Poésie française
À VICTOR HUGO Tu l'as dit : C'en est fait ; ni fuite ni refuge Devant l'assaut prochain et furibond des flots. Ils avancent toujours. C'est sur ce mot, Déluge, Poète de malheur, que ton livre s'est clos. Mais comment osa-t-il échapper à ta bouche ? Ah ! pour le prononcer, même au dernier moment, Il fallait ton audace et ton ardeur farouche, Tant il est plein d'horreur et d'épouvantement. Vous êtes avertis : c'est une fin de monde Que ces flux, ces rumeurs, ces agitations. Nous n'en sommes encore qu'aux menaces de l'onde, À demain les fureurs et les destructions. Déjà depuis longtemps, saisis de terreurs vagues, Nous regardions la mer qui soulevait son sein, Et nous nous demandions : « Que veulent donc ces vagues ? On dirait qu'elles ont quelque horrible dessein. » Tu viens de le trahir ce secret lamentable ; Grâce à toi, nous savons à quoi nous en tenir. Oui, le Déluge est là, terrible, inévitable ; Ce n'est pas l'appeler que de le voir venir. Pourtant, nous l'avouerons, si toutes les colères De ce vaste océan qui s'agite et qui bout, N'allaient qu'à renverser quelques tours séculaires Que nous nous étonnions de voir encore debout, Monuments que le temps désagrège ou corrode, Et qui nous inspiraient une secrète horreur : Obstacles au progrès, missel usé, vieux code, Où se réfugiaient l'injustice et l'erreur, Des autels délabrés, des trônes en décombre Qui nous rétrécissaient à dessein l'horizon, Et dont les débris seuls projetaient assez d'ombre Pour retarder longtemps l'humaine floraison, Nous aurions à la mer déjà crié : « Courage ! Courage ! L'oeuvre est bon que ton onde accomplit. » Mais quoi ! ne renverser qu'un môle ou qu'un barrage ? Ce n'est pas pour si peu qu'elle sort de son lit. Ses flots, en s'élançant par-dessus toute cime, N'obéissent, hélas ! qu'à d'aveugles instincts. D'ailleurs, sachez-le bien, ces enfants de l'abîme, Pour venir de plus bas, n'en sont que plus hautains. Rien ne satisfera leur convoitise immense. Dire : « Abattez ceci, mais respectez cela, » N'amènerait en eux qu'un surcroît de démence ; On ne fait point sa part à cet Océan-là. Ce qu'il lui faut, c'est tout. Le même coup de houle Balaiera sous les yeux de l'homme épouvanté Le phare qui s'élève et le temple qui croule, Ce qui voilait le jour ou donnait la clarté, L'obscure sacristie et le laboratoire, Le droit nouveau, le droit divin et ses décrets, Le souterrain profond et le haut promontoire D'où nous avions déjà salué le Progrès. Tout cela ne fera qu'une ruine unique. Avenir et passé s'y vont amonceler. Oui, nous le proclamons, ton Déluge est inique : Il ne renversera qu'afin de niveler. Si nous devons bientôt, des bas-fonds en délire, Le voir s'avancer, fier de tant d'écroulements, Du moins nous n'aurons pas applaudi de la lyre Au triomphe futur d'ignobles éléments. Nous ne trouvons en nous que des accents funèbres, Depuis que nous savons l'affreux secret des flots. Nous voulions la lumière, ils feront les ténèbres ; Nous rêvions l'harmonie, et voici le chaos. Vieux monde, abîme-toi, disparais, noble arène Où jusqu'au bout l'Idée envoya ses lutteurs, Où le penseur lui-même, à sa voix souveraine, Pour combattre au besoin, descendait des hauteurs. Tu ne méritais pas, certes, un tel cataclysme, Toi si fertile encore, ô vieux sol enchanté ! D'où pour faire jaillir des sources d'héroïsme, Il suffisait d'un mot, Patrie ou Liberté ! Un océan fangeux va couvrir de ses lames Tes sillons où germaient de sublimes amours, Terrain cher et sacré, fait d'alluvions d'âmes, Et qui ne demandais qu'à t'exhausser toujours. Que penseront les cieux et que diront les astres, Quand leurs rayons en vain chercheront tes sommets, Et qu'ils assisteront d'en haut à tes désastres, Eux qui croyaient pouvoir te sourire à jamais ? De quel œil verront-ils, du fond des mers sans borne, À la place où jadis s'étalaient tes splendeurs, Émerger brusquement dans leur nudité morne, Des continents nouveaux sans verdure et sans fleurs ? Ah ! si l'attraction à la céleste voûte Par de fermes liens ne les attachait pas, Ils tomberaient du ciel ou changeraient de route, Plutôt que d'éclairer un pareil ici-bas. Nous que rien ne retient, nous, artistes qu'enivre L'Idéal qu'ardemment poursuit notre désir, Du moins nous n'aurons point la douleur de survivre Au monde où nous avions espéré le saisir. Nous serons les premiers que les vents et que l'onde Emporteront brisés en balayant nos bords. Dans les gouffres ouverts d'une mer furibonde, N'ayant pu les sauver, nous suivrons nos trésors. Après tout, quand viendra l'heure horrible et fatale, En plein déchaînement d'aveugles appétits, Sous ces flots gros de haine et de rage brutale, Les moins à plaindre encore seront les engloutis.
Endymion s'endort sur le mont solitaire, Lui que Phœbé la nuit visite avec mystère, Qu'elle adore en secret, un enfant, un pasteur. Il est timide et fier, il est discret comme elle ; Un charme grave au choix d'une amante immortelle A désigné son front rêveur. C'est lui qu'elle cherchait sur la vaste bruyère Quand, sortant du nuage où tremblait sa lumière, Elle jetait au loin un regard calme et pur, Quand elle abandonnait jusqu'à son dernier voile, Tandis qu'à ses côtés une pensive étoile Scintillait dans l'éther obscur. Ô Phœbé ! le vallon, les bois et la colline Dorment enveloppés dans ta pâleur divine ; À peine au pied des monts flotte un léger brouillard. Si l'air a des soupirs, ils ne sont point sensibles ; Le lac dans le lointain berce ses eaux paisibles Qui s'argentent sous ton regard. Non, ton amour n'a pas cette ardeur qui consume. Si quelquefois, le soir, quand ton flambeau s'allume, Ton amant te contemple avant de s'endormir, Nul éclat qui l'aveugle, aucun feu qui l'embrase ; Rien ne trouble sa paix ni son heureuse extase ; Tu l'éclaires sans l'éblouir. Tu n'as pour le baiser que ton rayon timide, Qui vers lui mollement glisse dans l'air humide, Et sur sa lèvre pâle expire sans témoin. Jamais le beau pasteur, objet de ta tendresse, Ne te rendra, Phœbé, ta furtive caresse, Qu'il reçoit, mais qu'il ne sent point. Il va dormir ainsi sous la voûte étoilée Jusqu'à l'heure où la nuit, frissonnante et voilée, Disparaîtra des cieux t'entraînant sur ses pas. Peut-être en s'éveillant te verra-t-il encore Qui, t'effaçant devant les rougeurs de l'aurore, Dans ta fuite lui souriras.
Frappe encor, Jupiter, accable-moi, mutile L'ennemi terrassé que tu sais impuissant ! Écraser n'est pas vaincre, et ta foudre inutile S'éteindra dans mon sang, Avant d'avoir dompté l'héroïque pensée Qui fait du vieux Titan un révolté divin ; C'est elle qui te brave, et ta rage insensée N'a cloué sur ces monts qu'un simulacre vain. Tes coups n'auront porté que sur un peu d'argile ; Libre dans les liens de cette chair fragile, L'âme de Prométhée échappe à ta fureur. Sous l'ongle du vautour qui sans fin me dévore, Un invisible amour fait palpiter encore Les lambeaux de mon cœur. Si ces pics désolés que la tempête assiège Ont vu couler parfois sur leur manteau de neige Des larmes que mes yeux ne pouvaient retenir, Vous le savez, rochers, immuables murailles Que d'horreur cependant je sentais tressaillir, La source de mes pleurs était dans mes entrailles ; C'est la compassion qui les a fait jaillir. Ce n'était point assez de mon propre martyre ; Ces flancs ouverts, ce sein qu'un bras divin déchire Est rempli de pitié pour d'autres malheureux. Je les vois engager une lutte éternelle ; L'image horrible est là ; j'ai devant la prunelle La vision des maux qui vont fondre sur eux. Ce spectacle navrant m'obsède et m'exaspère. Supplice intolérable et toujours renaissant, Mon vrai, mon seul vautour, c'est la pensée amère Que rien n'arrachera ces germes de misére Que ta haine a semés dans leur chair et leur sang. Pourtant, ô Jupiter, l'homme est ta créature ; C'est toi qui l'as conçu, c'est toi qui l'as formé, Cet être déplorable, infirme, désarmé, Pour qui tout est danger, épouvante, torture, Qui, dans le cercle étroit de ses jours enfermé, Étouffe et se débat, se blesse et se lamente. Ah ! quand tu le jetas sur la terre inclémente, Tu savais quels fléaux l'y devaient assaillir, Qu'on lui disputerait sa place et sa pâture, Qu'un souffle l'abattrait, que l'aveugle Nature Dans son indifférence allait l'ensevelir. Je l'ai trouvé blotti sous quelque roche humide, Ou rampant dans les bois, spectre hâve et timide Qui n'entendait partout que gronder et rugir, Seul affamé, seul triste au grand banquet des êtres, Du fond des eaux, du sein des profondeurs champêtres Tremblant toujours de voir un ennemi surgir. Mais quoi ! sur cet objet de ta haine immortelle, Imprudent que j'étais, je me suis attendri ; J'allumai la pensée et jetai l'étincelle Dans cet obscur limon dont tu l'avais pétri. Il n'était qu'ébauché, j'achevai ton ouvrage. Plein d'espoir et d'audace, en mes vastes desseins J'aurais sans hésiter mis les cieux au pillage, Pour le doter après du fruit de mes larcins. Je t'ai ravi le feu ; de conquête en conquête J'arrachais de tes mains ton sceptre révéré. Grand Dieu ! ta foudre à temps éclata sur ma tête ; Encore un attentat, l'homme était délivré ! La voici donc ma faute, exécrable et sublime. Compatir, quel forfait ! Se dévouer, quel crime ! Quoi ! j'aurais, impuni, défiant tes rigueurs, Ouvert aux opprimés mes bras libérateurs ? Insensé ! m'être ému quand la pitié s'expie ! Pourtant c'est Prométhée, oui, c'est ce même impie Qui naguère t'aidait à vaincre les Titans. J'étais à tes côtés dans l'ardente mêlée ; Tandis que mes conseils guidaient les combattants, Mes coups faisaient trembler la demeure étoilée. Il s'agissait pour moi du sort de l'univers : Je voulais en finir avec les dieux pervers. Ton règne allait m'ouvrir cette ère pacifique Que mon cœur transporté saluait de ses vœux. En son cours éthéré le soleil magnifique N'aurait plus éclairé que des êtres heureux. La Terreur s'enfuyait en écartant les ombres Qui voilaient ton sourire ineffable et clément, Et le réseau d'airain des Nécessités sombres Se brisait de lui-même aux pieds d'un maître aimant. Tout était joie, amour, essor, efflorescence ; Lui-même Dieu n'était que le rayonnement De la toute-bonté dans la toute-puissance. O mes désirs trompés ! O songe évanoui ! Des splendeurs d'un tel rêve, encor l'œil ébloui, Me retrouver devant l'iniquité céleste. Devant un Dieu jaloux qui frappe et qui déteste, Et dans mon désespoir me dire avec horreur : « Celui qui pouvait tout a voulu la douleur ! » Mais ne t'abuse point ! Sur ce roc solitaire Tu ne me verras pas succomber en entier. Un esprit de révolte a transformé la terre, Et j'ai dès aujourd'hui choisi mon héritier. Il poursuivra mon œuvre en marchant sur ma trace, Né qu'il est comme moi pour tenter et souffrir. Aux humains affranchis je lègue mon audace, Héritage sacré qui ne peut plus périr. La raison s'affermit, le doute est prêt à naître. Enhardis à ce point d'interroger leur maître, Des mortels devant eux oseront te citer : Pourquoi leurs maux ? Pourquoi ton caprice et ta haine ? Oui, ton juge t'attend, - la conscience humaine ; Elle ne peut t'absoudre et va te rejeter. Le voilà, ce vengeur promis à ma détresse ! Ah ! quel souffle épuré d'amour et d'allégresse En traversant le monde enivrera mon cœur Le jour où, moins hardie encor que magnanime, Au lieu de l'accuser, ton auguste victime Niera son oppresseur ! Délivré de la Foi comme d'un mauvais rêve, L'homme répudiera les tyrans immortels, Et n'ira plus, en proie à des terreurs sans trêve, Se courber lâchement au pied de tes autels. Las de le trouver sourd, il croira le ciel vide. Jetant sur toi son voile éternel et splendide, La Nature déjà te cache à son regard ; Il ne découvrira dans l'univers sans borne, Pour tout Dieu désormais, qu'un couple aveugle et morne, La Force et le Hasard. Montre-toi, Jupiter, éclate alors, fulmine, Contre ce fugitif à ton joug échappé ! Refusant dans ses maux de voir ta main divine, Par un pouvoir fatal il se dira frappé. Il tombera sans peur, sans plainte, sans prière ; Et quand tu donnerais ton aigle et ton tonnerre Pour l'entendre pousser, au fort de son tourment, Un seul cri qui t'atteste, une injure, un blasphème, Il restera muet : ce silence suprême Sera ton châtiment. Tu n'auras plus que moi dans ton immense empire Pour croire encore en toi, funeste Déité. Plutôt nier le jour ou l'air que je respire Que ta puissance inique et que ta cruauté. Perdu dans cet azur, sur ces hauteurs sublimes, Ah ! j'ai vu de trop près tes fureurs et tes crimes ; J'ai sous tes coups déjà trop souffert, trop saigné ; Le doute est impossible à mon cœur indigné. Oui ! tandis que du Mal, œuvre de ta colère, Renonçant désormais à sonder le mystère, L'esprit humain ailleurs portera son flambeau, Seul je saurai le mot de cette énigme obscure, Et j'aurai reconnu, pour comble de torture, Un Dieu dans mon bourreau.
Il s’ouvre par delà toute science humaine Un vide dont la Foi fut prompte à s’emparer. De cet abîme obscur elle a fait son domaine ; En s’y précipitant elle a cru l’éclairer. Eh bien ! nous t’expulsons de tes divins royaumes, Dominatrice ardente, et l’instant est venu : Tu ne vas plus savoir où loger tes fantômes ; Nous fermons l’Inconnu. Mais ton triomphateur expiera ta défaite. L’homme déjà se trouble, et, vainqueur éperdu, Il se sent ruiné par sa propre conquête : En te dépossédant nous avons tout perdu. Nous restons sans espoir, sans recours, sans asile, Tandis qu’obstinément le Désir qu’on exile Revient errer autour du gouffre défendu.
Quand le vieux Gœthe un jour cria : « De la lumière ! » Contre l'obscurité luttant avec effort, Ah ! Lui du moins déjà sentait sur sa paupière Peser le voile de la mort. Nous, pour le proférer ce même cri terrible, Nous avons devancé les affres du trépas ; Notre œil perçoit encore, oui ! Mais, supplice horrible ! C'est notre esprit qui ne voit pas. Il tâtonne au hasard depuis des jours sans nombre, A chaque pas qu'il fait forcé de s'arrêter ; Et, bien loin de percer cet épais réseau d'ombre, Il peut à peine l'écarter. Parfois son désespoir confine à la démence. Il s'agite, il s'égare au sein de l'Inconnu, Tout prêt à se jeter, dans son angoisse immense, Sur le premier flambeau venu. La Foi lui tend le sien en lui disant : « J'éclaire ! Tu trouveras en moi la fin de tes tourments. » Mais lui, la repoussant du geste avec colère, A déjà répondu : « Tu mens ! » « Ton prétendu flambeau n'a jamais sur la terre Apporté qu'un surcroît d'ombre et de cécité ; Mais réponds-nous d'abord : est-ce avec ton mystère Que tu feras de la clarté ? » La Science à son tour s'avance et nous appelle. Ce ne sont entre nous que veilles et labeurs. Eh bien ! Tous nos efforts à sa torche immortelle N'ont arraché que les lueurs. Sans doute elle a rendu nos ombres moins funèbres ; Un peu de jour s'est fait où ses rayons portaient ; Mais son pouvoir ne va qu'à chasser des ténèbres Les fantômes qui les hantaient. Et l'homme est là, devant une obscurité vide, Sans guide désormais, et tout au désespoir De n'avoir pu forcer, en sa poursuite avide, L'Invisible à se laisser voir. Rien ne le guérira du mal qui le possède ; Dans son âme et son sang il est enraciné, Et le rêve divin de la lumière obsède A jamais cet aveugle-né. Qu'on ne lui parle pas de quitter sa torture. S'il en souffre, il en vit ; c'est là son élément ; Et vous n'obtiendrez pas de cette créature Qu'elle renonce à son tourment. De la lumière donc ! Bien que ce mot n'exprime Qu'un désir sans espoir qui va s'exaspérant. A force d'être en vain poussé, ce cri sublime Devient de plus en plus navrant. Et, quand il s'éteindra, le vieux Soleil lui-même Frissonnera d'horreur dans son obscurité, En l'entendant sortir, comme un adieu suprême, Des lèvres de l'Humanité
Sur le seuil des enfers Eurydice éplorée S'évaporait légère, et cette ombre adorée À son époux en vain dans un suprême effort Avait tendu les bras. Vers la nuit éternelle, Par delà les flots noirs le Destin la rappelle ; Déjà la barque triste a gagné l'autre bord. Tout entier aux regrets de sa perte fatale, Orphée erra longtemps sur la rive infernale. Sa voix du nom chéri remplit ces lieux déserts. Il repoussait du chant la douceur et les charmes ; Mais, sans qu'il la touchât, sa lyre sous ses larmes Rendait un son plaintif qui mourait dans les airs. Enfin, las d'y gémir, il quitta ce rivage Témoin de son malheur. Dans la Thrace sauvage Il s'arrête, et là, seul, secouant la torpeur Où le désespoir sombre endormait son génie, Il laissa s'épancher sa tristesse infinie En de navrants accords arrachés à son coeur. Ce fut le premier chant de la douleur humaine Que ce cri d'un époux et que sa plainte vaine ; La parole et la lyre étaient des dons récents. Alors la poésie émue et colorée Voltigeait sans effort sur la lèvre inspirée Dans la grâce et l'ampleur de ses jeunes accents. Des sons harmonieux telle fut la puissance Qu'elle adoucit bientôt cette amère souffrance ; Un sanglot moins profond sort de ce sein brisé. La Muse d'un sourire a calmé le poète ; Il sent, tandis qu'il chante, une vertu secrète Descendre lentement dans son coeur apaisé. Et tout à coup sa voix qu'attendrissent encore Les larmes qu'il versa, prend un accent sonore. Son chant devient plus pur ; grave et mélodieux, Il célèbre à la fois dans son élan lyrique L'Hyménée et l'Amour, ce beau couple pudique Qui marche heureux et fier sous le regard des Dieux. Il les peint dans leur force et dans la confiance De leurs voeux éternels. Sur le Temps qui s'avance Ils ont leurs yeux fixés que nul pleur n'a ternis. Leur présence autour d'eux répand un charme austère ; Mais ces enfants du ciel descendus sur la terre Ne sont vraiment divins que quand ils sont unis. Oui, si quelque erreur triste un moment les sépare, Dans leurs sentiers divers bientôt chacun s'égare. Leur pied mal affermi trébuche à tout moment. La Pudeur se détourne et les Grâces décentes, Qui les suivaient, formant des danses innocentes, Ont à l'instant senti rougir leur front charmant. Eux seuls en l'enchantant font à l'homme éphémère Oublier ses destins. Leur main douce et légère Le soutient dans la vie et le guide au tombeau. Si les temps sont mauvais et si l'horizon semble S'assombrir devant eux, ils l'éclairent ensemble, Appuyés l'un sur l'autre et n'ayant qu'un flambeau. Pour mieux entendre Orphée, au sein de la nature Tout se taisait ; les vents arrêtaient leur murmure. Même les habitants de l'Olympe éthéré Oubliaient le nectar ; devant leur coupe vide Ils écoutaient charmés, et d'une oreille avide, Monter vers eux la voix du mortel inspiré. Ces deux divinités que chantait l'hymne antique N'ont rien perdu pour nous de leur beauté pudique ; Leur front est toujours jeune et serein. Dans leurs yeux L'immortelle douceur de leur âme respire. Calme et pur, le bonheur fleurit sous leur sourire ; Un parfum sur leurs pas trahit encor les Dieux. Bien des siècles ont fui depuis l'heure lointaine Où la Thrace entendit ce chant ; sur l'âme humaine Plus d'un souffle a passé; mais l'homme sent toujours Battre le même coeur au fond de sa poitrine. Gardons-nous d'y flétrir la fleur chaste et divine De l'amour dans l'hymen éclose aux anciens jours. L'âge est triste ; il pressent quelque prochaine crise. Déjà plus d'un lien se relâche ou se brise. On se trouble, on attend. Vers un but ignoré Lorsque l'orage est là qui bientôt nous emporte, Ah ! pressons, s'il se peut, d'une étreinte plus forte Un coeur contre le nôtre, et dans un noeud sacré.
19 juin 1837Accourez vite à nos splendides fêtes ! Ici banquets, là concert, ailleurs bal. Les diamants rayonnent sur les têtes, Le vin rougit les coupes de cristal. Ce luxe altier qui partout se déroule, Le peuple va le payer en gros sous. Municipaux, au loin chassez la foule. Amusons-nous !Quel beau festin ! mets précieux et rares, Dont à prix d'or on eut chaque morceau, Vins marchandés aux crus les plus avares Et que le temps a scellés de son sceau... Quel est ce bruit ?... - Rien, c'est un prolétaire Qui meurt de faim à quelques pas de vous. - Un homme mort ?... C'est fâcheux ! Qu'on l'enterre. Enivrons-nous !Voici des fruits qu'à l'automne Vole à grand frais l'été pour ces repas :Là, c'est l'Aï dont la mousse écumeuse Suit le bouchon qui saute avec fracas... Qu'est-ce ?... un pétard que la rage éternelle Des factieux ? - Non, non, rassurez-vous !Un commerçant se brûle la cervelle... Enivrons-nous !Duprez commence... Ô suaves merveilles ! Gais conviés, désertez vos couverts. C'est maintenant le bouquet des oreilles ; On va chanter pour mille écus de vers. Quel air plaintif vient jusqu'en cette enceinte ?... Garde, alerte ! En prison traînez tous Ce mendiant qui chante une complainte... Enivrons-nous !Femmes, au bal ! La danse vous appelle ; Des violons entendez les accords. Mais une voix d'en haut nous interpelle .Tremblez ! tremblez ! vous dansez sur les morts Ce sol maudit que votre valse frôle, Le fossoyeur le foulait avant nous... Tant mieux ! la terre est sous nos pieds plus molle. Trémoussez-vous !Chassons bien loin cette lugubre image Qui du plaisir vient arrêter l'essor. Déjà pâlit sous un autre nuage Notre horizon de parures et d'or. C'est Waterloo... Pardieu, que nous importe ! Quand l'étranger eut tiré les verroux, On nous a vu entrer par cette porte... Trémoussez-vous !Çà, notre fête est brillante peut-être ? Elle a coûté neuf cent vingt mille francs. Qu'en reste-t-il ? Rien... sur une fenêtre, Au point du jour, des lampions mourants. Quand le soleil éclairera l'espace, Cent mobiliers seront vendus dessous. Vite, aux recors, calèches, faites place... Éloignons-nous !
Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse, Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer, Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse, Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ; Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, Où des anges charmants, avec un doux souris Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ; Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, Et d'un grand crucifix décoré seulement, Où la prière en pleurs s'exhale des ordures, Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement ; Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des hercules Se mêler à des Christs, et se lever tout droits Des fantômes puissants qui dans les crépuscules Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ; Colères de boxeur, impudences de faune, Toi qui sus ramasser la beauté des goujats, Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune, Puget, mélancolique empereur des forçats ; Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres, Comme des papillons, errent en flamboyant, Décors frais et légers éclairés par des lustres Qui versent la folie à ce bal tournoyant ; Goya, cauchemar plein de choses inconnues, De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats, De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues, Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ; Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent, comme un soupir étouffé de Weber ; Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes ; C'est pour les cœurs mortels un divin opium ! C'est un cri répété par mille sentinelles, Un ordre renvoyé par mille porte-voix ; C'est un phare allumé sur mille citadelles, Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois ! Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité !
Statue allégorique dans le goût de la Renaissance À Ernest Christophe, statuaire. Contemplons ce trésor de grâces florentines ; Dans l'ondulation de ce corps musculeux L'élégance et la force abondent, sœurs divines. Cette femme, morceau vraiment miraculeux, Divinement robuste, adorablement mince, Est faite pour trôner sur des lits somptueux, Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince. - Aussi, vois ce souris fin et voluptueux Où la fatuité promène son extase ; Ce long regard sournois, langoureux et moqueur ; Ce visage mignard, tout encadré de gaze, Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur : La volupté m'appelle et l'amour me couronne ! À cet être doué de tant de majesté Vois quel charme excitant la gentillesse donne ! Approchons, et tournons autour de sa beauté. Ô blasphème de l'art ! Ô surprise fatale ! La femme au corps divin, promettant le bonheur, Par le haut se termine en monstre bicéphale ! Mais non ! Ce n'est qu'un masque, un décor suborneur, Ce visage éclairé d'une exquise grimace, Et, regarde, voici, crispée atrocement, La véritable tête, et la sincère face Renversée à l'abri de la face qui ment. Pauvre grande beauté ! Le magnifique fleuve De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux ; Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuve Aux flots que la douleur fait jaillir de tes yeux ! - Mais pourquoi pleure-t-elle ? Elle, beauté parfaite Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu, Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète ? - Elle pleure, insensé, parce qu'elle a vécu ! Et parce qu'elle vit ! Mais ce qu'elle déplore Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux, C'est que demain, hélas ! Il faudra vivre encore ! Demain, après-demain et toujours ! - comme nous !
Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima? Il cherche son pareil dans le voeu des regards. L'espace qu'il parcourt est ma fidélité. Il dessine l'espoir et léger l'éconduit. Il est prépondérant sans qu'il y prenne part. Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s'inscrit son essor, Ma liberté le creuse. Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima et L'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas?
Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d'ange, Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi. Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi, Ce livre qui contient le spectre de ma vie, Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie, L'ombre et son ouragan, la rose et son pistil, Ce livre azuré, triste, orageux, d'où sort-il ? D'où sort le blême éclair qui déchire la brume ? Depuis quatre ans, j'habite un tourbillon d'écume ; Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j'écrivais ; Car je suis paille au vent. Va ! dit l'esprit. Je vais. Et, quand j'eus terminé ces pages, quand ce livre Se mit à palpiter, à respirer, à vivre, Une église des champs, que le lierre verdit, Dont la tour sonne l'heure à mon néant, m'a dit : Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte. - Je le réclame, a dit la forêt inquiète ; Et le doux pré fleuri m'a dit : - Donne-le-moi. La mer, en le voyant frémir, m'a dit : - Pourquoi Ne pas me le jeter, puisque c'est une voile ! - C'est à moi qu'appartient cet hymne, a dit l'étoile. - Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents. Et les oiseaux m'ont dit : - Vas-tu pas aux vivants Offrir ce livre, éclos si loin de leurs querelles ? Laisse-nous l'emporter dans nos nids sur nos ailes ! - Mais le vent n'aura point mon livre, ô cieux profonds ! Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons, Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ; Ni la verte forêt qu'emplit un bruit de ruches ; Ni l'église où le temps fait tourner son compas ; Le pré ne l'aura pas, l'astre ne l'aura pas, L'oiseau ne l'aura pas, qu'il soit aigle ou colombe, Les nids ne l'auront pas ; je le donne à la tombe. II Autrefois, quand septembre en larmes revenait, Je partais, je quittais tout ce qui me connaît, Je m'évadais ; Paris s'effaçait ; rien, personne ! J'allais, je n'étais plus qu'une ombre qui frissonne, Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler, Sachant bien que j'irais où je devais aller ; Hélas ! je n'aurais pu même dire : Je souffre ! Et, comme subissant l'attraction d'un gouffre, Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais, J'ignorais, je marchais devant moi, j'arrivais. Ô souvenirs ! ô forme horrible des collines ! Et, pendant que la mère et la soeur, orphelines, Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir Avec l'avidité morne du désespoir ; Puis j'allais au champ triste à côté de l'église ; Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise, L'oeil aux cieux, j'approchais ; l'accablement soutient ; Les arbres murmuraient : C'est le père qui vient ! Les ronces écartaient leurs branches desséchées ; Je marchais à travers les humbles croix penchées, Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ; Et je m'agenouillais au milieu des rameaux Sur la pierre qu'on voit blanche dans la verdure. Pourquoi donc dormais-tu d'une façon si dure Que tu n'entendais pas lorsque je t'appelais ? Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets, Et disaient : Qu'est-ce donc que cet homme qui songe ? Et le jour, et le soir, et l'ombre qui s'allonge, Et Vénus, qui pour moi jadis étincela, Tout avait disparu que j'étais encor là. J'étais là, suppliant celui qui nous exauce ; J'adorais, je laissais tomber sur cette fosse, Hélas ! où j'avais vu s'évanouir mes cieux, Tout mon coeur goutte à goutte en pleurs silencieux ; J'effeuillais de la sauge et de la clématite ; Je me la rappelais quand elle était petite, Quand elle m'apportait des lys et des jasmins, Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains, Gaie, et riant d'avoir de l'encre à ses doigts roses ; Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses, Je fixais mon regard sur ces froids gazons verts, Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers La pierre du tombeau, comme une lueur d'âme ! Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame Tintait dans le ciel triste et dans mon coeur saignant, Rien ne me retenait, et j'allais ; maintenant, Hélas !... - Ô fleuve ! ô bois ! vallons dont je fus l'hôte, Elle sait, n'est-ce pas ? que ce n'est pas ma faute Si, depuis ces quatre ans, pauvre coeur sans flambeau, Je ne suis pas allé prier sur son tombeau ! III Ainsi, ce noir chemin que je faisais, ce marbre Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre, Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher, La nuit, que je voyais lentement approcher, Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière, Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cette pierre, Ô mon Dieu, tout cela, c'était donc du bonheur ! Dis, qu'as-tu fait pendant tout ce temps-là ? - Seigneur, Qu'a-t-elle fait ? - Vois-tu la vie en vos demeures ? A quelle horloge d'ombre as-tu compté les heures ? As-tu sans bruit parfois poussé l'autre endormi ? Et t'es-tu, m'attendant, réveillée à demi ? T'es-tu, pâle, accoudée à l'obscure fenêtre De l'infini, cherchant dans l'ombre à reconnaître Un passant, à travers le noir cercueil mal joint, Attentive, écoutant si tu n'entendais point Quelqu'un marcher vers toi dans l'éternité sombre ? Et t'es-tu recouchée ainsi qu'un mât qui sombre, En disant : Qu'est-ce donc ? mon père ne vient pas ! Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ? Que de fois j'ai choisi, tout mouillés de rosée, Des lys dans mon jardin, des lys dans ma pensée ! Que de fois j'ai cueilli de l'aubépine en fleur ! Que de fois j'ai, là-bas, cherché la tour d'Harfleur, Murmurant : C'est demain que je pars ! et, stupide, Je calculais le vent et la voile rapide, Puis ma main s'ouvrait triste, et je disais : Tout fuit ! Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit ! Oh ! que de fois, sentant qu'elle devait m'attendre, J'ai pris ce que j'avais dans le coeur de plus tendre Pour en charger quelqu'un qui passerait par là ! Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l'appela ; Quand je lui parle, hélas ! pourquoi les ferme-t-elle ? Où serait donc le mal quand de l'ombre mortelle L'amour violerait deux fois le noir secret, Et quand, ce qu'un dieu fit, un père le ferait ? IV Que ce livre, du moins, obscur message, arrive, Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive ! Qu'il y tombe, sanglot, soupir, larme d'amour ! Qu'il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour Le baiser, la jeunesse, et l'aube, et la rosée, Et le rire adoré de la fraîche épousée, Et la joie, et mon coeur, qui n'est pas ressorti ! Qu'il soit le cri d'espoir qui n'a jamais menti, Le chant du deuil, la voix du pâle adieu qui pleure, Le rêve dont on sent l'aile qui nous effleure ! Qu'elle dise : Quelqu'un est là ; j'entends du bruit ! Qu'il soit comme le pas de mon âme en sa nuit ! Ce livre, légion tournoyante et sans nombre D'oiseaux blancs dans l'aurore et d'oiseaux noirs dans l'ombre, Ce vol de souvenirs fuyant à l'horizon, Cet essaim que je lâche au seuil de ma prison, Je vous le confie, air, souffles, nuée, espace ! Que ce fauve océan qui me parle à voix basse, Lui soit clément, l'épargne et le laisse passer ! Et que le vent ait soin de n'en rien disperser, Et jusqu'au froid caveau fidèlement apporte Ce don mystérieux de l'absent à la morte ! Ô Dieu ! puisqu'en effet, dans ces sombres feuillets, Dans ces strophes qu'au fond de vos cieux je cueillais, Dans ces chants murmurés comme un épithalame Pendant que vous tourniez les pages de mon âme, Puisque j'ai, dans ce livre, enregistré mes jours, Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds, Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ; Puisque vous ne voulez pas encor que je meure, Et qu'il faut bien pourtant que j'aille lui parler ; Puisque je sens le vent de l'infini souffler Sur ce livre qu'emplit l'orage et le mystère ; Puisque j'ai versé là toutes vos ombres, terre, Humanité, douleur, dont je suis le passant ; Puisque de mon esprit, de mon coeur, de mon sang, J'ai fait l'âcre parfum de ces versets funèbres, Va-t'en, livre, à l'azur, à travers les ténèbres ! Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit ! Oui, qu'il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit, Comme une feuille d'arbre ou comme une âme d'homme ! Qu'il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme ! Qu'il tombe au plus profond du sépulcre hagard, A côté d'elle, ô mort ! et que là, le regard, Près de l'ange qui dort, lumineux et sublime, Le voie épanoui, sombre fleur de l'abîme ! V Ô doux commencements d'azur qui me trompiez, Ô bonheurs ! je vous ai durement expiés ! J'ai le droit aujourd'hui d'être, quand la nuit tombe, Un de ceux qui se font écouter de la tombe, Et qui font, en parlant aux morts blêmes et seuls, Remuer lentement les plis noirs des linceuls, Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut les pierres, Les grains dans les sillons, les ombres dans les bières, La vague et la nuée, et devient une voix De la nature, ainsi que la rumeur des bois. Car voilà, n'est-ce pas, tombeaux ? bien des années, Que je marche au milieu des croix infortunées, Échevelé parmi les ifs et les cyprès, L'âme au bord de la nuit, et m'approchant tout près, Et que je vais, courbé sur le cercueil austère, Questionnant le plomb, les clous, le ver de terre Qui pour moi sort des yeux de la tête de mort, Le squelette qui rit, le squelette qui mord, Les mains aux doigts noueux, les crânes, les poussières, Et les os des genoux qui savent des prières ! Hélas ! j'ai fouillé tout. J'ai voulu voir le fond. Pourquoi le mal en nous avec le bien se fond, J'ai voulu le savoir. J'ai dit : Que faut-il croire ? J'ai creusé la lumière, et l'aurore, et la gloire, L'enfant joyeux, la vierge et sa chaste frayeur, Et l'amour, et la vie, et l'âme, - fossoyeur. Qu'ai-je appris ? J'ai, pensif , tout saisi sans rien prendre ; J'ai vu beaucoup de nuit et fait beaucoup de cendre. Qui sommes-nous ? que veut dire ce mot : Toujours ? J'ai tout enseveli, songes, espoirs, amours, Dans la fosse que j'ai creusée en ma poitrine. Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ? Oh ! que ne suis-je encor le rêveur d'autrefois, Qui s'égarait dans l'herbe, et les prés, et les bois, Qui marchait souriant, le soir, quand le ciel brille, Tenant la main petite et blanche de sa fille, Et qui, joyeux, laissant luire le firmament, Laissant l'enfant parler, se sentait lentement Emplir de cet azur et de cette innocence ! Entre Dieu qui flamboie et l'ange qui l'encense, J'ai vécu, j'ai lutté, sans crainte, sans remord. Puis ma porte soudain s'ouvrit devant la mort, Cette visite brusque et terrible de l'ombre. Tu passes en laissant le vide et le décombre, Ô spectre ! tu saisis mon ange et tu frappas. Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas. VI Je ne puis plus reprendre aujourd'hui dans la plaine Mon sentier d'autrefois qui descend vers la Seine ; Je ne puis plus aller où j'allais ; je ne puis, Pareil à la laveuse assise au bord du puits, Que m'accouder au mur de l'éternel abîme ; Paris m'est éclipsé par l'énorme Solime ; La haute Notre-Dame à présent, qui me luit, C'est l'ombre ayant deux tours, le silence et la nuit, Et laissant des clartés trouer ses fatals voiles ; Et je vois sur mon front un panthéon d'étoiles ; Si j'appelle Rouen, Villequier, Caudebec, Toute l'ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck ! Et, si je pars, m'arrête à la première lieue, Et me dit: Tourne-toi vers l'immensité bleue ! Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos. Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots ! A quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ? Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ? Où vas-tu de la sorte et machinalement ? Ô songeur ! penche-toi sur l'être et l'élément ! Écoute la rumeur des âmes dans les ondes ! Contemple, s'il te faut de la cendre, les mondes ; Cherche au moins la poussière immense, si tu veux Mêler de la poussière à tes sombres cheveux, Et regarde, en dehors de ton propre martyre, Le grand néant, si c'est le néant qui t'attire ! Sois tout à ces soleils où tu remonteras ! Laisse là ton vil coin de terre. Tends les bras, Ô proscrit de l'azur, vers les astres patries ! Revois-y refleurir tes aurores flétries ; Deviens le grand oeil fixe ouvert sur le grand tout. Penche-toi sur l'énigme où l'être se dissout, Sur tout ce qui naît, vit, marche, s'éteint, succombe, Sur tout le genre humain et sur toute la tombe ! Mais mon coeur toujours saigne et du même côté. C'est en vain que les cieux, les nuits, l'éternité, Veulent distraire une âme et calmer un atome. Tout l'éblouissement des lumières du dôme M'ôte-t-il une larme ? Ah ! l'étendue a beau Me parler, me montrer l'universel tombeau, Les soirs sereins, les bois rêveurs, la lune amie ; J'écoute, et je reviens à la douce endormie. VII Des fleurs ! oh ! si j'avais des fleurs ! si Je pouvais Aller semer des lys sur ces deux froids chevets ! Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle ! Les fleurs sont l'or, l'azur, l'émeraude, l'opale ! Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ; Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes ! Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes, Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir, Puisqu'il nous fait lâcher ce qu'on croyait tenir, Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde, Sur la première porte en scelle une seconde, Et, sur le père triste et sur l'enfant qui dort, Ferme l'exil après avoir fermé la mort, Puisqu'il est impossible à présent que je jette Même un brin de bruyère à sa fosse muette, C'est bien le moins qu'elle ait mon âme, n'est-ce pas ? Ô vent noir dont j'entends sur mon plafond le pas ! Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle ! Mers, nuits ! et je l'ai mise en ce livre pour elle ! Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant Que nous avons laissé derrière nous, rêvant. Prends. Et, quoique de loin, reconnais ma voix, âme ! Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ; Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ; Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi. Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume ! Qu'entre tes vagues mains il devienne fantôme ! Qu'il blanchisse, pareil à l'aube qui pâlit, A mesure que l'oeil de mon ange le lit, Et qu'il s'évanouisse, et flotte, et disparaisse, Ainsi qu'un âtre obscur qu'un souffle errant caresse, Ainsi qu'une lueur qu'on voit passer le soir, Ainsi qu'un tourbillon de feu de l'encensoir, Et que, sous ton regard éblouissant et sombre, Chaque page s'en aille en étoiles dans l'ombre ! VIII Oh ! quoi que nous fassions et quoi que nous disions, Soit que notre âme plane au vent des visions, Soit qu'elle se cramponne à l'argile natale, Toujours nous arrivons à ta grotte fatale, Gethsémani ! qu'éclaire une vague lueur ! Ô rocher de l'étrange et funèbre sueur ! Cave où l'esprit combat le destin ! ouverture Sur les profonds effrois de la sombre nature ! Antre d'où le lion sort rêveur, en voyant Quelqu'un de plus sinistre et de plus effrayant, La douleur, entrer, pâle, amère, échevelée ! Ô chute ! asile ! ô seuil de la trouble vallée D'où nous apercevons nos ans fuyants et courts, Nos propres pas marqués dans la fange des jours, L'échelle où le mal pèse et monte, spectre louche, L'âpre frémissement de la palme farouche, Les degrés noirs tirant en bas les blancs degrés, Et les frissons aux fronts des anges effarés ! Toujours nous arrivons à cette solitude, Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude ! Paix à l'ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez ! Êtres, groupes confus lentement transformés ! Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes ! Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes, Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids, Dormez ! dormez, brins d'herbe, et dormez, infinis ! Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse ! Silence sur la grande horreur religieuse, Sur l'océan qui lutte et qui ronge son mors, Et sur l'apaisement insondable des morts ! Paix à l'obscurité muette et redoutée, Paix au doute effrayant, à l'immense ombre athée, A toi, nature, cercle et centre, âme et milieu, Fourmillement de tout, solitude de Dieu ! Ô générations aux brumeuses haleines, Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines ! Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez ! Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés ! Tout est religion et rien n'est imposture. Que sur toute existence et toute créature, Vivant du souffle humain ou du souffle animal, Debout au seuil du bien, croulante au bord du mal, Tendre ou farouche, immonde ou splendide, humble ou grande, La vaste paix des cieux de toutes parts descende ! Que les enfers dormants rêvent les paradis ! Assoupissez-vous, flots, mers, vents, âmes, tandis Qu'assis sur la montagne en présence de l'Être, Précipice où l'on voit pêle-mêle apparaître Les créations, l'astre et l'homme, les essieux De ces chars de soleil que nous nommons les cieux, Les globes, fruits vermeils des divines ramées, Les comètes d'argent dans un champ noir semées, Larmes blanches du drap mortuaire des nuits, Les chaos, les hivers, ces lugubres ennuis, Pâle, ivre d'ignorance, ébloui de ténèbres, Voyant dans l'infini s'écrire des algèbres, Le contemplateur, triste et meurtri, mais serein, Mesure le problème aux murailles d'airain, Cherche à distinguer l'aube à travers les prodiges, Se penche, frémissant, au puits des grands vertiges, Suit de l'oeil des blancheurs qui passent, alcyons, Et regarde, pensif, s'étoiler de rayons, De clartés, de lueurs, vaguement enflammées, Le gouffre monstrueux plein d'énormes fumées. Guernesey, 2 novembre 1855, jour des morts.
Un astrologue un jour se laissa choir Au fond d'un puits. On lui dit : " Pauvre bête, Tandis qu'à peine à tes pieds tu peux voir, Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? " Cette aventure en soi, sans aller plus avant, Peut servir de leçon à la plupart des hommes. Parmi ce que de gens sur la terre nous sommes, Il en est peu qui fort souvent Ne se plaisent d'entendre dire Qu'au livre du destin les mortels peuvent lire. Mais ce livre, qu'Homère et les siens ont chanté, Qu'est-ce, que le hasard parmi l'antiquité, Et parmi nous la Providence ? Or du hasard il n'est point de science : S'il en était, on aurait tort De l'appeler hasard, ni fortune, ni sort, Toutes choses très incertaines. Quant aux volontés souveraines De Celui qui fait tout, et rien qu'avec dessein, Qui les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ? Aurait-il imprimé sur le front des étoiles Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ? A quelle utilité ? Pour exercer l'esprit De ceux qui de la sphère et du globe ont écrit ? Pour nous faire éviter des maux inévitables ? Nous rendre, dans les biens, de plaisir incapables ? Et causant du dégoût pour ces biens prévenus, Les convertir en maux devant qu'ils soient venus ? C'est erreur, ou plutôt c'est crime de le croire. Le firmament se meut, les astres font leur cours, Le soleil nous luit tous les jours, Tous les jours sa clarté succède à l'ombre noire, Sans que nous en puissions autre chose inférer Que la nécessité de luire et d'éclairer, D'amener les saisons, de mûrir les semences, De verser sur les corps certaines influences. Du reste, en quoi répond au sort toujours divers Ce train toujours égal dont marche l'univers ? Charlatans, faiseurs d'horoscope, Quittez les cours des princes de l'Europe ; Emmenez avec vous les souffleurs tout d'un temps : Vous ne méritez pas plus de foi que ces gens. Je m'emporte un peu trop revenons à l'histoire De ce spéculateur qui fut contraint de boire. Outre la vanité de son art mensonger, C'est l'image de ceux qui bâillent aux chimères, Cependant qu'ils sont en danger, Soit pour eux, soit pour leurs affaires.
J'espérais bien pleurer, mais je croyais souffrir En osant te revoir, place à jamais sacrée, Ô la plus chère tombe et la plus ignorée Où dorme un souvenir ! Que redoutiez-vous donc de cette solitude, Et pourquoi, mes amis, me preniez-vous la main, Alors qu'une si douce et si vieille habitude Me montrait ce chemin ? Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries, Et ces pas argentins sur le sable muet, Ces sentiers amoureux, remplis de causeries, Où son bras m'enlaçait. Les voilà, ces sapins à la sombre verdure, Cette gorge profonde aux nonchalants détours, Ces sauvages amis, dont l'antique murmure A bercé mes beaux jours. Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse, Comme un essaim d'oiseaux, chante au bruit de mes pas. Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse, Ne m'attendiez-vous pas ? Ah ! laissez-les couler, elles me sont bien chères, Ces larmes que soulève un cœur encor blessé ! Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières Ce voile du passé ! Je ne viens point jeter un regret inutile Dans l'écho de ces bois témoins de mon bonheur. Fière est cette forêt dans sa beauté tranquille, Et fier aussi mon cœur. Que celui-là se livre à des plaintes amères, Qui s'agenouille et prie au tombeau d'un ami. Tout respire en ces lieux ; les fleurs des cimetières Ne poussent point ici. Voyez ! la lune monte à travers ces ombrages. Ton regard tremble encor, belle reine des nuits; Mais du sombre horizon déjà tu te dégages, Et tu t'épanouis. Ainsi de cette terre, humide encor de pluie, Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour; Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie Sort mon ancien amour. Que sont-ils devenus, les chagrins de ma vie ? Tout ce qui m'a fait vieux est bien loin maintenant; Et rien qu'en regardant cette vallée amie Je redeviens enfant. Ô puissance du temps ! ô légères années ! Vous emportez nos pleurs, nos cris et nos regrets; Mais la pitié vous prend, et sur nos fleurs fanées Vous ne marchez jamais. Tout mon cœur te bénit, bonté consolatrice ! Je n'aurais jamais cru que l'on pût tant souffrir D'une telle blessure, et que sa cicatrice Fût si douce à sentir. Loin de moi les vains mots, les frivoles pensées, Des vulgaires douleurs linceul accoutumé, Que viennent étaler sur leurs amours passées Ceux qui n'ont point aimé ! Dante, pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misère Qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur ? Quel chagrin t'a dicté cette parole amère, Cette offense au malheur ? En est-il donc moins vrai que la lumière existe, Et faut-il l'oublier du moment qu'il fait nuit ? Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste, Est-ce toi qui l'as dit ? Non, par ce pur flambeau dont la splendeur m'éclaire, Ce blasphème vanté ne vient pas de ton cœur. Un souvenir heureux est peut-être sur terre Plus vrai que le bonheur. Eh quoi ! l'infortuné qui trouve une étincelle Dans la cendre brûlante où dorment ses ennuis, Qui saisit cette flamme et qui fixe sur elle Ses regards éblouis ; Dans ce passé perdu quand son âme se noie, Sur ce miroir brisé lorsqu'il rêve en pleurant, Tu lui dis qu'il se trompe, et que sa faible joie N'est qu'un affreux tourment ! Et c'est à ta Françoise, à ton ange de gloire, Que tu pouvais donner ces mots à prononcer, Elle qui s'interrompt, pour conter son histoire, D'un éternel baiser ! Qu'est-ce donc, juste Dieu, que la pensée humaine, Et qui pourra jamais aimer la vérité, S'il n'est joie ou douleur si juste et si certaine Dont quelqu'un n'ait douté ? Comment vivez-vous donc, étranges créatures ? Vous riez, vous chantez, vous marchez à grands pas; Le ciel et sa beauté, le monde et ses souillures Ne vous dérangent pas ; Mais, lorsque par hasard le destin vous ramène Vers quelque monument d'un amour oublié, Ce caillou vous arrête, et cela vous fait peine Qu'il vous heurte le pied. Et vous criez alors que la vie est un songe ; Vous vous tordez les bras comme en vous réveillant, Et vous trouvez fâcheux qu'un si joyeux mensonge Ne dure qu'un instant. Malheureux ! cet instant où votre âme engourdie A secoué les fers qu'elle traîne ici-bas, Ce fugitif instant fut toute votre vie ; Ne le regrettez pas ! Regrettez la torpeur qui vous cloue à la terre, Vos agitations dans la fange et le sang, Vos nuits sans espérance et vos jours sans lumière C'est là qu'est le néant ! Mais que vous revient-il de vos froides doctrines ? Que demandent au ciel ces regrets inconstants Que vous allez semant sur vos propres ruines, À chaque pas du Temps ? Oui, sans doute, tout meurt; ce monde est un grand rêve, Et le peu de bonheur qui nous vient en chemin, Nous n'avons pas plus tôt ce roseau dans la main, Que le vent nous l'enlève. Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments Que deux êtres mortels échangèrent sur terre, Ce fut au pied d'un arbre effeuillé par les vents, Sur un roc en poussière. Ils prirent à témoin de leur joie éphémère Un ciel toujours voilé qui change à tout moment, Et des astres sans nom que leur propre lumière Dévore incessamment. Tout mourait autour d'eux, l'oiseau dans le feuillage, La fleur entre leurs mains, l'insecte sous leurs pieds, La source desséchée où vacillait l'image De leurs traits oubliés ; Et sur tous ces débris joignant leurs mains d'argile, Étourdis des éclairs d'un instant de plaisir, Ils croyaient échapper à cet Être immobile Qui regarde mourir ! - Insensés ! dit le sage ? Heureux ! dit le poète. Et quels tristes amours as-tu donc dans le cœur, Si le bruit du torrent te trouble et t'inquiète, Si le vent te fait peur ? J'ai vu sous le soleil tomber bien d'autres choses Que les feuilles des bois et l'écume des eaux, Bien d'autres s'en aller que le parfum des roses Et le chant des oiseaux. Mes yeux ont contemplé des objets plus funèbres Que Juliette morte au fond de son tombeau, Plus affreux que le toast à l'ange des ténèbres Porté par Roméo. J'ai vu ma seule amie, à jamais la plus chère, Devenue elle-même un sépulcre blanchi, Une tombe vivante où flottait la poussière De notre mort chéri, De notre pauvre amour, que, dans la nuit profonde, Nous avions sur nos cœurs si doucement bercé ! C'était plus qu'une vie, hélas ! c'était un monde Qui s'était effacé ! Oui, jeune et belle encor, plus belle, osait-on dire, Je l'ai vue, et ses yeux brillaient comme autrefois. Ses lèvres s'entrouvraient, et c'était un sourire, Et c'était une voix ; Mais non plus cette voix, non plus ce doux langage, Ces regards adorés dans les miens confondus; Mon cœur, encor plein d'elle, errait sur son visage, Et ne la trouvait plus. Et pourtant j'aurais pu marcher alors vers elle, Entourer de mes bras ce sein vide et glacé, Et j'aurais pu crier : Qu'as-tu fait, infidèle, Qu'as-tu fait du passé ? Mais non : il me semblait qu'une femme inconnue Avait pris par hasard cette voix et ces yeux; Et je laissai passer cette froide statue En regardant les cieux. Eh bien ! ce fut sans doute une horrible misère Que ce riant adieu d'un être inanimé. Eh bien ! qu'importe encore ? Ô nature ! ô ma mère ! En ai-je moins aimé ? La foudre maintenant peut tomber sur ma tête ; Jamais ce souvenir ne peut m'être arraché ! Comme le matelot brisé par la tempête, Je m'y tiens attaché. Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent ; Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain, Ni si ces vastes cieux éclaireront demain Ce qu'ils ensevelissent. Je me dis seulement : À cette heure, en ce lieu, Un jour, je fus aimé, j'aimais, elle était belle. J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle, Et je l'emporte à Dieu !
La vie est simple et gaie Le soleil clair tinte avec un bruit doux Le son des cloches s'est calmé Ce matin la lumière traverse tout Ma tête est une lampe rallumée Et la chambre où j'habite est enfin éclairée Un seul rayon suffit Un seul éclat de rire Ma joie qui secoue la maison Retient ceux qui voudraient mourir Par les notes de sa chanson Je chante faux Ah que c'est drôle Ma bouche ouverte à tous les vents Lance partout des notes folles Qui sortent je ne sais comment Pour voler vers d'autres oreilles Entendez je ne suis pas fou Je ris au bas de l'escalier Devant la porte grande ouverte Dans le soleil éparpillé Au mur parmi la vigne verte Et mes bras sont tendus vers vous C'est aujourd'hui que je vous aime
La
Je possède, en mes doigts subtils, le sens du monde, Car le toucher pénètre ainsi que fait la voix, L'harmonie et le songe et la douleur profonde Frémissent longuement sur le bout de mes doigts. Je comprends mieux, en les frôlant, les choses belles, Je partage leur vie intense en les touchant, C'est alors que je sais ce qu'elles ont en elles De noble, de très doux et de pareil au chant. Car mes doigts ont connu la chair des poteries La chair lisse du marbre aux féminins contours Que la main qui les sait modeler a meurtries, Et celle de la perle et celle du velours. Ils ont connu la vie intime des fourrures, Toison chaude et superbe où je plonge les mains ! Ils ont connu l'ardent secret des chevelures Où se sont effeuillés des milliers de jasmins. Et, pareils à ceux-là qui viennent des voyages. Mes doigts ont parcouru d'infinis horizons, Ils ont éclairé, mieux que mes yeux, des visages Et m'ont prophétisé d'obscures trahisons. Ils ont connu la peau subtile de la femme, Et ses frissons cruels et ses parfums sournois... Chair des choses ! J'ai cru parfois étreindre une âme Avec le frôlement prolongé de mes doigts...
Je t’admire, et je ne suis que ton miroir fidèle Car je m’abîme en toi pour t’aimer un peu mieux ; Je rêve ta beauté, je me confonds en elle, Et j’ai fait de mas yeux le miroir de tes yeux. Je t’adore, et mon cœur est le profond miroir Où ton humeur d’avril se reflète sans cesse. Tout entier, il s’éclaire à tes moments d’espoir Et se meurt lentement à ta moindre tristesse. O toujours la plus douce, ö blonde entre les blondes, Je t‘adore, et mon corps est l’amoureux miroir Où tu verras tes seins et tes hanches profondes, Tes seins pâles qui font si lumineux le soir ! Penche-toi, tu verras ton miroir tout à tout Pâlir ou te sourire avec tes mêmes lèvres Où trembleront encor tes mêmes mots d’amours ; Tu verras frémir des mêmes longues fièvres. Contemple ton miroir de chair tendre et nacrée Car il s’est fait très pur afin de recevoir Le reflet immortel de la Beauté sacrée… Penche-toi longuement sur l’amoureux Miroir !