Poème quitte - 22 Poèmes sur quitte
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L’Amour et la Mort de Louise Ackermann
À M. Louis de Ronchaud
I
Regardez-les passer, ces couples éphémères !
Dans les bras l'un de l'autre enlacés un moment,
Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières,
Font le même serment :
Toujours ! Un mot hardi que les cieux qui vieillissent
Avec étonnement entendent prononcer,
Et qu'osent répéter des lèvres qui pâlissent
Et qui vont se glacer.
Vous qui vivez si peu, pourquoi cette promesse
Qu'un élan d'espérance arrache à votre coeur,
Vain défi qu'au néant vous jetez, dans l'ivresse
D'un instant de bonheur ?
Amants, autour de vous une voix inflexible
Crie à tout ce qui naît : « Aime et meurs ici-bas ! »
La mort est implacable et le ciel insensible ;
Vous n'échapperez pas.
Eh bien ! puisqu'il le faut, sans trouble et sans murmure,
Forts de ce même amour dont vous vous enivrez
Et perdus dans le sein de l'immense Nature,
Aimez donc, et mourez !
II
Non, non, tout n'est pas dit, vers la beauté fragile
Quand un charme invincible emporte le désir,
Sous le feu d'un baiser quand notre pauvre argile
A frémi de plaisir.
Notre serment sacré part d'une âme immortelle ;
C'est elle qui s'émeut quand frissonne le corps ;
Nous entendons sa voix et le bruit de son aile
Jusque dans nos transports.
Nous le répétons donc, ce mot qui fait d'envie
Pâlir au firmament les astres radieux,
Ce mot qui joint les coeurs et devient, dès la vie,
Leur lien pour les cieux.
Dans le ravissement d'une éternelle étreinte
Ils passent entraînés, ces couples amoureux,
Et ne s'arrêtent pas pour jeter avec crainte
Un regard autour d'eux.
Ils demeurent sereins quand tout s'écroule et tombe ;
Leur espoir est leur joie et leur appui divin ;
Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe
Leur pied heurte en chemin.
Toi-même, quand tes bois abritent leur délire,
Quand tu couvres de fleurs et d'ombre leurs sentiers,
Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire
S'ils mouraient tout entiers ?
Sous le voile léger de la beauté mortelle
Trouver l'âme qu'on cherche et qui pour nous éclôt,
Le temps de l'entrevoir, de s'écrier : « C'est Elle ! »
Et la perdre aussitôt,
Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée
Change en spectre à nos yeux l'image de l'amour.
Quoi ! ces voeux infinis, cette ardeur insensée
Pour un être d'un jour !
Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles,
Grand Dieu qui dois d'en haut tout entendre et tout voir,
Que tant d'adieux navrants et tant de funérailles
Ne puissent t'émouvoir,
Qu'à cette tombe obscure où tu nous fais descendre
Tu dises : « Garde-les, leurs cris sont superflus.
Amèrement en vain l'on pleure sur leur cendre ;
Tu ne les rendras plus ! »
Mais non ! Dieu qu'on dit bon, tu permets qu'on espère ;
Unir pour séparer, ce n'est point ton dessein.
Tout ce qui s'est aimé, fût-ce un jour, sur la terre,
Va s'aimer dans ton sein.
III
Éternité de l'homme, illusion ! chimère !
Mensonge de l'amour et de l'orgueil humain !
Il n'a point eu d'hier, ce fantôme éphémère,
Il lui faut un demain !
Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle
Qui brûle une minute en vos coeurs étonnés,
Vous oubliez soudain la fange maternelle
Et vos destins bornés.
Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires
Seuls au Pouvoir fatal qui détruit en créant ?
Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères
En face du néant.
Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles :
« J'aime, et j'espère voir expirer tes flambeaux. »
La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles
Luiront sur vos tombeaux.
Vous croyez que l'amour dont l'âpre feu vous presse
A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ;
La fleur que vous brisez soupire avec ivresse :
« Nous aussi nous aimons ! »
Heureux, vous aspirez la grande âme invisible
Qui remplit tout, les bois, les champs de ses ardeurs ;
La Nature sourit, mais elle est insensible :
Que lui font vos bonheurs ?
Elle n'a qu'un désir, la marâtre immortelle,
C'est d'enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor.
Mère avide, elle a pris l'éternité pour elle,
Et vous laisse la mort.
Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ;
Le reste est confondu dans un suprême oubli.
Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître :
Son voeu s'est accompli.
Quand un souffle d'amour traverse vos poitrines,
Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus,
Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines
Vous jettent éperdus ;
Quand, pressant sur ce coeur qui va bientôt s'éteindre
Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas,
Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre
L'Infini dans vos bras ;
Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure
Déchaînés dans vos flancs comme d'ardents essaims,
Ces transports, c'est déjà l'Humanité future
Qui s'agite en vos seins.
Elle se dissoudra, cette argile légère
Qu'ont émue un instant la joie et la douleur ;
Les vents vont disperser cette noble poussière
Qui fut jadis un coeur.
Mais d'autres coeurs naîtront qui renoueront la trame
De vos espoirs brisés, de vos amours éteints,
Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme,
Dans les âges lointains.
Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
Se passent, en courant, le flambeau de l'amour.
Chacun rapidement prend la torche immortelle
Et la rend à son tour.
Aveuglés par l'éclat de sa lumière errante,
Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea,
De la tenir toujours : à votre main mourante
Elle échappe déjà.
Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ;
Il aura sillonné votre vie un moment ;
En tombant vous pourrez emporter dans l'abîme
Votre éblouissement.
Et quand il régnerait au fond du ciel paisible
Un être sans pitié qui contemplât souffrir,
Si son oeil éternel considère, impassible,
Le naître et le mourir,
Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même,
Qu'un mouvement d'amour soit encor votre adieu !
Oui, faites voir combien l'homme est grand lorsqu'il aime,
Et pardonnez à Dieu !
De la Lumière ! de Louise Ackermann
Quand le vieux Gœthe un jour cria : « De la lumière ! »
Contre l'obscurité luttant avec effort,
Ah ! Lui du moins déjà sentait sur sa paupière
Peser le voile de la mort.
Nous, pour le proférer ce même cri terrible,
Nous avons devancé les affres du trépas ;
Notre œil perçoit encore, oui ! Mais, supplice horrible !
C'est notre esprit qui ne voit pas.
Il tâtonne au hasard depuis des jours sans nombre,
A chaque pas qu'il fait forcé de s'arrêter ;
Et, bien loin de percer cet épais réseau d'ombre,
Il peut à peine l'écarter.
Parfois son désespoir confine à la démence.
Il s'agite, il s'égare au sein de l'Inconnu,
Tout prêt à se jeter, dans son angoisse immense,
Sur le premier flambeau venu.
La Foi lui tend le sien en lui disant : « J'éclaire !
Tu trouveras en moi la fin de tes tourments. »
Mais lui, la repoussant du geste avec colère,
A déjà répondu : « Tu mens ! »
« Ton prétendu flambeau n'a jamais sur la terre
Apporté qu'un surcroît d'ombre et de cécité ;
Mais réponds-nous d'abord : est-ce avec ton mystère
Que tu feras de la clarté ? »
La Science à son tour s'avance et nous appelle.
Ce ne sont entre nous que veilles et labeurs.
Eh bien ! Tous nos efforts à sa torche immortelle
N'ont arraché que les lueurs.
Sans doute elle a rendu nos ombres moins funèbres ;
Un peu de jour s'est fait où ses rayons portaient ;
Mais son pouvoir ne va qu'à chasser des ténèbres
Les fantômes qui les hantaient.
Et l'homme est là, devant une obscurité vide,
Sans guide désormais, et tout au désespoir
De n'avoir pu forcer, en sa poursuite avide,
L'Invisible à se laisser voir.
Rien ne le guérira du mal qui le possède ;
Dans son âme et son sang il est enraciné,
Et le rêve divin de la lumière obsède
A jamais cet aveugle-né.
Qu'on ne lui parle pas de quitter sa torture.
S'il en souffre, il en vit ; c'est là son élément ;
Et vous n'obtiendrez pas de cette créature
Qu'elle renonce à son tourment.
De la lumière donc ! Bien que ce mot n'exprime
Qu'un désir sans espoir qui va s'exaspérant.
A force d'être en vain poussé, ce cri sublime
Devient de plus en plus navrant.
Et, quand il s'éteindra, le vieux Soleil lui-même
Frissonnera d'horreur dans son obscurité,
En l'entendant sortir, comme un adieu suprême,
Des lèvres de l'Humanité
Certitude de Eugène Emile Paul Grindel, dit Paul Eluard
Si je te parle c'est pour mieux t'entendre
Si je t'entends je suis sûr de te comprendre
Si tu souris c'est pour mieux m'envahir
Si tu souris je vois le monde entier
Si je t'étreins c'est pour me continuer
Si nous vivons tout sera à plaisir
Si je te quitte nous nous souviendrons
En te quittant nous nous retrouverons
Le Prophète : L'amour de Khalil Gibran
Alors Almitra dit,
Parle-nous de l'Amour.
Et il leva la tête et regarda le peuple assemblé, et le calme s'étendit sur eux.
Et d'une voix forte il dit :
Quand l'amour vous fait signe, suivez le.
Bien que ses voies soient dures et rudes.
Et quand ses ailes vous enveloppent, cédez-lui.
Bien que la lame cachée parmi ses plumes puisse vous blesser.
Et quand il vous parle, croyez en lui.
Bien que sa voix puisse briser vos rêves comme le vent du nord dévaste vos jardins.
Car de même que l'amour vous couronne, il doit vous crucifier.
De même qu'il vous fait croître, il vous élague.
De même qu'il s'élève à votre hauteur et caresse vos branches les plus délicates qui frémissent au soleil,
Ainsi il descendra jusqu'à vos racines et secouera leur emprise à la terre.
Comme des gerbes de blé, il vous rassemble en lui.
Il vous bat pour vous mettre à nu.
Il vous tamise pour vous libérer de votre écorce.
Il vous broie jusqu'à la blancheur.
Il vous pétrit jusqu'à vous rendre souple.
Et alors il vous expose à son feu sacré, afin que vous puissiez devenir le pain sacré du festin sacré de Dieu.
Toutes ces choses, l'amour l'accomplira sur vous afin que vous puissiez connaître les secrets de votre cœur, et par cette connaissance devenir une parcelle du cœur de la Vie.
Mais si, dans votre appréhension, vous ne cherchez que la paix de l'amour et le plaisir de l'amour.
Alors il vaut mieux couvrir votre nudité et quitter le champ où l'amour vous moissonne,
Pour le monde sans saisons où vous rirez, mais point de tous vos rires, et vous pleurerez, mais point de toutes vos larmes.
L'amour ne donne que de lui-même, et ne prend que de lui-même.
L'amour ne possède pas, ni ne veut être possédé.
Car l'amour suffit à l'amour.
Quand vous aimez, vous ne devriez pas dire, Dieu est dans mon cœur, mais plutôt, Je suis dans le cœur de Dieu.
Et ne pensez pas que vous pouvez infléchir le cours de l'amour car l'amour, s'il vous en trouve digne, dirige votre cours.
L'amour n'a d'autre désir que de s'accomplir.
Mais si vous aimez et que vos besoins doivent avoir des désirs, qu'ils soient ainsi :
Fondre et couler comme le ruisseau qui chante sa mélodie à la nuit.
Connaître la douleur de trop de tendresse.
Etre blessé par votre propre compréhension de l'amour ;
Et en saigner volontiers et dans la joie.
Se réveiller à l'aube avec un cœur prêt à s'envoler et rendre grâce pour une nouvelle journée d'amour ;
Se reposer au milieu du jour et méditer sur l'extase de l'amour ;
Retourner en sa demeure au crépuscule avec gratitude ;
Et alors s'endormir avec une prière pour le bien-aimé dans votre cœur et un chant de louanges sur vos lèvres.
1er janvier de Victor Hugo
Enfant, on vous dira plus tard que le grand-père
Vous adorait ; qu'il fit de son mieux sur la terre,
Qu'il eut fort peu de joie et beaucoup d'envieux,
Qu'au temps où vous étiez petits il était vieux,
Qu'il n'avait pas de mots bourrus ni d'airs moroses,
Et qu'il vous a quittés dans la saison des roses ;
Qu'il est mort, que c'était un bonhomme clément ;
Que, dans l'hiver fameux du grand bombardement,
Il traversait Paris tragique et plein d'épées,
Pour vous porter des tas de jouets, des poupées,
Et des pantins faisant mille gestes bouffons ;
Et vous serez pensifs sous les arbres profonds.
Philomèle et Progné de Jean de La Fontaine
Autrefois Progné l'hirondelle
De sa demeure s'écarta,
Et loin des villes s'emporta
Dans un bois où chantait la pauvre Philomèle.
" Ma sœur, lui dit Progné, comment vous portez-vous ?
Voici tantôt mille ans que l'on ne vous a vue :
Je ne me souviens point que vous soyez venue,
Depuis le temps de Thrace, habiter parmi nous.
Dites-moi, que pensez-vous faire ?
Ne quitterez-vous point ce séjour solitaire ?
- Ah ! reprit Philomèle, en est-il de plus doux ? "
Progné lui repartit : " Eh quoi ? cette musique,
Pour ne chanter qu'aux animaux,
Tout au plus à quelque rustique ?
Le désert est-il fait pour des talents si beaux ?
Venez faire aux cités éclater leurs merveilles.
Aussi bien, en voyant les bois,
Sans cesse il vous souvient que Térée autrefois,
Parmi des demeures pareilles,
Exerça sa fureur sur vos divins appas.
- Et c'est le souvenir d'un si cruel outrage
Qui fait, reprit sa sœur, que je ne vous suis pas :
En voyant les hommes, hélas !
Il m'en souvient bien davantage. "
Belphégor de Jean de La Fontaine
De votre nom j’orne le frontispice
Des derniers vers que ma Muse a polis.
Puisse le tout ô charmante Philis,
Aller si loin que notre los franchisse
La nuit des temps: nous la saurons dompter
Moi par écrire, et vous par réciter.
Nos noms unis perceront l’ombre noire
Vous régnerez longtemps dans la mémoire,
Après avoir régné jusques ici
Dans les esprits, dans les cœurs même aussi.
Qui ne connaît l’inimitable actrice
Représentant ou Phèdre, ou Bérénice
Chimène en pleurs, ou Camille en fureur ?
Est-il quelqu’un que votre voix n’enchante ?
S’en trouve-t-il une autre aussi touchante ?
Une autre enfin allant si droit au cœur ?
N’attendez pas que je fasse l’éloge
De ce qu’en vous on trouve de parfait
Comme il n’est point de grâce qui n’y loge
Ce serait trop, je n’aurais jamais fait.
De mes Philis vous seriez la première.
Vous auriez eu mon âme toute entière
Si de mes vœux j’eusse plus présumé,
Mais en aimant qui ne veut être aimé?
Par des transports n’espérant pas vous plaire,
Je me suis dit seulement votre ami ;
De ceux qui sont amants plus d’à demi:
Et plût au sort que j’eusse pu mieux faire.
Ceci soit dit: venons à notre affaire.
Un jour Satan, monarque des enfers,
Faisait passer ses sujets en revue.
Là confondus tous les états divers,
Princes et rois, et la tourbe menue,
Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri,
Tant que Satan en était étourdi.
Il demandait en passant à chaque âme:
« Qui t’a jetée en l’éternelle flamme ? »
L’une disait: « Hélas c’est mon mari ; »
L’autre aussitôt répondait: «c’est ma femme. »
Tant et tant fut ce discours répété,
Qu’enfin Satan dit en plein consistoire :
«Si ces gens-ci disent la vérité
Il est aisé d’augmenter notre gloire.
Nous n’avons donc qu’à le vérifier.
Pour cet effet il nous faut envoyer
Quelque démon plein d’art et de prudence ;
Qui non content d’observer avec soin
Tous les hymens dont il sera témoin,
Y joigne aussi sa propre expérience. »
Le prince ayant proposé sa sentence,
Le noir sénat suivit tout d’une voix.
De Belphégor aussitôt on fit choix.
Ce diable était tout yeux et tout oreilles,
Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles,
Capable enfin de pénétrer dans tout,
Et de pousser l’examen jusqu’au bout.
Pour subvenir aux frais de l’entreprise,
On lui donna mainte et mainte remise,
Toutes à vue, et qu’en lieux différents
Il pût toucher par des correspondants.
Quant au surplus, les fortunes humaines,
Les biens, les maux, les plaisirs et les peines,
Bref ce qui suit notre condition,
Fut une annexe à sa légation.
Il se pouvait tirer d’affliction,
Par ses bons tours, et par son industrie,
Mais non mourir, ni revoir sa patrie,
Qu’il n’eût ici consumé certain temps :
Sa mission devait durer dix ans.
Le voilà donc qui traverse et qui passe
Ce que le Ciel voulut mettre d’espace
Entre ce monde et l’éternelle nuit;
Il n’en mit guère, un moment y conduit.
Notre démon s’établit à Florence,
Ville pour lors de luxe et de dépense.
Même il la crut propre pour le trafic.
Là sous le nom du seigneur Roderic,
Il se logea, meubla, comme un riche homme ;
Grosse maison, grand train, nombre de gens,
Anticipant tous les jours sur la somme
Qu’il ne devait consumer qu’en dix ans
On s’étonnait d’une telle bombance.
II tenait table, avait de tous côtés
Gens à ses frais, soit pour ses voluptés
Soit pour le faste et la magnificence.
L’un des plaisirs où plus il dépensa
Fut la louange : Apollon l’encensa
Car il est maître en l’art de flatterie.
Diable n’eut onc tant d’honneurs en sa vie.
Son cœur devint le but de tous les traits
Qu’Amour lançait: il n’était point de belle
Qui n’employât ce qu’elle avait d’attraits
Pour le gagner, tant sauvage fut-elle:
Car de trouver une seule rebelle,
Ce n’est la mode à gens de qui la main
Par les présents s’aplanit tout chemin.
C’est un ressort en tous desseins utile.
Je l’ai jà dit , et le redis encor
Je ne connais d’autre premier mobile
Dans l’univers, que l’argent et que l’or.
Notre envoyé cependant tenait compte
De chaque hymen, en journaux différents ;
L’un, des époux satisfaits et contents,
Si peu rempli que le diable en eut honte.
L’autre journal incontinent fut plein.
A Belphégor il ne restait enfin
Que d’éprouver la chose par lui-même.
Certaine fille à Florence était lors;
Belle, et bien faite, et peu d’autres trésors;
Noble d’ailleurs, mais d’un orgueil extrême;
Et d’autant plus que de quelque vertu
Un tel orgueil paraissait revêtu.
Pour Roderic on en fit la demande.
Le père dit que Madame Honnesta,
C’était son nom, avait eu jusque-là
Force partis; mais que parmi la bande
Il pourrait bien Roderic préférer,
Et demandait temps pour délibérer.
On en convient. Le poursuivant s’applique
A gagner celle ou ses vœux s’adressaient.
Fêtes et bals, sérénades, musique,
Cadeaux , festins, bien fort appetissaient
Altéraient fort le fonds de l’ambassade.
Il n’y plaint rien, en use en grand seigneur,
S’épuise en dons : l’autre se persuade
Qu’elle lui fait encor beaucoup d’honneur.
Conclusion, qu’après force prières,
Et des façons de toutes les manières,
Il eut un oui de Madame Honnesta.
Auparavant le notaire y passa:
Dont Belphégor se moquant en son âme:
Hé quoi, dit-il, on acquiert une femme
Comme un château ! ces gens ont tout gâté.
Il eut raison: ôtez d’entre les hommes
La simple foi, le meilleur est ôté.
Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes
Dans les procès en prenant le revers.
Les si, les cas, les contrats sont la porte
Par où la noise entra dans l’univers:
N’espérons pas que jamais elle en sorte.
Solennités et lois n’empêchent pas
Qu’avec l’Hymen Amour n’ait des débats
C’est le cœur seul qui peut rendre tranquille.
Le cœur fait tout, le reste est inutile.
Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états.
Chez les amis tout s’excuse, tout passe,;
Chez les amants tout plaît, tout est.
Chez les époux tout ennuie, et tout lasse.
Le devoir nuit, chacun est ainsi fait.
Mais, dira-t-on, n’est-il en nulles guises
D’heureux ménage ? après mûr examen,
J’appelle un bon, voire un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.
Sur ce point-là c’est assez raisonné.
Dès que chez lui le diable eut amené
Son épousée, il jugea par lui-même
Ce qu’est l’hymen avec un tel démon:
Toujours débats, toujours quelque sermon
Plein de sottise en un degré suprême.
Le bruit fut tel que Madame Honnesta
Plus d’une fois les voisins éveilla:
Plus d’une fois on courut à la noise
«Il lui fallait quelque simple bourgeoise,
Ce disait-elle, un petit trafiquant
Traiter ainsi les filles de mon rang !
Méritait-il femme si vertueuse?
Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse:
J’en ai regret, et si je faisais bien... »
Il n’est pas sûr qu’Honnesta ne fit rien:
Ces prudes-là nous en font bien accroire.
Nos deux époux, à ce que dit l’histoire,
Sans disputer n’étaient pas un moment.
Souvent leur guerre avait pour fondement
Le jeu, la jupe ou quelque ameublement,
D’été, d’hiver, d’entre-temps, bref un monde
D inventions propres à tout gâter.
Le pauvre diable eut lieu de regretter
De l autre enfer la demeure profonde.
Pour comble enfin Roderic épousa
La parente de Madame Honnesta,
Ayant sans cesse et le père, et la mère,
Et la grand’sœur, avec le petit frère,
De ses deniers mariant la grand’sœur,
Et du petit payant le précepteur.
Je n’ai pas dit la principale cause
De sa ruine infaillible accident ;
Et j’oubliais qu’il eût un intendant.
Un intendant ? qu’est-ce que cette chose ?
Je définis cet être, un animal
Qui comme on dit sait pécher en eau trouble,
Et plus le bien de son maître va mal,
Plus le sien croît, plus son profit redouble;
Tant qu’aisément lui-même achèterait
Ce qui de net au seigneur resterait:
Dont par raison bien et dûment déduite
On pourrait voir chaque chose réduite
En son état, s’il arrivait qu’un jour
L’autre devînt l’intendant à son tour,
Car regagnant ce qu’il eut étant maître,
Ils reprendraient tous deux leur premier être.
Le seul recours du pauvre Roderic,
Son seul espoir, était certain trafic
Qu’il prétendait devoir remplir sa bourse,
Espoir douteux, incertaine ressource.
Il était dit que tout serait fatal
A notre époux, ainsi tout alla mal.
Ses agents tels que la plupart des nôtres,
En abusaient: il perdit un vaisseau,
Et vit aller le commerce à vau-l’eau,
Trompe des uns, mal servi par les autres.
II emprunta. Quand ce vint à payer,
Et qu’à sa porte il vit le créancier,
Force lui fut d’esquiver par la fuite,
Gagnant les champs, où de l’âpre poursuite
Il se sauva chez un certain fermier,
En certain coin remparé de fumier.
Mais Matheo moyennant grosse somme
L’en fit sortir au premier mot qu’il dit.
C’était à Naple, il se transporte à Rome ;
Saisit un corps: Matheo l’en bannit,
Le chasse encore: autre somme nouvelle.
Trois fois enfin, toujours d’un corps femelle,
Remarquez bien, notre diable sortit.
Le roi de Naple avait lors une fille,
Honneur du sexe, espoir de sa famille ;
Maint jeune prince était son poursuivant.
Là d’Honnesta Belphégor se sauvant,
On ne le put tirer de cet asile.
II n’était bruit aux champs comme à la ville
Que d’un manant qui chassait les esprits.
Cent mille écus d’abord lui sont promis.
Bien affligé de manquer cette somme
(Car les trois fois l’empêchaient d’espérer
Que Belphégor se laissât conjurer)
Il la refuse: il se dit un pauvre homme,
Pauvre pécheur, qui sans savoir comment,
Sans dons du Ciel, par hasard seulement,
De quelques corps a chassé quelque diable,
Apparemment chétif, et misérable,
Et ne connaît celui-ci nullement.
Il beau dire; on le force, on l’amène,
On le menace, on lui dit que sous peine
D’être pendu, d’être mis haut et court
En un gibet, il faut que sa puissance
Se manifeste avant la fin du jour.
Dès l’heure même on vous met en présence
Notre démon et son conjurateur.
D’un tel combat le prince est spectateur.
Chacun y court; n’est fils de bonne mère
Qui pour le voir ne quitte toute affaire.
D’un côté sont le gibet et la hart,
Cent mille écus bien comptés d’autre part.
Matheo tremble, et lorgne la finance.
L’esprit malin voyant sa contenance
Riait sous cape, alléguait les trois fois;
Dont Matheo suait en son harnois,
Pressait, priait, conjurait avec larmes.
Le tout en vain: plus il est en alarmes,
Plus l’autre rit. Enfin le manant dit
Que sur ce diable il n’avait nul crédit.
On vous le happe, et mène à la potence.
Comme il allait haranguer l’assistance,
Nécessite lui suggéra ce tour:
Il dit tout bas qu’on battît le tambour,
Ce qui fut fait; de quoi l’esprit immonde
Un peu surpris au manant demanda:
«Pourquoi ce bruit ? coquin, qu’entends-je là?»
L’autre répond: «C’est Madame Honnesta
Qui vous réclame, et va par tout le monde
Cherchant l’époux que le Ciel lui donna. »
Incontinent le diable décampa,
S’enfuit au fond des enfers, et conta
Tout le succès qu’avait eu son voyage:
«Sire, dit-il, le nœud du mariage
Damne aussi dru qu’aucuns autres états.
Votre Grandeur voit tomber ici-bas
Non par flocons, mais menu comme pluie
Ceux que l’Hymen fait de sa confrérie
J’ai par moi-même examiné le cas.
Non que de soi la chose ne soit bonne
Elle eut jadis un plus heureux destin
Mais comme tout se corrompt à la fin
Plus beau fleuron n’est en votre couronne. »
Satan le crut: il fut récompensé
Encor qu’il eût son retour avancé
Car qu’eut-il fait ? ce n’était pas merveilles
Qu’ayant sans cesse un diable à ses oreilles,
Toujours le même, et toujours sur un ton,
Il fut contraint d’enfiler la venelle ;
Dans les enfers encore en change-t-on ;
L’autre peine est à mon sens plus cruelle.
Je voudrais voir quelque gens y durer
Elle eut à Job fait tourner la cervelle.
De tout ceci que prétends-je inférer ?
Premièrement je ne sais pire chose
Que de changer son logis en prison:
En second lieu si par quelque raison
Votre ascendant à l’hymen vous expose
N’épousez point d’Honnesta s’il se peut
N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.
L'Aigle et l'Escarbot de Jean de La Fontaine
L'aigle donnait la chasse à maître Jean Lapin,
Qui droit à son terrier s'enfuyait au plus vite.
Le trou de l'escarbot se rencontre en chemin.
Je laisse à penser si ce gîte
Était sûr ; mais où mieux ? Jean Lapin s'y blottit.
L'aigle fondant sur lui nonobstant cet asile,
L'escarbot intercède, et dit :
" Princesse des oiseaux, il vous est fort facile
D'enlever malgré moi ce pauvre malheureux ;
Mais ne me faites pas cet affront, je vous prie ;
Et puisque Jean Lapin vous demande la vie,
Donnez-la-lui, de grâce, ou l'ôtez à tous deux :
C'est mon voisin, c'est mon compère. "
L'oiseau de Jupiter, sans répondre un seul mot,
Choque de l'aile l'escarbot,
L'étourdit, l'oblige à se taire,
Enlève Jean Lapin. L'escarbot indigné
Vole au nid de l'oiseau, fracasse, en son absence,
Ses œufs, ses tendres œufs, sa plus douce espérance :
Pas un seul ne fut épargné.
L'aigle étant de retour, et voyant ce ménage,
Remplit le ciel de cris : et pour comble de rage,
Ne sait sur qui venger le tort qu'elle a souffert.
Elle gémit en vain : sa plainte au vent se perd.
Il fallut pour cet an vivre en mère affligée.
L'an suivant, elle mit son nid en lieu plus haut.
L'escarbot prend son temps, fait faire aux œufs le saut :
La mort de Jean Lapin derechef est vengée.
Ce second deuil fut tel, que l'écho de ces bois
N'en dormit de plus de six mois.
L'oiseau qui porte Ganymède
Du monarque des dieux enfin implore l'aide,
Dépose en son giron ses œufs, et croit qu'en paix
Ils seront dans ce lieu ; que pour ses intérêts,
Jupiter se verra contraint de les défendre :
Hardi qui les irait là prendre.
Aussi ne les y prit-on pas.
Leur ennemi changea de note,
Sur la robe du dieu fit tomber une crotte ;
Le dieu la secouant jeta les œufs à bas.
Quand l'aigle sut l'inadvertance,
Elle menaça Jupiter
D'abandonner sa cour, d'aller vivre au désert,
De quitter toute dépendance,
Avec mainte autre extravagance.
Le pauvre Jupiter se tut :
Devant son tribunal l'escarbot comparut,
Fit sa plainte, et conta l'affaire.
On fit entendre à l'aigle enfin qu'elle avait tort.
Mais, les deux ennemis ne voulant point d'accord,
Le monarque des dieux s'avisa, pour bien faire,
De transporter le temps où l'aigle fait l'amour
En une autre saison, quand la race escarbote
Est en quartier d'hiver, et, comme la marmotte,
Se cache et ne voit point le jour.
Le Chêne et le Roseau de Jean de La Fontaine
Le chêne un jour dit au roseau :
" Vous avez bien sujet d'accuser la nature ;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau ;
Le moindre vent, qui d'aventure
Fait rider la face de l'eau,
Vous oblige à baisser la tête,
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort de la tempête.
Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.
Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n'auriez pas tant à souffrir :
Je vous défendrais de l'orage ;
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
- Votre compassion, lui répondit l'arbuste,
Part d'un bon naturel ; mais quittez ce souci :
Les vents me sont moins qu'à vous redoutables ;
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin. " Comme il disait ces mots,
Du bout de l'horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L'arbre tient bon ; le roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu'il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.
Les Grenouilles qui demandent un Roi de Jean de La Fontaine
Les grenouilles se lassant
De l'état démocratique,
Par leurs clameurs firent tant
Que Jupin les soumit au pouvoir monarchique.
Il leur tomba du ciel un roi tout pacifique :
Ce roi fit toutefois un tel bruit en tombant,
Que la gent marécageuse,
Gent fort sotte et fort peureuse,
S'alla cacher sous les eaux,
Dans les joncs, dans les roseaux,
Dans les trous du marécage,
Sans oser de longtemps regarder au visage
Celui qu'elles croyaient être un géant nouveau.
Or c'était un soliveau,
De qui la gravité fit peur à la première
Qui, de le voir s'aventurant,
Osa bien quitter sa tanière.
Elle approcha, mais en tremblant ;
Une autre la suivit, une autre en fit autant :
Il en vint une fourmilière ;
Et leur troupe à la fin se rendit familière
Jusqu'à sauter sur l'épaule du roi.
Le bon sire le souffre, et se tient toujours coi.
Jupin en a bientôt la cervelle rompue :
" Donnez-nous, dit ce peuple, un roi qui se remue. "
Le monarque des dieux leur envoie une grue,
Qui les croque, qui les tue,
Qui les gobe à son plaisir ;
Et grenouilles de se plaindre,
Et Jupin de leur dire : " Eh quoi ? votre désir
A ses lois croit-il nous astreindre ?
Vous avez dû premièrement
Garder votre gouvernement ;
Mais ne l'ayant pas fait, il vous devait suffire
Que votre premier roi fût débonnaire et doux :
De celui-ci contentez-vous,
De peur d'en rencontrer un pire. "
L' homme et son image de Jean de La Fontaine
POUR M. LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD
Un homme qui s'aimait sans avoir de rivaux
Passait dans son esprit pour le plus beau du monde :
Il accusait toujours les miroirs d'être faux,
Vivant plus que content dans une erreur profonde.
Afin de le guérir, le sort officieux
Présentait partout à ses yeux
Les conseillers muets dont se servent nos dames :
Miroirs dans les logis, miroirs chez les marchands,
Miroirs aux poches des galands,
Miroirs aux ceintures des femmes.
Que fait notre Narcisse ? Il se va confiner
Aux lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer,
N'osant plus des miroirs éprouver l'aventure.
Mais un canal, formé par une source pure,
Se trouve en ces lieux écartés :
Il s'y voit, il se fâche ; et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une chimère vaine.
Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau ;
Mais quoi ? le canal est si beau
Qu'il ne le quitte qu'avec peine.
On voit bien où je veux venir.
Je parle à tous ; et cette erreur extrême
Est un mal que chacun se plaît d'entretenir.
Notre âme, c'est cet homme amoureux de lui-même ;
Tant de miroirs, ce sont les sottises d'autrui,
Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes ;
Et quant au canal, c'est celui
Que chacun sait, le livre des Maximes.
L' Astrologue qui se laisse tomber dans un puits de Jean de La Fontaine
Un astrologue un jour se laissa choir
Au fond d'un puits. On lui dit : " Pauvre bête,
Tandis qu'à peine à tes pieds tu peux voir,
Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? "
Cette aventure en soi, sans aller plus avant,
Peut servir de leçon à la plupart des hommes.
Parmi ce que de gens sur la terre nous sommes,
Il en est peu qui fort souvent
Ne se plaisent d'entendre dire
Qu'au livre du destin les mortels peuvent lire.
Mais ce livre, qu'Homère et les siens ont chanté,
Qu'est-ce, que le hasard parmi l'antiquité,
Et parmi nous la Providence ?
Or du hasard il n'est point de science :
S'il en était, on aurait tort
De l'appeler hasard, ni fortune, ni sort,
Toutes choses très incertaines.
Quant aux volontés souveraines
De Celui qui fait tout, et rien qu'avec dessein,
Qui les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ?
Aurait-il imprimé sur le front des étoiles
Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ?
A quelle utilité ? Pour exercer l'esprit
De ceux qui de la sphère et du globe ont écrit ?
Pour nous faire éviter des maux inévitables ?
Nous rendre, dans les biens, de plaisir incapables ?
Et causant du dégoût pour ces biens prévenus,
Les convertir en maux devant qu'ils soient venus ?
C'est erreur, ou plutôt c'est crime de le croire.
Le firmament se meut, les astres font leur cours,
Le soleil nous luit tous les jours,
Tous les jours sa clarté succède à l'ombre noire,
Sans que nous en puissions autre chose inférer
Que la nécessité de luire et d'éclairer,
D'amener les saisons, de mûrir les semences,
De verser sur les corps certaines influences.
Du reste, en quoi répond au sort toujours divers
Ce train toujours égal dont marche l'univers ?
Charlatans, faiseurs d'horoscope,
Quittez les cours des princes de l'Europe ;
Emmenez avec vous les souffleurs tout d'un temps :
Vous ne méritez pas plus de foi que ces gens.
Je m'emporte un peu trop revenons à l'histoire
De ce spéculateur qui fut contraint de boire.
Outre la vanité de son art mensonger,
C'est l'image de ceux qui bâillent aux chimères,
Cependant qu'ils sont en danger,
Soit pour eux, soit pour leurs affaires.
Conseil tenu par les Rats de Jean de La Fontaine
Un chat, nommé Rodilardus,
Faisait des rats telle déconfiture
Que l'on n'en voyait presque plus,
Tant il en avait mis dedans la sépulture.
Le peu qu'il en restait, n'osant quitter son trou,
Ne trouvait à manger que le quart de son soûl ;
Et Rodilard passait, chez la gent misérable,
Non pour un chat, mais pour un diable.
Or un jour qu'au haut et au loin
Le galand alla chercher femme,
Pendant tout le sabbat qu'il fit avec sa dame,
Le demeurant des rats tint chapitre en un coin
Sur la nécessité présente.
Dès l'abord, leur doyen, personne fort prudente,
Opina qu'il fallait, et plus tôt que plus tard,
Attacher un grelot au cou de Rodilard ;
Qu'ainsi, quand il irait en guerre,
De sa marche avertis, ils s'enfuiraient en terre ;
Qu'il n'y savait que ce moyen.
Chacun fut de l'avis de Monsieur le Doyen :
Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
La difficulté fut d'attacher le grelot.
L'un dit : " Je n'y vas point, je ne suis pas si sot ",
L'autre : " Je ne saurais. " Si bien que sans rien faire
On se quitta. J'ai maints chapitres vus,
Qui pour néant se sont ainsi tenus ;
Chapitres, non de rats, mais chapitres de moines,
Voire chapitres de chanoines.
Ne faut-il que délibérer,
La cour en conseillers foisonne ;
Est-il besoin d'exécuter,
L'on ne rencontre plus personne.
Le Loup et le Chien de Jean de La Fontaine
Un loup n'avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers,
Sir loup l'eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le loup donc l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu'il admire.
" Il ne tiendra qu'à vous beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui repartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d'assuré ; point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l'épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. "
Le loup reprit : " Que me faudra-t-il faire ?
- Presque rien, dit le chien : donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons,
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse. "
Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du chien pelé.
" Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? rien ? - Peu de chose.
- Mais encor ? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché ? dit le loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ?
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. "
Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encor.
Namouna - Chant premier de Alfred de Musset
Une femme est comme votre ombre :
courez après, elle vous fuit ; fuyez-la,
elle court après vous.
I
Le sofa sur lequel Hassan était couché
Était dans son espèce une admirable chose.
Il était de peau d'ours, — mais d'un ours bien léché ;
Moelleux comme une chatte, et frais comme une rose
Hassan avait d'ailleurs une très noble pose,
Il était nu comme Ève à son premier péché.
II
Quoi ! tout nu ! dira-t-on, n'avait-il pas de honte ?
Nu, dès le second mot !-Que sera-ce à la fin ?
Monsieur, excusez-moi, — je commence ce conte
Juste quand mon héros vient de sortir du bain
Je demande pour lui l'indulgence, et j'y compte.
Hassan était donc nu, — mais nu comme la main,
III
Nu comme un plat d'argent, — nu comme un mur
Nu comme le discours d'un académicien.
Ma lectrice rougit, et je la scandalise.
Mais comment se fait-il, madame, que l'on dise
Que vous avez la jambe et la poitrine bien ?
Comment le dirait-on, si l'on n'en savait rient
IV
Madame alléguera qu'elle monte en berline ;
Qu'elle a passé les ponts quand il faisait du vent ;
Que, lorsqu'on voit le pied, la jambe se devine ;
Et tout le monde sait qu'elle a le pied charmant
Mais moi qui ne suis pas du monde, j'imagine
Qu'elle aura trop aimé quelque indiscret amant.
V
Et quel crime est-ce donc de se mettre à son aise,
Quand on est tendrement aimée, — et qu'il fait chaud ?
On est si bien tout nu, dans une large chaise !
Croyez-m'en, belle dame, et, ne vous en déplaise,
Si vous m'apparteniez, vous y seriez bientôt.
Vous en crieriez sans doute un peu, — mais pas bien haut,
VI
Dans un objet aimé qu'est-ce donc que l'on aime ?
Est-ce du taffetas ou du papier gommé ?
Est-ce un bracelet d'or, un peigne parfumé ?
Non, — ce qu'on aime en vous, madame, c'est vous même.
La parure est une arme, et le bonheur suprême,
Après qu'on a vaincu, c'est d'avoir désarmé.
VII
Tout est nu sur la terre, hormis l'hypocrisie ;
Tout est nu dans les cieux, tout est nu dans la vie,
Les tombeaux, les enfants et les divinités.
Tous les cœurs vraiment beaux laissent voir leurs beautés
Ainsi donc le héros de cette comédie
Restera nu, madame, — et vous y consentez.
VIII
Un silence parfait règne dans cette histoire
Sur les bras du jeune homme et sur ses pieds d'ivoire
La naïade aux yeux verts pleurait en le quittant.
On entendait à peine au fond de la baignoire
Glisser l'eau fugitive, et d'instant en instant
Les robinets d'airain chanter en s'égouttant.
IX
Le soleil se couchait ; — on était en septembre :
Un triste mois chez nous, — mais un mois sans pareil
Chez ces peuples dorés qu'a bénis le soleil.
Hassan poussa du pied la porte de la chambre.
Heureux homme !-il fumait de l'opium dans de l'ambre,
Et vivant sans remords, il aimait le sommeil.
X
Bien qu'il ne s'élevât qu'à quelques pieds de terre,
Hassan était peut-être un homme à caractère ;
Il ne le montrait pas, n'en ayant pas besoin
Sa petite médaille annonçait un bon coin.
Il était très bien pris ; — on eût dit que sa mère
L'avait fait tout petit pour le faire avec soin.
XI
Il était indolent, et très opiniâtre ;
Bien cambré, bien lavé, le visage olivâtre,
Des mains de patricien, — l'aspect fier et nerveux,
La barbe et les sourcils très noirs, — un corps d'albâtre.
Ce qu'il avait de beau surtout, c'étaient les yeux.
Je ne vous dirai pas un mot de ses cheveux ;
XII
C'est une vanité qu'on rase en Tartarie.
Ce pays-là pourtant n'était pas sa patrie.
Il était renégat, — Français de nation, —
Riche aujourd'hui, jadis chevalier d'industrie,
Il avait dans la mer jeté comme un haillon
Son titre, sa famille et sa religion.
XIII
Il était très joyeux, et pourtant très maussade.
Détestable voisin, — excellent camarade,
Extrêmement futile, — et pourtant très posé,
Indignement naïf, — et pourtant très blasé,
Horriblement sincère, — et pourtant très rusé
Vous souvient-il, lecteur, de cette sérénade
XIV
Que don Juan, déguisé, chante sous un balcon ?
-Une mélancolique et piteuse chanson,
Respirant la douleur, l'amour et la tristesse.
Mais l'accompagnement parle d'un autre ton.
Comme il est vif, joyeux ! avec quelle prestesse
Il sautille !-On dirait que la chanson caresse
XV
Et couvre de langueur le perfide instrument,
Tandis que l'air moqueur de l'accompagnement
Tourne en dérision la chanson elle-même,
Et semble la railler d'aller si tristement
Tout cela cependant fait un plaisir extrême. —
C'est que tout en est vrai, — c'est qu'on trompe et
XVI
C'est qu'on pleure en riant ; — c'est qu'on est innocent
Et coupable à la fois ; — c'est qu'on se croit parjure
Lorsqu'on n'est qu'abusé ; c'est qu'on verse le sang
Avec des mains sans tache, et que notre nature
A de mal et de bien pétri sa créature :
Tel est le monde, hélas ! et tel était Hassan.
XVII
C'était un bon enfant dans la force du terme ;
Très bon-et très enfant ; — mais quand il avait dit :
Je veux que cela soit , il était comme un terme.
Il changeait de dessein comme on change d'habit ;
Mais il fallait toujours que le dernier se fît.
C'était un océan devenu terre ferme.
XVIII
Bizarrerie étrange ! avec ses goûts changeants,
Il ne pouvait souffrir rien d'extraordinaire
Il n'aurait pas marché sur une mouche à terre.
Mais s'il l'avait trouvée à dîner dans son verre,
Il aurait assommé quatre ou cinq de ses gens -
Parlez après cela des bons et des méchants !
XIX
Venez après cela crier d'un ton de maître
Que c'est le cœur humain qu'un auteur doit connaître !
Toujours le cœur humain pour modèle et pour loi.
Le cœur humain de qui ? le cœur humain de quoi ?
Celui de mon voisin a sa manière d'être ;
Mais morbleu ! comme lui, j'ai mon cœur humain, moi.
XX
Cette vie est à tous, et celle que je mène,
Quand le diable y serait, est une vie humaine.
Alors, me dira-t-on, c'est vous que vous peignez,
Vous êtes le héros, vous vous mettez en scène
-Pas du tout, — cher lecteur, — je prends à l'un le nez
-À l'autre, le talon, — à l'autre, — devinez.
XXI
En ce cas vous créez un monstre, une chimère,
Vous faites un enfant qui n'aura point de père.
-Point de père, grand Dieu ! quand, comme Trissotin
J'en suis chez mon libraire accouché ce matin !
D'ailleurs is pater est quem nuptiae... j'espère
Que vous m'épargnerez de vous parler latin.
XXII
Consultez les experts, le moderne et l'antique ;
On est, dit Brid'oison, toujours fils de quelqu'un .
Que l'on fasse, après tout, un enfant blond, ou brun,
Pulmonique ou bossu, borgne ou paralytique,
C'est déjà très joli, quand on en a fait un ;
Et le mien a pour lui qu'il n'est point historique.
XXIII
Considérez aussi que je n ai rien volé
A la Bibliothèque ; — et bien que cette histoire
Se passe en Orient, je n'en ai point parlé.
Il est vrai que, pour moi, je n'y suis point allé.
Mais c'est si grand, si loin !-Avec de la mémoire
On se tire de tout :-allez voir pour y croire.
XXIV
Si d'un coup de pinceau je vous avais bâti
Quelque ville aux toits bleus, quelque blanche mosquée,
Quelque tirade en vers, d'or et d'argent plaquée,
Quelque description de minarets flanquée,
Avec l'horizon rouge et le ciel assorti,
M'auriez-vous répondu : Vous en avez menti ?
XXV
Je vous dis tout cela, lecteur, pour qu'en échange
Vous me fassiez aussi quelque concession.
J'ai peur que mon héros ne vous paraisse étrange ;
Car l'étrange, à vrai dire, était sa passion.
Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange.
Et qui l'est ici-bas ?-Tartuffe a bien raison.
XXVI
Hassan était un être impossible à décrire.
C'est en vain qu'avec lui je voudrais vous lier,
Son cœur est un logis qui n'a pas d'escalier.
Ses intimes amis ne savaient trop qu'en dire.
Parler est trop facile, et c'est trop long d'écrire :
Ses secrets sentiments restaient sur l'oreiller.
XXVII
Il n'avait ni parents, ni guenon, ni maîtresse.
Rien d'ordinaire en lui, — rien qui le rattachât
Au commun des martyrs, — pas un chien, pas un chat.
Il faut cependant bien que je vous intéresse
A mon pauvre héros. — Dire qu'il est pacha,
C'est un moyen usé, c'est une maladresse.
XXVIII
Dire qu'il est grognon, sombre et mystérieux,
Ce n'est pas vrai d'abord, et c'est encor plus vieux.
Dire qu'il me plaît fort, cela n'importe guère.
C'est tout simple d'ailleurs, puisque je suis son père
Dire qu'il est gentil comme un cœur, c'est vulgaire.
J'ai déjà dit là-haut qu'il avait de beaux yeux.
XXIX
Dire qu'il n'avait peur ni de Dieu ni du diable,
C'est chanceux d'une part, et de l'autre immoral.
Dire qu'il vous plaira, ce n'est pas vraisemblable.
Ne rien dire du tout, cela vous est égal.
Je me contente donc du seul terme passable
Qui puisse l'excuser :-c'est un original.
XXX
Plût à Dieu, qui peut tout, que cela pût suffire
A le justifier de ce que je vais dire !
Il le faut cependant, — le vrai seul est ma loi.
Au fait, s'il agit mal, on pourrait rêver pire.
Ma foi, tant pis pour lui :-je ne vois pas pourquoi
Les sottises d'Hassan retomberaient sur moi.
XXXI
D'ailleurs on verra bien, si peu qu'on me connaisse,
Que mon héros de moi diffère entièrement.
J'ai des prétentions à la délicatesse ;
Quand il m'est arrivé d'avoir une maîtresse,
Je me suis comporté très pacifiquement.
En honneur devant Dieu, je ne sais pas comment
XXXII
J'ai pu, tel que je suis, entamer cette histoire,
Pleine, telle qu'elle est, d'une atrocité noire.
C'est au point maintenant que je me sens tenté
De l'abandonner là pour ma plus grande gloire,
Et que je brûlerais mon œuvre, en vérité,
Si ce n'était respect pour la postérité.
XXXIII
Je disais donc qu'Hassan était natif de France ;
Mais je ne disais pas par quelle extravagance
Il en était venu jusqu'à croire, à vingt ans,
Qu'une femme ici-bas n'était qu'un passe-temps.
Quand il en rencontrait une à sa convenance,
S'il la cardait huit jours. c'était déjà longtemps.
XXXIV
On sent l'absurdité d'un semblable système,
Puisqu'il est avéré que, lorsqu'on dit qu'on aime,
On dit en même temps qu'on aimera toujours, —
Et qu'on n'a jamais vu ni rois ni troubadours
Jurer à leurs beautés de les aimer huit jours.
Mais cet enfant gâté ne vivait que de crème
XXXV
Je sais bien, disait-il un jour qu'on en parlait,
Que les trois quarts du temps ma crème a le goût d'ailette
Nous avons sur ce point un siècle de vinaigre,
Où c'est déjà beaucoup que de trouver du lait
Mais toute servitude en amour me déplaît ;
J'aimerais mieux. je crois, être le chien d'un nègre,
XXXVI
Ou mourir sous le fouet d'un cheval rétif,
Que de craindre une jupe et d'avoir pour maîtresse
Un de ces beaux geôliers, au regard attentif,
Qui, d'un pas mesuré marchant sur la souplesse
Du haut de leurs yeux bleus vous promènent en laisse
Un bâton de noyer, au moins, c'est positif.
XXXVII
On connaît son affaire, — on sait à quoi s'attendre ;
On se frotte le dos, — on s'y fait par degré
Mais vivre ensorcelé sous un ruban doré !
boire du lait sucré dans un maillot vert tendre !
N'avoir à son cachot qu'un mur si délabré,
Qu'on ne s'y saurait même accrocher pour s'a pendre
XXXVIII
Ajoutez à cela que, pour comble d'horreur,
La femme la plus sèche et la moins malhonnête
Au bout de mes huit jours trouvera dans sa tête,
Ou dans quelque recoin oublié de son cœur,
Un amant qui jadis lui faisait plus d'honneur,
Un cœur plus expansif, une jambe mieux faite
XXXIX
Plus de douceur dans l'âme ou de nerf dans les bras
— Je rappelle au lecteur qu'ici comme là-bas
C'est mon héros qui parle, et je mourrais de honte
S'il croyait un instant que ce que je raconte,
Ici plus que jamais, ne me révolte pas
Or donc, disait Hassan, plus la rupture est prompte,
XL
Plus mes petits talents gardent de leur fraîcheur
C'est la satiété qui calcule et qui pense.
Tant qu'un grain d'amitié reste dans la balance.
Le Souvenir souffrant s'attache à l'espérance
Comme un enfant malade aux lèvres de sa sœur.
L'esprit n'y voit pas clair avec les yeux du cœur.
XLI
Le dégoût, c'est la haine — et quel motif de haine
Pourrais-je soulever ?— pourquoi m'en voudrait-on ?
Une femme dira qu'elle pleure : — et moi donc !
Je pleure horriblement ! — je me soutiens à peine ;
Que dis-je, malheureux ! il faut qu'on me soutienne.
Je n'ose même pas demander mon pardon.
XLII
Je me prive du corps, mais je conserve l'âme.
Il est vrai, dira-t-on, qu'il est plus d'une femme
Près de qui l'on ne fait, avec un tel moyen,
Que se priver de tout et ne conserver rien.
Mais c'est un pur mensonge, un calembour infâme,
Qui ne mordra jamais sur un homme de bien
XLIII
Voilà ce que disait Hassan pour sa défense.
Bien entendu qu'alors tout se passait en France,
Du temps que sur l'oreille il avait ce bonnet
Qui fit à son départ une si belle danse
Par dessus les moulins. Du reste, s'il tenait
A son raisonnement, c'est qu'il le comprenait.
XLIV
Bien qu'il traitât l'amour d'après un catéchisme,
Et qu'il mit tous ses soins à dorer son sophisme,
Hassan avait des nerfs qu'il ne pouvait railler.
Chez lui la jouissance était un paroxysme
Vraiment inconcevable et fait pour effrayer :
Non pas qu'on l'entendit ni pleurer ni crier. —
XLV
Un léger tremblement, — une pâleur extrême, —
Une convulsion de la gorge un blasphème, —
Quelques mots sans raison balbutiés tout bas,
C'est tout ce qu'on voyait sa maîtresse elle-même
N'en sentait rien, sinon qu'il restait dans ses bras
Sans haleine et sans force, et ne répondait pas.
XLVI
Mais à cette bizarre et ridicule ivresse
Succédait d'ordinaire un tel enchantement
Qu'il commençait d'abord par faire à sa maîtresse
Mille et un madrigaux, le tout très lourdement.
Il devenait tout miel, tout sucre et tout caresse.
Il eût communié dans un pareil moment.
XLVII.
Il n'existait alors secret ni confidence
Qui pût y résister. — Tout partait, tout roulait ;
Tous les épanchements du monde entraient en danse,
Illusions, soucis, gloire, amour, espérance ;
Jamais confessionnal ne vit de chapelet
Comparable en longueur à ceux qu'il défilait.
XLVIII
Ah ! c'est un grand malheur, quand on a le cœur tendre,
Que ce lien de fer que la nature a mis
Entre l'âme et le corps, ces frères ennemis !
Ce qui m'étonne, moi, c'est que Dieu l'ait permis
Voilà le nœud gordien qu'il fallait qu'Alexandre
Rompît de son épée, et réduisit en cendre.
XLIX
L'âme et le corps, hélas ! ils iront deux à deux,
Tant que le monde ira, — pas à pas, — côte à côte,
Comme s'en vont les vers classiques et les bœufs.
L'un disant : Tu fais mal ! et l'autre : C'est ta faute.
Ah ! misérable hôtesse, et plus misérable hôte !
Ce n'est vraiment pas vrai que tout soit pour le mieux.
L
Et la preuve, lecteur, la preuve irrécusable
Que ce monde est mauvais, c'est que pour y rester
Il a fallu s'en faire un autre, et l'inventer
Un autre !-monde étrange, absurde, inhabitable,
Et qui, pour valoir mieux que le seul véritable,
N'a pas même un instant eu besoin d'exister
LI
Oui, oui, n'en doutez pas, c'est un plaisir perfide
Que d'enivrer son âme avec le vin des sens ;
Que de baiser au front la volupté timide,
Et de laisser tomber, comme la jeune Elfride.
La clef d'or de son cœur dans les eaux des torrents.
Heureux celui qui met, dans de pareils moments,
LII
Comme ce vieux vizir qui gardait sa sultane,
La lame de son sabre entre une femme et lui !
Heureux l'autel impur qui n'a pas de profane !
Heureux l'homme indolent pour qui tout est fini
Quand le plaisir s'émousse, et que la courtisane
N'a jamais vu pleurer après qu'il avait ri !
LIII
Ah ! l'abîme est si grand ! la pente est si glissante !
Une maîtresse aimée est si près d'une sœur !
Elle vient si souvent, plaintive et caressante,
Poser, en chuchotant, son cœur sur votre cœur !
L'homme est si faible alors ! la femme est si puissante !
Le chemin est si doux du plaisir au bonheur !
LIV
Pauvres gens que nous tous !-Et celui qui se livre,
De ce qu'il aura fait doit tôt ou tard gémir !
La coupe est là, brûlante, — et celui qui s'enivre
Doit rire de pitié s'il ne veut pas frémir !
Voilà le train du monde, et ceux qui savent vivre
Vous diront à cela qu'il valait mieux dormir.
LV
Oui, dormir-et rêver !-Ah ! que la vie est belle,
Quand un rêve divin fait sur sa nudité
Pleuvoir les rayons d'or de son prisme enchanté !
Frais comme la rosée, et fils du ciel comme elle !
Jeune oiseau de la nuit, qui, sans mouiller son aile,
Voltige sur les mers de la réalité !
LVI
Ah ! si la rêverie était toujours possible !
Et si le somnambule, en étendant la main,
Ne trouvait pas toujours la nature inflexible
Qui lui heurte le front contre un pilier d'airain !
Si l'on pouvait se faire une armure insensible !
Si l'on rassasiait l'amour comme la faim !
LVII
Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène,
Est-elle si vivante et si vraiment humaine,
Qu'il semble qu'on l'a vue et que c'est un portrait ?
Et pourquoi l'Héloïse est-elle une ombre vaine,
Qu'on aime sans y croire et que nul ne connaît ?
Ah ! rêveurs, ah, rêveurs, que vous avons-nous fait ?
LVIII
Pourquoi promenez-vous ces spectres de lumière
Devant le rideau noir de nos nuits sans sommeil,
Puisqu'il faut qu'ici-bas tout songe ait son réveil,
Et puisque le désir se sent cloué sur terre,
Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,
L'aile ouverte, et les yeux fixés sur le soleil ?
LIX
Manon ! sphinx étonnants véritable sirène,
Cœur trois fois féminin, Cléopâtre en paniers !
Quoi qu'on dise ou qu'on fasse, et bien qu'à Sainte Hélène
On ait trouvé ton livre écrit pour des portiers,
Tu n'en es pas moins vraie, infâme, et Cléomène
N'est pas digne, à mon sens, de te baiser les pieds
LX
Tu m'amuses autant que Tiberge m'ennuie ,
Comme je crois en toi ! que je t'aime et te hais !
Quelle perversité ! quelle ardeur inouïe
Pour l'or et le plaisir ! Comme toute la vie
Est dans tes moindres mots ! Ah ! folle que tu es.
Comme je t'aimerais demain, si tu vivais !
LXI
En vérité, lecteur, je crois que je radote.
Si tout ce que je dis vient à propos de botte,
Comment goûteras-tu ce que je dis de bon ?
J'ai fait un hiatus indigne de pardon ;
Je compte là-dessus rédiger une note.
J'en suis donc à te dire... où diable en suis-je donc ?
LXII
M'y voilà. — Je disais qu'Hassan, près d'une femme,
Était très expansif, — il voulait tout ou rien.
Je confesse, pour moi, que je ne sais pas bien
Comment on peut donner le corps sans donner l'âme,
L'un étant la fumée, et l'autre étant la flamme.
Je ne sais pas non plus s'il était bon chrétien ;
LXIII
Je ne sais même pas quelle était sa croyance,
Ni quel secret si tendre il avait confié,
Ni de quelle façon, quand il était en France,
Ses maîtresses d'un jour l'avaient mystifié,
Ni ce qu'il en pensait, — ni quelle extravagance
L'avait fait blasphémer l'amour et l'amitié,
LXIV
Mais enfin, certain soir qu'il ne savait que faire,
Se trouvant mal en train vis-à-vis de son verre,
Pour tuer un quart d'heure il prit monsieur Galland.
Dieu voulut qu'il y vît comme quoi le sultan
Envoyait tous les jours une sultane en terre,
Et ce fut là-dessus qu'il se fit musulman .
LXV
Tous les premiers du mois, un juif aux mains crochues
Amenait chez Hassan deux jeunes filles nues,
Tous les derniers du mois on leur donnait un bain,
Un déjeuner, un voile, un sequin dans la main,
Et puis on les priait d'aller courir les rues.
Système assurément qui n'a rien d'inhumain
LXVI
C'était ainsi qu'Hassan, quatre fois par semaine,
Abandonnait son âme au doux plaisir d'aimer.
Ne sachant pas le turc, il se livrait sans peine :
À son aise en français il pouvait se pâmer.
Le lendemain, bonsoir. — Une vieille Égyptienne
Venait ouvrir la porte au maître, et la fermer.
LXVII
Ceci pourra sembler fort extraordinaire,
Et j'en sais qui riront d'un système pareil.
Mais il parait qu'Hassan se croyait, au contraire,
L'homme le plus heureux qui fût sous le soleil.
Ainsi donc, pour l'instant, lecteur, laissons-le faire.
Le voilà, tel qu'il est, attendant le sommeil.
LXVIII
Le sommeil ne vint pas, — mais cette douce ivresse
Qui semble être sa sœur, ou plutôt sa maîtresse ;
Qui, sans fermer les yeux, ouvre l'âme à l'oubli ;
Cette ivresse du cœur, si douce à la paresse
Que, lorsqu'elle vous quitte, on croit qu'on a dormi ;
Pâle comme Morphée, et plus belle que lui.
LXIX
C'est le sommeil de l'âme
On se remue, on bâille, et cependant on dort.
On se sent très bien vivre, et pourtant on est mort
On ne parlerait pas d'amour, mais je présume
Que l'on serait capable, avec un peu d'effort...
Je crois qu'une sottise est au bout de ma plume.
LXX
Avez-vous jamais vu, dans le creux d'un ravin,
Un bon gros vieux faisan, qui se frotte le ventre,
S'arrondir au soleil, et ronfler comme un chantre ?
Tous les points de sa boule aspirent vers le centre.
On dirait qu'il rumine, ou qu'il cuve du vin,
Enfin, quoi qu'il en soit, c'est un état divin.
LXXI
Lecteur, si tu t'en vas jamais en Terre sainte,
Regarde sous tes pieds : tu verras des heureux.
Ce sont de vieux fumeurs qui dorment dans l'enceinte
Où s'élevait jadis la cité des Hébreux.
Ces gens-là savent seuls vivre et mourir sans plainte :
Ce sont des mendiants qu'on prendrait pour des dieux.
LXXII
Ils parlent rarement, — ils sont assis par terre,
Nus, ou déguenillés, le front sur une pierre,
N'ayant ni sou ni poche, et ne pensant à rien.
Ne les réveille pas : ils t'appelleraient chien.
Ne les écrase pas : ils te laisseraient faire.
Ne les méprise pas : car ils te valent bien.
LXXIII
C'est le point capital du mahométanisme
De mettre le bonheur dans la stupidité.
Que n'en est-il ainsi dans le christianisme !
J'en citerais plus d'un qui l'aurait mérité,
Et qui mourrait heureux sans s'en être douté !
Diable ! j'ai du malheur, — encore un barbarisme.
LXXIV
On dit mahométisme, et j'en suis bien fâché .
Il fallait me lever pour prendre un dictionnaire,
Et j'avais fait mon vers avant d'avoir cherché.
Je me suis retourné, — ma plume était par terre.
J'avais marché dessus, — j'ai souillé, de colère
Ma bougie et ma verve, et je me suis couché.
LXXV
Tu vois, ami lecteur, jusqu'où va ma franchise
Mon héros est tout nu, moi je suis en chemise.
Je pousse la candeur jusqu'à t'entretenir
D'un chagrin domestique. — Où voulais-je en venir ?
Je suis comme Enéas portant son père Anchise.
LXXXVI
Énéas s'essoufflait, et marchait à grands pas.
Sa femme à chaque instant demeurait en arrière
Créüse, disait-il, pourquoi ne viens-tu pas ?
Créüse répondait : Je mets ma jarretière.
-Mets-la donc, et suis-nous, répondait Énéas.
Je vais, si tu ne viens, laisser tomber mon père.
LXXVII
Lecteur, nous allons voir si tu comprends ceci
Anchise est mon poème ; et ma femme Créüse
Qui va toujours trainant en chemin. c'est ma muse
Elle s'en va là-bas quand je la crois ici.
Une pierre l'arrête, un papillon l'amuse.
Quand arriverons-nous si nous marchons ainsi ?
LXXVIII
Enéas, d'une part, a besoin de sa femme.
Sans elle, à dire vrai, ce n'est qu'un corps sans âme.
Anchise, d'autre part, est horriblement lourd.
Le troisième péril, c'est que Troie est en flamme.
Mais, dès qu'Anchise grogne ou que sa femme court.
Créas est forcé de s'arrêter tout court.
Poème de l'amour de Anna de Brancovan, comtesse de Noailles
Il faudra bien pourtant que le jour vienne, un jour,
Où je ne pourrai plus t'aimer,
Où mon coeur sera dur, mon esprit sombre et sourd,
Ma main froide et mes yeux fermés !
Cet inutile effort pour ne pas te quitter,
Ce vain espoir de vivre encor,
L'horreur de déserter ma place à ton côté,
C'est cela, rien d'autre, la mort !
Ce n'est plus cette angoisse et ce scandale altier.
De sombrer dans un noir séjour,
De ne plus se sentir robuste et de moitié
Dans tous les mouvements du jour !
Ce n'est plus ce regret et ce décent orgueil
D'adresser aux cieux constellés
L'adieu méditatif et stupéfait d'un oeil
Qui fut à leurs astres mêlé,
- Mais n'être plus, parmi les humains inconnus,
Qui vont chacun à leur labeur,
La main forte et fidèle où tes doigts ont tenu,
Le sein où s'est posé ton coeur;
N'être plus le secret qui dit: C'est moi qui prends
Ce qui te tourmente et te nuit;
N'être plus ce désir anxieux et souffrant
Qui songe à ton sommeil, la nuit;
N'être plus ce brasier, qui tient ses feux couverts,
Dont parfois tu n'as pas besoin !
Hais qui saurait t'offrir un brûlant univers,
Si tes voeux réclamaient ce soin.
N'avoir plus, - ayant tout acquis et possédé,
- Cette tâche, modeste enfin,
De pouvoir, sans emphase, être prête à t'aider
Quand ton esprit a soif et faim,
Voilà ce qui m'effraie et comble de douleur
Une âme à présent sans fierté.
Car j'ai vraiment rendu de suffisants honneurs
Aux cieux inhumains de l'été !...
Poème de l'amour de Anna de Brancovan, comtesse de Noailles
J'ai perdu l'univers puisque tu me suffis,
Je vois qu'il appartient aux autres; quelquefois
Je songe à la grandeur que l'espace eut en moi,
Mais j'ai quitté l'azur à cause que tu vis.
Je regarde et j'entends les secrets mouvements
De l'infini, des sons, des parfums, des couleurs;
Mais l'air, l'arbre, les monts ne sont qu'un vêtement
Que j'écarte des doigts comme une humble vapeur,
Pour que tu restes seul parmi les éléments
À vivre dans la vie ainsi que dans mon coeur...
Poème de l'amour de Anna de Brancovan, comtesse de Noailles
Je voudrais bien qu'on départage
Le double voeu qui me combat:
- Je souhaite ne vivre pas,
Mais je veux revoir ton visage!
Certes, la mort est le seul lieu
Qui convienne à ce corps trop triste,
Mais il faut encor que j'existe:
Je ne peux pas quitter tes yeux!
L'espace, le ciel, la nature
Me plaisent moins que le tombeau;
Je n'aime plus nulle aventure,
Mais savoir que tu vis est beau
Savoir que tu vis, être sûre,
D'être seule à le savoir tant!
Dois-je te faire la blessure
De te rendre moins existant?
Qui veux-tu qui jamais respire
Ton être avec tant de grandeur?
- Et songe que tu me fais peur,
À moi, la meilleure et la pire!...
Poème de l'amour de Anna de Brancovan, comtesse de Noailles
L'orgueil est l'ennemi constant
De l'amour et de ses largesses;
Fort comme la vie, il attend
Que l'on retourne à sa noblesse.
Il veille sur tout l'abandon,
Sur tout le divin esclavage;
Il n'accorde pas son pardon
Au clair flamboiement des visages,
- Aux visages lavés de pleurs,
À ces larmes froides et rondes
Qui ne sont pas de la douleur,
Mais l'éblouissement du monde !
- Certes, il est dur de quitter
Cet orgueil prudent, fort et triste,
Qui, repoussant la volupté,
Fait croire à l'âme qu'elle existe;
Mais à cause de cet effort
Par qui tout l'être se surmonte,
Par ce consentement de mort,
Il est beau d'accepter la honte.
- Je voudrais ne plus rien tenir
Que de ton affable puissance,
Ne respirer, ne me nourrir
Qu'au doux gré de ta complaisance.
Qu'il serait bon, ce dénuement,
Au coeur royal que l'on détrône,
Et qui vécut trop fièrement !
- Être sans pain, sans vêtement,
Et dans un tendre abaissement
En recevoir de toi l'aumône...
Poème de l'amour de Anna de Brancovan, comtesse de Noailles
Lorsque je souffre trop de ton brillant visage,
Quand mon coeur asservi ne peut plus te quitter,
Je songe qu'autrefois de lointains paysages,
Des ports et leurs vaisseaux, de fameuses cités
M'éblouissaient ainsi; mon désir irrité
Croyait ne pas pouvoir vivre sans ces rivages...
Je n'en eus plus besoin quand je les eus chantés.
Les poèmes
A B C D E F
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S T U V W X
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Les poètes
A B C D E F
G H I J K L
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S T U V W X
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