
Ces flancs ouverts, ce sein qu'un bras divin déchire
Est rempli de pitié pour d'autres malheureux.
Je les vois engager une lutte éternelle ;
L'image horrible est là ; j'ai devant la prunelle
La vision des maux qui vont fondre sur eux.
Ce spectacle navrant m'obsède et m'exaspère.
Supplice intolérable et toujours renaissant,
Mon vrai, mon seul vautour, c'est la pensée amère
Que rien n'arrachera ces germes de misére
Que ta haine a semés dans leur chair et leur sang.
Pourtant, ô Jupiter, l'homme est ta créature ;
C'est toi qui l'as conçu, c'est toi qui l'as formé,
Cet être déplorable, infirme, désarmé,
Pour qui tout est danger, épouvante, torture,
Qui, dans le cercle étroit de ses jours enfermé,
Étouffe et se débat, se blesse et se lamente.
Ah ! quand tu le jetas sur la terre inclémente,
Tu savais quels fléaux l'y devaient assaillir,
Qu'on lui disputerait sa place et sa pâture,
Qu'un souffle l'abattrait, que l'aveugle Nature
Dans son indifférence allait l'ensevelir.
Je l'ai trouvé blotti sous quelque roche humide,
Ou rampant dans les bois, spectre hâve et timide
Qui n'entendait partout que gronder et rugir,
Seul affamé, seul triste au grand banquet des êtres,
Du fond des eaux, du sein des profondeurs champêtres
Tremblant toujours de voir un ennemi surgir.
Mais quoi ! sur cet objet de ta haine immortelle,
Imprudent que j'étais, je me suis attendri ;
J'allumai la pensée et jetai l'étincelle
Dans cet obscur limon dont tu l'avais pétri.
Il n'était qu'ébauché, j'achevai ton ouvrage.
Plein d'espoir et d'audace, en mes vastes desseins
J'aurais sans hésiter mis les cieux au pillage,
Pour le doter après du fruit de mes larcins.
Je t'ai ravi le feu ; de conquête en conquête
J'arrachais de tes mains ton sceptre révéré.
Grand Dieu ! ta foudre à temps éclata sur ma tête ;
Encore un attentat, l'homme était délivré !
La voici donc ma faute, exécrable et sublime.
Compatir, quel forfait ! Se dévouer, quel crime !
Quoi ! j'aurais, impuni, défiant tes rigueurs,
Ouvert aux opprimés mes bras libérateurs ?
Insensé ! m'être ému quand la pitié s'expie !
Pourtant c'est Prométhée, oui, c'est ce même impie
Qui naguère t'aidait à vaincre les Titans.
J'étais à tes côtés dans l'ardente mêlée ;
Tandis que mes conseils guidaient les combattants,
Mes coups faisaient trembler la demeure étoilée.
Il s'agissait pour moi du sort de l'univers :
Je voulais en finir avec les dieux pervers.
Ton règne allait m'ouvrir cette ère pacifique
Que mon cœur transporté saluait de ses vœux.
En son cours éthéré le soleil magnifique
N'aurait plus éclairé que des êtres heureux.
La Terreur s'enfuyait en écartant les ombres
Qui voilaient ton sourire ineffable et clément,
Et le réseau d'airain des Nécessités sombres
Se brisait de lui-même aux pieds d'un maître aimant.
Tout était joie, amour, essor, efflorescence ;
Lui-même Dieu n'était que le rayonnement
De la toute-bonté dans la toute-puissance.
O mes désirs trompés ! O songe évanoui !
Des splendeurs d'un tel rêve, encor l'œil ébloui,
Me retrouver devant l'iniquité céleste.
Devant un Dieu jaloux qui frappe et qui déteste,
Et dans mon désespoir me dire avec horreur :
« Celui qui pouvait tout a voulu la douleur ! »
Mais ne t'abuse point ! Sur ce roc solitaire
Tu ne me verras pas succomber en entier.
Un esprit de révolte a transformé la terre,
Et j'ai dès aujourd'hui choisi mon héritier.
Il poursuivra mon œuvre en marchant sur ma trace,
Né qu'il est comme moi pour tenter et souffrir.
Aux humains affranchis je lègue mon audace,
Héritage sacré qui ne peut plus périr.
La raison s'affermit, le doute est prêt à naître.
Enhardis à ce point d'interroger leur maître,
Des mortels devant eux oseront te citer :
Pourquoi leurs maux ? Pourquoi ton caprice et ta haine ?
Oui, ton juge t'attend, - la conscience humaine ;
Elle ne peut t'absoudre et va te rejeter.
Le voilà, ce vengeur promis à ma détresse !
Ah ! quel souffle épuré d'amour et d'allégresse
En traversant le monde enivrera mon cœur
Le jour où, moins hardie encor que magnanime,
Au lieu de l'accuser, ton auguste victime
Niera son oppresseur !
Délivré de la Foi comme d'un mauvais rêve,
L'homme répudiera les tyrans immortels,
Et n'ira plus, en proie à des terreurs sans trêve,
Se courber lâchement au pied de tes autels.
Las de le trouver sourd, il croira le ciel vide.
Jetant sur toi son voile éternel et splendide,
La Nature déjà te cache à son regard ;
Il ne découvrira dans l'univers sans borne,
Pour tout Dieu désormais, qu'un couple aveugle et morne,
La Force et le Hasard.
Montre-toi, Jupiter, éclate alors, fulmine,
Contre ce fugitif à ton joug échappé !
Refusant dans ses maux de voir ta main divine,
Par un pouvoir fatal il se dira frappé.
Il tombera sans peur, sans plainte, sans prière ;
Et quand tu donnerais ton aigle et ton tonnerre
Pour l'entendre pousser, au fort de son tourment,
Un seul cri qui t'atteste, une injure, un blasphème,
Il restera muet : ce silence suprême
Sera ton châtiment.
Tu n'auras plus que moi dans ton immense empire
Pour croire encore en toi, funeste Déité.
Plutôt nier le jour ou l'air que je respire
Que ta puissance inique et que ta cruauté.
Perdu dans cet azur, sur ces hauteurs sublimes,
Ah ! j'ai vu de trop près tes fureurs et tes crimes ;
J'ai sous tes coups déjà trop souffert, trop saigné ;
Le doute est impossible à mon cœur indigné.
Oui ! tandis que du Mal, œuvre de ta colère,
Renonçant désormais à sonder le mystère,
L'esprit humain ailleurs portera son flambeau,
Seul je saurai le mot de cette énigme obscure,
Et j'aurai reconnu, pour comble de torture,
Un Dieu dans mon bourreau.
La guerre de Louise Ackermann
I
Du fer, du feu, du sang ! C'est elle ! c'est la Guerre
Debout, le bras levé, superbe en sa colère,
Animant le combat d'un geste souverain.
Aux éclats de sa voix s'ébranlent les armées ;
Autour d'elle traçant des lignes enflammées,
Les canons ont ouvert leurs entrailles d'airain.
Partout chars, cavaliers, chevaux, masse mouvante !
En ce flux et reflux, sur cette mer vivante,
A son appel ardent l'épouvante s'abat.
Sous sa main qui frémit, en ses desseins féroces,
Pour aider et fournir aux massacres atroces
Toute matière est arme, et tout homme soldat.
Puis, quand elle a repu ses yeux et ses oreilles
De spectacles navrants, de rumeurs sans pareilles,
Quand un peuple agonise en son tombeau couché,
Pâle sous ses lauriers, l'âme d'orgueil remplie,
Devant l'œuvre achevée et la tâche accomplie,
Triomphante elle crie à la Mort: « Bien fauché ! »
Oui, bien fauché ! Vraiment la récolte est superbe ;
Pas un sillon qui n'ait des cadavres pour gerbe !
Les plus beaux, les plus forts sont les premiers frappés.
Sur son sein dévasté qui saigne et qui frissonne
L'Humanité, semblable au champ que l'on moissonne,
Contemple avec douleur tous ces épis coupés.
Hélas ! au gré du vent et sous sa douce haleine
Ils ondulaient au loin, des coteaux à la plaine,
Sur la tige encor verte attendant leur saison.
Le soleil leur versait ses rayons magnifiques ;
Riches de leur trésor, sous les cieux pacifiques,
Ils auraient pu mûrir pour une autre moisson.
II
Si vivre c'est lutter, à l'humaine énergie
Pourquoi n'ouvrir jamais qu'une arène rougie ?
Pour un prix moins sanglant que les morts que voilà
L'homme ne pourrait-il concourir et combattre ?
Manque-t-il d'ennemis qu'il serait beau d'abattre ?
Le malheureux ! il cherche, et la Misère est là !
Qu'il lui crie : « A nous deux ! » et que sa main virile
S'acharne sans merci contre ce flanc stérile
Qu'il s'agit avant tout d'atteindre et de percer.
A leur tour, le front haut, l'Ignorance et le Vice,
L'un sur l'autre appuyé, l'attendent dans la lice :
Qu'il y descende donc, et pour les terrasser.
A la lutte entraînez les nations entières.
Délivrance partout ! effaçant les frontières,
Unissez vos élans et tendez-vous la main.
Dans les rangs ennemis et vers un but unique,
Pour faire avec succès sa trouée héroïque,
Certes ce n'est pas trop de tout l'effort humain.
L'heure semblait propice, et le penseur candide
Croyait, dans le lointain d'une aurore splendide,
Voir de la Paix déjà poindre le front tremblant.
On respirait. Soudain, la trompette à la bouche,
Guerre, tu reparais, plus âpre, plus farouche,
Écrasant le progrès sous ton talon sanglant.
C'est à qui le premier, aveuglé de furie,
Se précipitera vers l'immense tuerie.
A mort ! point de quartier ! L'emporter ou périr!
Cet inconnu qui vient des champs ou de la forge
Est un frère ; il fallait l'embrasser, - on l'égorge.
Quoi ! lever pour frapper des bras faits pour s'ouvrir !
Les hameaux, les cités s'écroulent dans les flammes.
Les pierres ont souffert ; mais que dire des âmes ?
Près des pères les fils gisent inanimés.
Le Deuil sombre est assis devant les foyers vides,
Car ces monceaux de morts, inertes et livides,
Étaient des cœurs aimants et des êtres aimés.
Affaiblis et ployant sous la tâche infinie,
Recommence, Travail ! rallume-toi, Génie !
Le fruit de vos labeurs est broyé, dispersé.
Mais quoi ! tous ces trésors ne formaient qu'un domaine ;
C'était le bien commun de la famille humaine,
Se ruiner soi-même, ah ! c'est être insensé !
Guerre, au seul souvenir des maux que tu déchaînes,
Fermente au fond des cœurs le vieux levain des haines ;
Dans le limon laissé par tes flots ravageurs
Des germes sont semés de rancune et de rage,
Et le vaincu n'a plus, dévorant son outrage,
Qu'un désir, qu'un espoir : enfanter des vengeurs.
Ainsi le genre humain, à force de revanches,
Arbre découronné, verra mourir ses branches,
Adieu, printemps futurs ! Adieu, soleils nouveaux !
En ce tronc mutilé la sève est impossible.
Plus d'ombre, plus de fleurs ! et ta hache inflexible,
Pour mieux frapper les fruits, a tranché les rameaux.
III
Non, ce n'est point à nous, penseur et chantre austère,
De nier les grandeurs de la mort volontaire ;
D'un élan généreux il est beau d'y courir.
Philosophes, savants, explorateurs, apôtres,
Soldats de l'Idéal, ces héros sont les nôtres :
Guerre ! ils sauront sans toi trouver pour qui mourir.
Mais à ce fier brutal qui frappe et qui mutile,
Aux exploits destructeurs, au trépas inutile,
Ferme dans mon horreur, toujours je dirai : « Non ! »
O vous que l'Art enivre ou quelque noble envie,
Qui, débordant d'amour, fleurissez pour la vie,
On ose vous jeter en pâture au canon !
Liberté, Droit, Justice, affaire de mitraille !
Pour un lambeau d'Etat, pour un pan de muraille,
Sans pitié, sans remords, un peuple est massacré.
- Mais il est innocent ! - Qu'importe ? On l'extermine.
Pourtant la vie humaine est de source divine :
N'y touchez pas, arrière ! Un homme, c'est sacré !
Sous des vapeurs de poudre et de sang, quand les astres
Pâlissent indignés parmi tant de désastres,
Moi-même à la fureur me laissant emporter,
Je ne distingue plus les bourreaux des victimes ;
Mon âme se soulève, et devant de tels crimes
Je voudrais être foudre et pouvoir éclater.
Du moins te poursuivant jusqu'en pleine victoire,
A travers tes lauriers, dans les bras de l'Histoire
Qui, séduite, pourrait t'absoudre et te sacrer,
O Guerre, Guerre impie, assassin qu'on encense,
Je resterai, navrée et dans mon impuissance,
Bouche pour te maudire, et cœur pour t'exécrer !
Le départ de Louise Ackermann
Il est donc vrai ? Je garde en quittant la patrie,
Ô profonde douleur ! un coeur indifférent.
Pas de regard aimé, pas d'image chérie,
Dont mon oeil au départ se détache en pleurant.
Ainsi partent tous ceux que le désespoir sombre
Dans quelque monde à part pousse à se renfermer,
Qui, voyant l'homme faible et les jours remplis d'ombre,
Ne se sont pas senti le courage d'aimer.
Pourtant, Dieu m'est témoin, j'aurais voulu sur terre
Rassembler tout mon coeur autour d'un grand amour,
Joindre à quelque destin mon destin solitaire,
Me donner sans regret, sans crainte, sans retour.
Aussi ne croyez pas qu'avec indifférence
Je contemple s'éteindre, au plus beau de mes jours,
Des bonheurs d'ici-bas la riante espérance :
Bien que le coeur soit mort, on en souffre toujours.
Satan de Louise Ackermann
Nous voilà donc encore une fois en présence,
Lui le tyran divin, moi le vieux révolté.
Or je suis la Justice, il n'est que la Puissance ;
A qui va, de nous deux, rester l'Humanité ?
Ah ! tu comptais sans moi, Divinité funeste,
Lorsque tu façonnais le premier couple humain,
Et que dans ton Éden, sous ton regard céleste,
Tu l'enfermas jadis au sortir de ta main.
Je n'eus qu'à le voir là, languissant et stupide,
Comme un simple animal errer et végéter,
Pour concevoir soudain dans mon âme intrépide
L'audacieux dessein de te le disputer.
Quoi ! je l'aurais laissée, au sein de la nature,
Sans espoir à jamais s'engourdir en ce lieu ?
Je l'aimais trop déjà, la faible créature,
Et je ne pouvais pas l'abandonner à Dieu.
Contre ta volonté, c'est moi qui l'ai fait naître,
Le désir de savoir en cet être ébauché ;
Puisque pour s'achever, pour penser, pour connaître,
Il fallait qu'il péchât, eh bien ! il a péché.
Il le prit de ma main, ce fruit de délivrance,
Qu'il n'eût osé tout seul ni cueillir ni goûter :
Sortir du fond obscur d'une éroite ignorance,
Ce n'était point déchoir, non, non ! c'était monter.
Le premier pas est fait, l'ascension commence ;
Ton Paradis, tu peux le fermer à ton gré ;
Quand tu l'eusses rouvert en un jour de clémence,
Le noble fugitif n'y fût jamais rentré.
Ah ! plutôt le désert, plutôt la roche humide,
Que ce jardin de fleurs et d'azur couronné !
C'en est fait pour toujours du pauvre Adam timide ;
Voici qu'un nouvel être a surgi : l'Homme est né !
L'Homme, mon œuvre, à moi, car j'y mis tout moi-même :
Il ne saurait tromper mes vœux ni mon dessein.
Défiant ton courroux, par un effort suprême
J'éveillai la raison qui dormait en son sein.
Cet éclair faible encor, cette lueur première
Que deviendra le jour, c'est de moi qu'il ta tient.
Nous avons tous les deux créé notre lumière,
Oui, mais mon Fiat lux l'emporte sur le tien !
Il a du premier coup levé bien d'autres voiles
Que ceux du vieux chaos où se jouait ta main.
Toi, tu n'as que ton ciel pour semer tes étoiles ;
Pour lancer mon soleil, moi, j'ai l'esprit humain !
Un autre coeur de Louise Ackermann
Serait-ce un autre coeur que la Nature donne
À ceux qu'elle préfère et destine à vieillir,
Un coeur calme et glacé que toute ivresse étonne,
Qui ne saurait aimer et ne veut pas souffrir ?
Ah ! qu'il ressemble peu, dans son repos tranquille,
À ce coeur d'autrefois qui s'agitait si fort !
Coeur enivré d'amour, impatient, mobile,
Au-devant des douleurs courant avec transport.
Il ne reste plus rien de cet ancien nous-mêmes ;
Sans pitié ni remords le Temps nous l'a soustrait.
L'astre des jours éteints, cachant ses rayons blêmes,
Dans l'ombre qui l'attend se plonge et disparaît.
À l'horizon changeant montent d'autres étoiles.
Cependant, cher Passé, quelquefois un instant
La main du Souvenir écarte tes longs voiles,
Et nous pleurons encore en te reconnaissant.
L'improvisation de Agénor Altaroche
Des vers, à loi, rimeur intarissable ?
A toi des vers ? C'est un projet de fou !
C'est au désert jeter un grain de sable ;
Sur le rocher c'est poser un caillou.
N'ai-je pas vu ma muse trop rebelle
A mes désirs souvent se refuser ?
Or, pour parler ta langue maternelle,
Il faut improviser.
Improviser, c'est le premier mérite,
Le vrai trésor, l'inestimable bien,
En notre siècle où celui qui fait vite
A plus de prix que celui qui fait bien.
Heureux qui sait faire vite et bien faire !
Avec cet art à tout l'on peut viser.
De lui naquit ton succès populaire ;
Tu sus l'improviser !
Peu d'élus ont ce talent en partage.
Ils l'ignoraient, nos tuteurs des trois jours,
Oui, de juillet saisissant l'héritage,
Ont du torrent si bien réglé le cours.
Depuis qu'ils ont remis tout à sa place,
Si le pays n'est que plus divisé,
C'est qu'oubliant le précepte d'Horace,
Ils ont improvisé.
Un gros banquier qui ne prête qu'à douze,
A, l'an dernier, serré le doux lien.
Avant six mois, sa diligente épouse
Donne à l'Etat un petit citoyen.
Le financier d'abord éclate et peste ;
Puis il médite, et bientôt ravisé,
« Diable, dit-il, ma femme est un peu leste !
Aurais-je improvisé ? »
Si le secret de ton art poétique
Aux dieux du monde était du moins livré !
Société, mœurs, lois et politique,
Tout a besoin d'être régénéré.
Des exploitants en vain l'absurde foule
Nous dit : « Le temps peut seul organiser. »
— Badauds, arrière ! autour de vous tout croule.
Il faut improviser.
La chanson n'est pas morte de Agénor Altaroche
Un rimeur de couplets comiques,
De la folle et vive chanson
Aux oreilles académiques
A fait la funèbre oraison.
Ingrat, à peine à son aurore,
Au tombeau déjà tu l'attends !
La chanson n'est pas morte encore,
La chanson doit vivre longtemps !
« La chanson flagelle les traîtres
Et les pillards du bien d'autrui ;
Du peuple elle fronde les maîtres ;
Qu'aurait-elle à faire aujourd'hui ?...»
Ce beau programme qui l'honore
Lui promet des jours éclatants.
La chanson n'est pas morte encore,
La chanson doit vivre longtemps !
Dans sa mission vengeresse
N'est-il point de vitupérer
Ceux qui violent la promesse
Qu'on les vit eux-mêmes jurer ?
Oui, s'il faut qu'elle remémore
Leurs serments à nos exploitants,
La chanson n'est pas morte encore,
La chanson doit vivre longtemps !
La censure aux prudes alarmes
Veut, dans un étroit horizon,
Borner l'esprit par des gendarmes,
Des amendes et la prison.
Crois-tu que la rouille dévore
Les ciseaux de ses noirs Tristans ?
La chanson n'est pas morte encore,
La chanson doit vivre longtemps !
Et cette jeune et belle armée
Dont ils compriment la valeur ;
Une bourgade consumée
Suffit-elle à sa noble ardeur ?
Il faut au drapeau tricolore
Des triomphes plus méritants ;
La chanson n'est pas morte encore,
La chanson doit vivre longtemps !
Il faut bien que la chanson fronde,
Implacable comme un remord,
Certaine Thémis moribonde
Qui rêva des arrêts de mort.
Lorsqu'on livre à ce Minotaure,
De jeunes et forts combattants,
La chanson n'est pas morte encore,
La chanson doit vivre longtemps !
La muse que tu nous enterres
A-t-elle fini de compter
Les gros péchés des mandataires
Qui disent nous représenter ;
Les pots-de-vin dont se décore
La cave de tous nos traitants ?
La chanson n'est pas morte encore,
La chanson doit vivre longtemps.
Pour que la chanson vive, il reste
A ses traits plus d'un autre but.
Livre lui l'exorde modeste
Des orateurs de l'Institut.
Tout nouvel entrant y redore
Le faux galon des charlatans.
La chanson n'est pas morte encore,
La chanson doit vivre longtemps.
L'Enfer de Guillaume Apollinaire
Un homme a traversé le désert sans rien boire
Et parvient une nuit sur les bords de la mer
Il a plus soif encore à voir le flot amer
Cet homme est mon désir, la mer est ta victoire.
Tout habillé de bleu quand il a l'âme noire
Au pied d'une potence un beau masque prend l'air
Comme si de l'amour - ce pendu jaune et vert-
Je voulais que brûlât l'horrible main de gloire.
Le pendu, le beau masque et cet homme altéré
Descendent dans l'enfer que je creuse moi-même
Et l'enfer c'est toujours : Je voudrais qu'elle m'aime.
Et n'aurais-je jamais une chose à mon gré
Sinon l'amour, du moins une mort aussi belle.
Dis-moi, le savais-tu, que mon âme est mortelle ?
Elsa au miroir de Louis Aragon
C'était
au beau milieu de notre tragédie
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d'or Je croyais voir
Ses patientes mains calmer un incendie
C'était au beau milieu de notre tragédie
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d'or et j'aurais dit
C'était au beau milieu de notre tragédie
Qu'elle jouait un air de harpe sans y croire
Pendant tout ce long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d'or et j'aurais dit
Qu'elle martyrisait à plaisir sa mémoire
Pendant tout ce long jour assise à son miroir
À ranimer les fleurs sans fin de l'incendie
Sans dire ce qu'une autre à sa place aurait dit
Elle martyrisait à plaisir sa mémoire
C'était au beau milieu de notre tragédie
Le monde ressemblait à ce miroir maudit
Le peigne partageait les feux de cette moire
Et ces feux éclairaient des coins de ma mémoire
C'était un beau milieu de notre tragédie
Comme dans la semaine est assis le jeudi
Et pendant un long jour assise à sa mémoire
Elle voyait au loin mourir dans son miroir
Un à un les acteurs de notre tragédie
Et qui sont les meilleurs de ce monde maudit
Et vous savez leurs noms sans que je les aie dits
Et ce que signifient les flammes des longs soirs
Et ses cheveux dorés quand elle vient s'asseoir
Et peigner sans rien dire un reflet d'incendie
Le mauvais moine de Charles Baudelaire
Les cloîtres anciens sur leurs grandes murailles
Étalaient en tableaux la sainte vérité,
Dont l'effet, réchauffant les pieuses entrailles,
Tempérait la froideur de leur austérité.
En ces temps où du Christ florissaient les semailles,
Plus d'un illustre moine, aujourd'hui peu cité,
Prenant pour atelier le champ des funérailles,
Glorifiait la mort avec simplicité.
- Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite,
Depuis l'éternité je parcours et j'habite ;
Rien n'embellit les murs de ce cloître odieux.
Ô moine fainéant ! Quand saurai-je donc faire
Du spectacle vivant de ma triste misère
Le travail de mes mains et l'amour de mes yeux ?
Surgis de Eugène Emile Paul Grindel, dit Paul Eluard
Surgis d'une seule eau
Comme une jeune fille seule
Au milieu de ses robes nues
Comme une jeune fille nue
Au milieu des mains qui la prient
Je te salue
Je brûle d'une flamme nue
Je brûle de ce qu'elle éclaire
Surgis ma jeune revenante
Dans tes bras une île inconnue
Prendra la forme de ton corps
Ma souriante
Une île et la mer diminue
L'espace n'aurait qu'un frisson
Pour nous deux un seul horizon
Crois- moi surgis cerne ma vue
Donne la vie à tous mes rêves
Ouvre les yeux.
A celle qui est restée en France de Victor Hugo
Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange
Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d'ange,
Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi.
Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi,
Ce livre qui contient le spectre de ma vie,
Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie,
L'ombre et son ouragan, la rose et son pistil,
Ce livre azuré, triste, orageux, d'où sort-il ?
D'où sort le blême éclair qui déchire la brume ?
Depuis quatre ans, j'habite un tourbillon d'écume ;
Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j'écrivais ;
Car je suis paille au vent. Va ! dit l'esprit. Je vais.
Et, quand j'eus terminé ces pages, quand ce livre
Se mit à palpiter, à respirer, à vivre,
Une église des champs, que le lierre verdit,
Dont la tour sonne l'heure à mon néant, m'a dit :
Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte.
- Je le réclame, a dit la forêt inquiète ;
Et le doux pré fleuri m'a dit : - Donne-le-moi.
La mer, en le voyant frémir, m'a dit : - Pourquoi
Ne pas me le jeter, puisque c'est une voile !
- C'est à moi qu'appartient cet hymne, a dit l'étoile.
- Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents.
Et les oiseaux m'ont dit : - Vas-tu pas aux vivants
Offrir ce livre, éclos si loin de leurs querelles ?
Laisse-nous l'emporter dans nos nids sur nos ailes ! -
Mais le vent n'aura point mon livre, ô cieux profonds !
Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons,
Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ;
Ni la verte forêt qu'emplit un bruit de ruches ;
Ni l'église où le temps fait tourner son compas ;
Le pré ne l'aura pas, l'astre ne l'aura pas,
L'oiseau ne l'aura pas, qu'il soit aigle ou colombe,
Les nids ne l'auront pas ; je le donne à la tombe.
II
Autrefois, quand septembre en larmes revenait,
Je partais, je quittais tout ce qui me connaît,
Je m'évadais ; Paris s'effaçait ; rien, personne !
J'allais, je n'étais plus qu'une ombre qui frissonne,
Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler,
Sachant bien que j'irais où je devais aller ;
Hélas ! je n'aurais pu même dire : Je souffre !
Et, comme subissant l'attraction d'un gouffre,
Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais,
J'ignorais, je marchais devant moi, j'arrivais.
Ô souvenirs ! ô forme horrible des collines !
Et, pendant que la mère et la soeur, orphelines,
Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir
Avec l'avidité morne du désespoir ;
Puis j'allais au champ triste à côté de l'église ;
Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise,
L'oeil aux cieux, j'approchais ; l'accablement soutient ;
Les arbres murmuraient : C'est le père qui vient !
Les ronces écartaient leurs branches desséchées ;
Je marchais à travers les humbles croix penchées,
Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ;
Et je m'agenouillais au milieu des rameaux
Sur la pierre qu'on voit blanche dans la verdure.
Pourquoi donc dormais-tu d'une façon si dure
Que tu n'entendais pas lorsque je t'appelais ?
Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets,
Et disaient : Qu'est-ce donc que cet homme qui songe ?
Et le jour, et le soir, et l'ombre qui s'allonge,
Et Vénus, qui pour moi jadis étincela,
Tout avait disparu que j'étais encor là.
J'étais là, suppliant celui qui nous exauce ;
J'adorais, je laissais tomber sur cette fosse,
Hélas ! où j'avais vu s'évanouir mes cieux,
Tout mon coeur goutte à goutte en pleurs silencieux ;
J'effeuillais de la sauge et de la clématite ;
Je me la rappelais quand elle était petite,
Quand elle m'apportait des lys et des jasmins,
Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains,
Gaie, et riant d'avoir de l'encre à ses doigts roses ;
Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses,
Je fixais mon regard sur ces froids gazons verts,
Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers
La pierre du tombeau, comme une lueur d'âme !
Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame
Tintait dans le ciel triste et dans mon coeur saignant,
Rien ne me retenait, et j'allais ; maintenant,
Hélas !... - Ô fleuve ! ô bois ! vallons dont je fus l'hôte,
Elle sait, n'est-ce pas ? que ce n'est pas ma faute
Si, depuis ces quatre ans, pauvre coeur sans flambeau,
Je ne suis pas allé prier sur son tombeau !
III
Ainsi, ce noir chemin que je faisais, ce marbre
Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre,
Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher,
La nuit, que je voyais lentement approcher,
Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière,
Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cette pierre,
Ô mon Dieu, tout cela, c'était donc du bonheur !
Dis, qu'as-tu fait pendant tout ce temps-là ? - Seigneur,
Qu'a-t-elle fait ? - Vois-tu la vie en vos demeures ?
A quelle horloge d'ombre as-tu compté les heures ?
As-tu sans bruit parfois poussé l'autre endormi ?
Et t'es-tu, m'attendant, réveillée à demi ?
T'es-tu, pâle, accoudée à l'obscure fenêtre
De l'infini, cherchant dans l'ombre à reconnaître
Un passant, à travers le noir cercueil mal joint,
Attentive, écoutant si tu n'entendais point
Quelqu'un marcher vers toi dans l'éternité sombre ?
Et t'es-tu recouchée ainsi qu'un mât qui sombre,
En disant : Qu'est-ce donc ? mon père ne vient pas !
Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ?
Que de fois j'ai choisi, tout mouillés de rosée,
Des lys dans mon jardin, des lys dans ma pensée !
Que de fois j'ai cueilli de l'aubépine en fleur !
Que de fois j'ai, là-bas, cherché la tour d'Harfleur,
Murmurant : C'est demain que je pars ! et, stupide,
Je calculais le vent et la voile rapide,
Puis ma main s'ouvrait triste, et je disais : Tout fuit !
Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit !
Oh ! que de fois, sentant qu'elle devait m'attendre,
J'ai pris ce que j'avais dans le coeur de plus tendre
Pour en charger quelqu'un qui passerait par là !
Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l'appela ;
Quand je lui parle, hélas ! pourquoi les ferme-t-elle ?
Où serait donc le mal quand de l'ombre mortelle
L'amour violerait deux fois le noir secret,
Et quand, ce qu'un dieu fit, un père le ferait ?
IV
Que ce livre, du moins, obscur message, arrive,
Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive !
Qu'il y tombe, sanglot, soupir, larme d'amour !
Qu'il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour
Le baiser, la jeunesse, et l'aube, et la rosée,
Et le rire adoré de la fraîche épousée,
Et la joie, et mon coeur, qui n'est pas ressorti !
Qu'il soit le cri d'espoir qui n'a jamais menti,
Le chant du deuil, la voix du pâle adieu qui pleure,
Le rêve dont on sent l'aile qui nous effleure !
Qu'elle dise : Quelqu'un est là ; j'entends du bruit !
Qu'il soit comme le pas de mon âme en sa nuit !
Ce livre, légion tournoyante et sans nombre
D'oiseaux blancs dans l'aurore et d'oiseaux noirs dans l'ombre,
Ce vol de souvenirs fuyant à l'horizon,
Cet essaim que je lâche au seuil de ma prison,
Je vous le confie, air, souffles, nuée, espace !
Que ce fauve océan qui me parle à voix basse,
Lui soit clément, l'épargne et le laisse passer !
Et que le vent ait soin de n'en rien disperser,
Et jusqu'au froid caveau fidèlement apporte
Ce don mystérieux de l'absent à la morte !
Ô Dieu ! puisqu'en effet, dans ces sombres feuillets,
Dans ces strophes qu'au fond de vos cieux je cueillais,
Dans ces chants murmurés comme un épithalame
Pendant que vous tourniez les pages de mon âme,
Puisque j'ai, dans ce livre, enregistré mes jours,
Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds,
Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ;
Puisque vous ne voulez pas encor que je meure,
Et qu'il faut bien pourtant que j'aille lui parler ;
Puisque je sens le vent de l'infini souffler
Sur ce livre qu'emplit l'orage et le mystère ;
Puisque j'ai versé là toutes vos ombres, terre,
Humanité, douleur, dont je suis le passant ;
Puisque de mon esprit, de mon coeur, de mon sang,
J'ai fait l'âcre parfum de ces versets funèbres,
Va-t'en, livre, à l'azur, à travers les ténèbres !
Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit !
Oui, qu'il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit,
Comme une feuille d'arbre ou comme une âme d'homme !
Qu'il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme !
Qu'il tombe au plus profond du sépulcre hagard,
A côté d'elle, ô mort ! et que là, le regard,
Près de l'ange qui dort, lumineux et sublime,
Le voie épanoui, sombre fleur de l'abîme !
V
Ô doux commencements d'azur qui me trompiez,
Ô bonheurs ! je vous ai durement expiés !
J'ai le droit aujourd'hui d'être, quand la nuit tombe,
Un de ceux qui se font écouter de la tombe,
Et qui font, en parlant aux morts blêmes et seuls,
Remuer lentement les plis noirs des linceuls,
Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut les pierres,
Les grains dans les sillons, les ombres dans les bières,
La vague et la nuée, et devient une voix
De la nature, ainsi que la rumeur des bois.
Car voilà, n'est-ce pas, tombeaux ? bien des années,
Que je marche au milieu des croix infortunées,
Échevelé parmi les ifs et les cyprès,
L'âme au bord de la nuit, et m'approchant tout près,
Et que je vais, courbé sur le cercueil austère,
Questionnant le plomb, les clous, le ver de terre
Qui pour moi sort des yeux de la tête de mort,
Le squelette qui rit, le squelette qui mord,
Les mains aux doigts noueux, les crânes, les poussières,
Et les os des genoux qui savent des prières !
Hélas ! j'ai fouillé tout. J'ai voulu voir le fond.
Pourquoi le mal en nous avec le bien se fond,
J'ai voulu le savoir. J'ai dit : Que faut-il croire ?
J'ai creusé la lumière, et l'aurore, et la gloire,
L'enfant joyeux, la vierge et sa chaste frayeur,
Et l'amour, et la vie, et l'âme, - fossoyeur.
Qu'ai-je appris ? J'ai, pensif , tout saisi sans rien prendre ;
J'ai vu beaucoup de nuit et fait beaucoup de cendre.
Qui sommes-nous ? que veut dire ce mot : Toujours ?
J'ai tout enseveli, songes, espoirs, amours,
Dans la fosse que j'ai creusée en ma poitrine.
Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ?
Oh ! que ne suis-je encor le rêveur d'autrefois,
Qui s'égarait dans l'herbe, et les prés, et les bois,
Qui marchait souriant, le soir, quand le ciel brille,
Tenant la main petite et blanche de sa fille,
Et qui, joyeux, laissant luire le firmament,
Laissant l'enfant parler, se sentait lentement
Emplir de cet azur et de cette innocence !
Entre Dieu qui flamboie et l'ange qui l'encense,
J'ai vécu, j'ai lutté, sans crainte, sans remord.
Puis ma porte soudain s'ouvrit devant la mort,
Cette visite brusque et terrible de l'ombre.
Tu passes en laissant le vide et le décombre,
Ô spectre ! tu saisis mon ange et tu frappas.
Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas.
VI
Je ne puis plus reprendre aujourd'hui dans la plaine
Mon sentier d'autrefois qui descend vers la Seine ;
Je ne puis plus aller où j'allais ; je ne puis,
Pareil à la laveuse assise au bord du puits,
Que m'accouder au mur de l'éternel abîme ;
Paris m'est éclipsé par l'énorme Solime ;
La haute Notre-Dame à présent, qui me luit,
C'est l'ombre ayant deux tours, le silence et la nuit,
Et laissant des clartés trouer ses fatals voiles ;
Et je vois sur mon front un panthéon d'étoiles ;
Si j'appelle Rouen, Villequier, Caudebec,
Toute l'ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck !
Et, si je pars, m'arrête à la première lieue,
Et me dit: Tourne-toi vers l'immensité bleue !
Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos.
Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots !
A quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ?
Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ?
Où vas-tu de la sorte et machinalement ?
Ô songeur ! penche-toi sur l'être et l'élément !
Écoute la rumeur des âmes dans les ondes !
Contemple, s'il te faut de la cendre, les mondes ;
Cherche au moins la poussière immense, si tu veux
Mêler de la poussière à tes sombres cheveux,
Et regarde, en dehors de ton propre martyre,
Le grand néant, si c'est le néant qui t'attire !
Sois tout à ces soleils où tu remonteras !
Laisse là ton vil coin de terre. Tends les bras,
Ô proscrit de l'azur, vers les astres patries !
Revois-y refleurir tes aurores flétries ;
Deviens le grand oeil fixe ouvert sur le grand tout.
Penche-toi sur l'énigme où l'être se dissout,
Sur tout ce qui naît, vit, marche, s'éteint, succombe,
Sur tout le genre humain et sur toute la tombe !
Mais mon coeur toujours saigne et du même côté.
C'est en vain que les cieux, les nuits, l'éternité,
Veulent distraire une âme et calmer un atome.
Tout l'éblouissement des lumières du dôme
M'ôte-t-il une larme ? Ah ! l'étendue a beau
Me parler, me montrer l'universel tombeau,
Les soirs sereins, les bois rêveurs, la lune amie ;
J'écoute, et je reviens à la douce endormie.
VII
Des fleurs ! oh ! si j'avais des fleurs ! si Je pouvais
Aller semer des lys sur ces deux froids chevets !
Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle !
Les fleurs sont l'or, l'azur, l'émeraude, l'opale !
Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ;
Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher
Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes !
Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes,
Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir,
Puisqu'il nous fait lâcher ce qu'on croyait tenir,
Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde,
Sur la première porte en scelle une seconde,
Et, sur le père triste et sur l'enfant qui dort,
Ferme l'exil après avoir fermé la mort,
Puisqu'il est impossible à présent que je jette
Même un brin de bruyère à sa fosse muette,
C'est bien le moins qu'elle ait mon âme, n'est-ce pas ?
Ô vent noir dont j'entends sur mon plafond le pas !
Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle !
Mers, nuits ! et je l'ai mise en ce livre pour elle !
Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant
Que nous avons laissé derrière nous, rêvant.
Prends. Et, quoique de loin, reconnais ma voix, âme !
Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ;
Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ;
Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi.
Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume !
Qu'entre tes vagues mains il devienne fantôme !
Qu'il blanchisse, pareil à l'aube qui pâlit,
A mesure que l'oeil de mon ange le lit,
Et qu'il s'évanouisse, et flotte, et disparaisse,
Ainsi qu'un âtre obscur qu'un souffle errant caresse,
Ainsi qu'une lueur qu'on voit passer le soir,
Ainsi qu'un tourbillon de feu de l'encensoir,
Et que, sous ton regard éblouissant et sombre,
Chaque page s'en aille en étoiles dans l'ombre !
VIII
Oh ! quoi que nous fassions et quoi que nous disions,
Soit que notre âme plane au vent des visions,
Soit qu'elle se cramponne à l'argile natale,
Toujours nous arrivons à ta grotte fatale,
Gethsémani ! qu'éclaire une vague lueur !
Ô rocher de l'étrange et funèbre sueur !
Cave où l'esprit combat le destin ! ouverture
Sur les profonds effrois de la sombre nature !
Antre d'où le lion sort rêveur, en voyant
Quelqu'un de plus sinistre et de plus effrayant,
La douleur, entrer, pâle, amère, échevelée !
Ô chute ! asile ! ô seuil de la trouble vallée
D'où nous apercevons nos ans fuyants et courts,
Nos propres pas marqués dans la fange des jours,
L'échelle où le mal pèse et monte, spectre louche,
L'âpre frémissement de la palme farouche,
Les degrés noirs tirant en bas les blancs degrés,
Et les frissons aux fronts des anges effarés !
Toujours nous arrivons à cette solitude,
Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude !
Paix à l'ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez !
Êtres, groupes confus lentement transformés !
Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes !
Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes,
Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids,
Dormez ! dormez, brins d'herbe, et dormez, infinis !
Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse !
Silence sur la grande horreur religieuse,
Sur l'océan qui lutte et qui ronge son mors,
Et sur l'apaisement insondable des morts !
Paix à l'obscurité muette et redoutée,
Paix au doute effrayant, à l'immense ombre athée,
A toi, nature, cercle et centre, âme et milieu,
Fourmillement de tout, solitude de Dieu !
Ô générations aux brumeuses haleines,
Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines !
Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez !
Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés !
Tout est religion et rien n'est imposture.
Que sur toute existence et toute créature,
Vivant du souffle humain ou du souffle animal,
Debout au seuil du bien, croulante au bord du mal,
Tendre ou farouche, immonde ou splendide, humble ou grande,
La vaste paix des cieux de toutes parts descende !
Que les enfers dormants rêvent les paradis !
Assoupissez-vous, flots, mers, vents, âmes, tandis
Qu'assis sur la montagne en présence de l'Être,
Précipice où l'on voit pêle-mêle apparaître
Les créations, l'astre et l'homme, les essieux
De ces chars de soleil que nous nommons les cieux,
Les globes, fruits vermeils des divines ramées,
Les comètes d'argent dans un champ noir semées,
Larmes blanches du drap mortuaire des nuits,
Les chaos, les hivers, ces lugubres ennuis,
Pâle, ivre d'ignorance, ébloui de ténèbres,
Voyant dans l'infini s'écrire des algèbres,
Le contemplateur, triste et meurtri, mais serein,
Mesure le problème aux murailles d'airain,
Cherche à distinguer l'aube à travers les prodiges,
Se penche, frémissant, au puits des grands vertiges,
Suit de l'oeil des blancheurs qui passent, alcyons,
Et regarde, pensif, s'étoiler de rayons,
De clartés, de lueurs, vaguement enflammées,
Le gouffre monstrueux plein d'énormes fumées.
Guernesey, 2 novembre 1855, jour des morts.
Le Renard et le Bouc de Jean de La Fontaine
Capitaine renard allait de compagnie
Avec son ami bouc des plus haut encornés :
Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez ;
L'autre était passé maître en fait de tromperie.
La soif les obligea de descendre en un puits :
Là chacun d'eux se désaltère.
Après qu'abondamment tous deux en eurent pris,
Le renard dit au bouc : " Que ferons-nous, compère ?
Ce n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici.
Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi ;
Mets-les contre le mur : le long de ton échine
Je grimperai premièrement ;
Puis sur tes cornes m'élevant,
A l'aide de cette machine,
De ce lieu-ci je sortirai,
Après quoi je t'en tirerai.
- Par ma barbe, dit l'autre, il est bon ; et je loue
Les gens bien sensés comme toi.
Je n'aurais jamais, quant à moi,
Trouvé ce secret, je l'avoue. "
Le renard sort du puits, laisse son compagnon,
Et vous lui fait un beau sermon
Pour l'exhorter à patience.
" Si le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n'aurais pas, à la légère,
Descendu dans ce puits. Or adieu : j'en suis hors ;
Tâche de t'en tirer, et fais tous tes efforts ;
Car pour moi, j'ai certaine affaire
Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin. "
En toute chose il faut considérer la fin.
Le Renard et la Cigogne de Jean de La Fontaine
Compère le renard se mit un jour en frais,
Et retint à dîner commère la cigogne.
Le régal fut petit et sans beaucoup d'apprêts :
Le galand, pour toute besogne,
Avait un brouet clair ; il vivait chichement.
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette :
La cigogne au long bec n'en put attraper miette,
Et le drôle eut lapé le tout en un moment.
Pour se venger de cette tromperie,
A quelque temps de là, la cigogne le prie.
" Volontiers, lui dit-il ; car avec mes amis
Je ne fais point cérémonie. "
A l'heure dite, il courut au logis
De la cigogne son hôtesse ;
Loua très fort la politesse ;
Trouva le dîner cuit à point :
Bon appétit surtout ; renards n'en manquent point.
Il se réjouissait à l'odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu'il croyait friande.
On servit, pour l'embarrasser,
En un vase à long col et d'étroite embouchure.
Le bec de la cigogne y pouvait bien passer ;
Mais le museau du sire était d'autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un renard qu'une poule aurait pris,
Serrant la queue, et portant bas l'oreille.
Trompeurs, c'est pour vous que j'écris :
Attendez-vous à la pareille.
Belphégor de Jean de La Fontaine
De votre nom j’orne le frontispice
Des derniers vers que ma Muse a polis.
Puisse le tout ô charmante Philis,
Aller si loin que notre los franchisse
La nuit des temps: nous la saurons dompter
Moi par écrire, et vous par réciter.
Nos noms unis perceront l’ombre noire
Vous régnerez longtemps dans la mémoire,
Après avoir régné jusques ici
Dans les esprits, dans les cœurs même aussi.
Qui ne connaît l’inimitable actrice
Représentant ou Phèdre, ou Bérénice
Chimène en pleurs, ou Camille en fureur ?
Est-il quelqu’un que votre voix n’enchante ?
S’en trouve-t-il une autre aussi touchante ?
Une autre enfin allant si droit au cœur ?
N’attendez pas que je fasse l’éloge
De ce qu’en vous on trouve de parfait
Comme il n’est point de grâce qui n’y loge
Ce serait trop, je n’aurais jamais fait.
De mes Philis vous seriez la première.
Vous auriez eu mon âme toute entière
Si de mes vœux j’eusse plus présumé,
Mais en aimant qui ne veut être aimé?
Par des transports n’espérant pas vous plaire,
Je me suis dit seulement votre ami ;
De ceux qui sont amants plus d’à demi:
Et plût au sort que j’eusse pu mieux faire.
Ceci soit dit: venons à notre affaire.
Un jour Satan, monarque des enfers,
Faisait passer ses sujets en revue.
Là confondus tous les états divers,
Princes et rois, et la tourbe menue,
Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri,
Tant que Satan en était étourdi.
Il demandait en passant à chaque âme:
« Qui t’a jetée en l’éternelle flamme ? »
L’une disait: « Hélas c’est mon mari ; »
L’autre aussitôt répondait: «c’est ma femme. »
Tant et tant fut ce discours répété,
Qu’enfin Satan dit en plein consistoire :
«Si ces gens-ci disent la vérité
Il est aisé d’augmenter notre gloire.
Nous n’avons donc qu’à le vérifier.
Pour cet effet il nous faut envoyer
Quelque démon plein d’art et de prudence ;
Qui non content d’observer avec soin
Tous les hymens dont il sera témoin,
Y joigne aussi sa propre expérience. »
Le prince ayant proposé sa sentence,
Le noir sénat suivit tout d’une voix.
De Belphégor aussitôt on fit choix.
Ce diable était tout yeux et tout oreilles,
Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles,
Capable enfin de pénétrer dans tout,
Et de pousser l’examen jusqu’au bout.
Pour subvenir aux frais de l’entreprise,
On lui donna mainte et mainte remise,
Toutes à vue, et qu’en lieux différents
Il pût toucher par des correspondants.
Quant au surplus, les fortunes humaines,
Les biens, les maux, les plaisirs et les peines,
Bref ce qui suit notre condition,
Fut une annexe à sa légation.
Il se pouvait tirer d’affliction,
Par ses bons tours, et par son industrie,
Mais non mourir, ni revoir sa patrie,
Qu’il n’eût ici consumé certain temps :
Sa mission devait durer dix ans.
Le voilà donc qui traverse et qui passe
Ce que le Ciel voulut mettre d’espace
Entre ce monde et l’éternelle nuit;
Il n’en mit guère, un moment y conduit.
Notre démon s’établit à Florence,
Ville pour lors de luxe et de dépense.
Même il la crut propre pour le trafic.
Là sous le nom du seigneur Roderic,
Il se logea, meubla, comme un riche homme ;
Grosse maison, grand train, nombre de gens,
Anticipant tous les jours sur la somme
Qu’il ne devait consumer qu’en dix ans
On s’étonnait d’une telle bombance.
II tenait table, avait de tous côtés
Gens à ses frais, soit pour ses voluptés
Soit pour le faste et la magnificence.
L’un des plaisirs où plus il dépensa
Fut la louange : Apollon l’encensa
Car il est maître en l’art de flatterie.
Diable n’eut onc tant d’honneurs en sa vie.
Son cœur devint le but de tous les traits
Qu’Amour lançait: il n’était point de belle
Qui n’employât ce qu’elle avait d’attraits
Pour le gagner, tant sauvage fut-elle:
Car de trouver une seule rebelle,
Ce n’est la mode à gens de qui la main
Par les présents s’aplanit tout chemin.
C’est un ressort en tous desseins utile.
Je l’ai jà dit , et le redis encor
Je ne connais d’autre premier mobile
Dans l’univers, que l’argent et que l’or.
Notre envoyé cependant tenait compte
De chaque hymen, en journaux différents ;
L’un, des époux satisfaits et contents,
Si peu rempli que le diable en eut honte.
L’autre journal incontinent fut plein.
A Belphégor il ne restait enfin
Que d’éprouver la chose par lui-même.
Certaine fille à Florence était lors;
Belle, et bien faite, et peu d’autres trésors;
Noble d’ailleurs, mais d’un orgueil extrême;
Et d’autant plus que de quelque vertu
Un tel orgueil paraissait revêtu.
Pour Roderic on en fit la demande.
Le père dit que Madame Honnesta,
C’était son nom, avait eu jusque-là
Force partis; mais que parmi la bande
Il pourrait bien Roderic préférer,
Et demandait temps pour délibérer.
On en convient. Le poursuivant s’applique
A gagner celle ou ses vœux s’adressaient.
Fêtes et bals, sérénades, musique,
Cadeaux , festins, bien fort appetissaient
Altéraient fort le fonds de l’ambassade.
Il n’y plaint rien, en use en grand seigneur,
S’épuise en dons : l’autre se persuade
Qu’elle lui fait encor beaucoup d’honneur.
Conclusion, qu’après force prières,
Et des façons de toutes les manières,
Il eut un oui de Madame Honnesta.
Auparavant le notaire y passa:
Dont Belphégor se moquant en son âme:
Hé quoi, dit-il, on acquiert une femme
Comme un château ! ces gens ont tout gâté.
Il eut raison: ôtez d’entre les hommes
La simple foi, le meilleur est ôté.
Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes
Dans les procès en prenant le revers.
Les si, les cas, les contrats sont la porte
Par où la noise entra dans l’univers:
N’espérons pas que jamais elle en sorte.
Solennités et lois n’empêchent pas
Qu’avec l’Hymen Amour n’ait des débats
C’est le cœur seul qui peut rendre tranquille.
Le cœur fait tout, le reste est inutile.
Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états.
Chez les amis tout s’excuse, tout passe,;
Chez les amants tout plaît, tout est.
Chez les époux tout ennuie, et tout lasse.
Le devoir nuit, chacun est ainsi fait.
Mais, dira-t-on, n’est-il en nulles guises
D’heureux ménage ? après mûr examen,
J’appelle un bon, voire un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.
Sur ce point-là c’est assez raisonné.
Dès que chez lui le diable eut amené
Son épousée, il jugea par lui-même
Ce qu’est l’hymen avec un tel démon:
Toujours débats, toujours quelque sermon
Plein de sottise en un degré suprême.
Le bruit fut tel que Madame Honnesta
Plus d’une fois les voisins éveilla:
Plus d’une fois on courut à la noise
«Il lui fallait quelque simple bourgeoise,
Ce disait-elle, un petit trafiquant
Traiter ainsi les filles de mon rang !
Méritait-il femme si vertueuse?
Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse:
J’en ai regret, et si je faisais bien... »
Il n’est pas sûr qu’Honnesta ne fit rien:
Ces prudes-là nous en font bien accroire.
Nos deux époux, à ce que dit l’histoire,
Sans disputer n’étaient pas un moment.
Souvent leur guerre avait pour fondement
Le jeu, la jupe ou quelque ameublement,
D’été, d’hiver, d’entre-temps, bref un monde
D inventions propres à tout gâter.
Le pauvre diable eut lieu de regretter
De l autre enfer la demeure profonde.
Pour comble enfin Roderic épousa
La parente de Madame Honnesta,
Ayant sans cesse et le père, et la mère,
Et la grand’sœur, avec le petit frère,
De ses deniers mariant la grand’sœur,
Et du petit payant le précepteur.
Je n’ai pas dit la principale cause
De sa ruine infaillible accident ;
Et j’oubliais qu’il eût un intendant.
Un intendant ? qu’est-ce que cette chose ?
Je définis cet être, un animal
Qui comme on dit sait pécher en eau trouble,
Et plus le bien de son maître va mal,
Plus le sien croît, plus son profit redouble;
Tant qu’aisément lui-même achèterait
Ce qui de net au seigneur resterait:
Dont par raison bien et dûment déduite
On pourrait voir chaque chose réduite
En son état, s’il arrivait qu’un jour
L’autre devînt l’intendant à son tour,
Car regagnant ce qu’il eut étant maître,
Ils reprendraient tous deux leur premier être.
Le seul recours du pauvre Roderic,
Son seul espoir, était certain trafic
Qu’il prétendait devoir remplir sa bourse,
Espoir douteux, incertaine ressource.
Il était dit que tout serait fatal
A notre époux, ainsi tout alla mal.
Ses agents tels que la plupart des nôtres,
En abusaient: il perdit un vaisseau,
Et vit aller le commerce à vau-l’eau,
Trompe des uns, mal servi par les autres.
II emprunta. Quand ce vint à payer,
Et qu’à sa porte il vit le créancier,
Force lui fut d’esquiver par la fuite,
Gagnant les champs, où de l’âpre poursuite
Il se sauva chez un certain fermier,
En certain coin remparé de fumier.
Mais Matheo moyennant grosse somme
L’en fit sortir au premier mot qu’il dit.
C’était à Naple, il se transporte à Rome ;
Saisit un corps: Matheo l’en bannit,
Le chasse encore: autre somme nouvelle.
Trois fois enfin, toujours d’un corps femelle,
Remarquez bien, notre diable sortit.
Le roi de Naple avait lors une fille,
Honneur du sexe, espoir de sa famille ;
Maint jeune prince était son poursuivant.
Là d’Honnesta Belphégor se sauvant,
On ne le put tirer de cet asile.
II n’était bruit aux champs comme à la ville
Que d’un manant qui chassait les esprits.
Cent mille écus d’abord lui sont promis.
Bien affligé de manquer cette somme
(Car les trois fois l’empêchaient d’espérer
Que Belphégor se laissât conjurer)
Il la refuse: il se dit un pauvre homme,
Pauvre pécheur, qui sans savoir comment,
Sans dons du Ciel, par hasard seulement,
De quelques corps a chassé quelque diable,
Apparemment chétif, et misérable,
Et ne connaît celui-ci nullement.
Il beau dire; on le force, on l’amène,
On le menace, on lui dit que sous peine
D’être pendu, d’être mis haut et court
En un gibet, il faut que sa puissance
Se manifeste avant la fin du jour.
Dès l’heure même on vous met en présence
Notre démon et son conjurateur.
D’un tel combat le prince est spectateur.
Chacun y court; n’est fils de bonne mère
Qui pour le voir ne quitte toute affaire.
D’un côté sont le gibet et la hart,
Cent mille écus bien comptés d’autre part.
Matheo tremble, et lorgne la finance.
L’esprit malin voyant sa contenance
Riait sous cape, alléguait les trois fois;
Dont Matheo suait en son harnois,
Pressait, priait, conjurait avec larmes.
Le tout en vain: plus il est en alarmes,
Plus l’autre rit. Enfin le manant dit
Que sur ce diable il n’avait nul crédit.
On vous le happe, et mène à la potence.
Comme il allait haranguer l’assistance,
Nécessite lui suggéra ce tour:
Il dit tout bas qu’on battît le tambour,
Ce qui fut fait; de quoi l’esprit immonde
Un peu surpris au manant demanda:
«Pourquoi ce bruit ? coquin, qu’entends-je là?»
L’autre répond: «C’est Madame Honnesta
Qui vous réclame, et va par tout le monde
Cherchant l’époux que le Ciel lui donna. »
Incontinent le diable décampa,
S’enfuit au fond des enfers, et conta
Tout le succès qu’avait eu son voyage:
«Sire, dit-il, le nœud du mariage
Damne aussi dru qu’aucuns autres états.
Votre Grandeur voit tomber ici-bas
Non par flocons, mais menu comme pluie
Ceux que l’Hymen fait de sa confrérie
J’ai par moi-même examiné le cas.
Non que de soi la chose ne soit bonne
Elle eut jadis un plus heureux destin
Mais comme tout se corrompt à la fin
Plus beau fleuron n’est en votre couronne. »
Satan le crut: il fut récompensé
Encor qu’il eût son retour avancé
Car qu’eut-il fait ? ce n’était pas merveilles
Qu’ayant sans cesse un diable à ses oreilles,
Toujours le même, et toujours sur un ton,
Il fut contraint d’enfiler la venelle ;
Dans les enfers encore en change-t-on ;
L’autre peine est à mon sens plus cruelle.
Je voudrais voir quelque gens y durer
Elle eut à Job fait tourner la cervelle.
De tout ceci que prétends-je inférer ?
Premièrement je ne sais pire chose
Que de changer son logis en prison:
En second lieu si par quelque raison
Votre ascendant à l’hymen vous expose
N’épousez point d’Honnesta s’il se peut
N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.
Les poèmes
A B C D E F
G H I J K L
M N O P Q R
S T U V W X
Y Z
Les poètes
A B C D E F
G H I J K L
M N O P Q R
S T U V W X
Y Z