Poème assis - 18 Poèmes sur assis
18 poèmes
Phonétique (Cliquez pour la liste complète) : aisés aisseau aisys assai assaut asse asseau asses assied assis assit assît assoie assoies assois assoit aussi haïssais haïssait haïsse haïsses hasch hast hasté haussa haussai haussais haussait haussas ...
La guerre de Louise Ackermann
I
Du fer, du feu, du sang ! C'est elle ! c'est la Guerre
Debout, le bras levé, superbe en sa colère,
Animant le combat d'un geste souverain.
Aux éclats de sa voix s'ébranlent les armées ;
Autour d'elle traçant des lignes enflammées,
Les canons ont ouvert leurs entrailles d'airain.
Partout chars, cavaliers, chevaux, masse mouvante !
En ce flux et reflux, sur cette mer vivante,
A son appel ardent l'épouvante s'abat.
Sous sa main qui frémit, en ses desseins féroces,
Pour aider et fournir aux massacres atroces
Toute matière est arme, et tout homme soldat.
Puis, quand elle a repu ses yeux et ses oreilles
De spectacles navrants, de rumeurs sans pareilles,
Quand un peuple agonise en son tombeau couché,
Pâle sous ses lauriers, l'âme d'orgueil remplie,
Devant l'œuvre achevée et la tâche accomplie,
Triomphante elle crie à la Mort: « Bien fauché ! »
Oui, bien fauché ! Vraiment la récolte est superbe ;
Pas un sillon qui n'ait des cadavres pour gerbe !
Les plus beaux, les plus forts sont les premiers frappés.
Sur son sein dévasté qui saigne et qui frissonne
L'Humanité, semblable au champ que l'on moissonne,
Contemple avec douleur tous ces épis coupés.
Hélas ! au gré du vent et sous sa douce haleine
Ils ondulaient au loin, des coteaux à la plaine,
Sur la tige encor verte attendant leur saison.
Le soleil leur versait ses rayons magnifiques ;
Riches de leur trésor, sous les cieux pacifiques,
Ils auraient pu mûrir pour une autre moisson.
II
Si vivre c'est lutter, à l'humaine énergie
Pourquoi n'ouvrir jamais qu'une arène rougie ?
Pour un prix moins sanglant que les morts que voilà
L'homme ne pourrait-il concourir et combattre ?
Manque-t-il d'ennemis qu'il serait beau d'abattre ?
Le malheureux ! il cherche, et la Misère est là !
Qu'il lui crie : « A nous deux ! » et que sa main virile
S'acharne sans merci contre ce flanc stérile
Qu'il s'agit avant tout d'atteindre et de percer.
A leur tour, le front haut, l'Ignorance et le Vice,
L'un sur l'autre appuyé, l'attendent dans la lice :
Qu'il y descende donc, et pour les terrasser.
A la lutte entraînez les nations entières.
Délivrance partout ! effaçant les frontières,
Unissez vos élans et tendez-vous la main.
Dans les rangs ennemis et vers un but unique,
Pour faire avec succès sa trouée héroïque,
Certes ce n'est pas trop de tout l'effort humain.
L'heure semblait propice, et le penseur candide
Croyait, dans le lointain d'une aurore splendide,
Voir de la Paix déjà poindre le front tremblant.
On respirait. Soudain, la trompette à la bouche,
Guerre, tu reparais, plus âpre, plus farouche,
Écrasant le progrès sous ton talon sanglant.
C'est à qui le premier, aveuglé de furie,
Se précipitera vers l'immense tuerie.
A mort ! point de quartier ! L'emporter ou périr!
Cet inconnu qui vient des champs ou de la forge
Est un frère ; il fallait l'embrasser, - on l'égorge.
Quoi ! lever pour frapper des bras faits pour s'ouvrir !
Les hameaux, les cités s'écroulent dans les flammes.
Les pierres ont souffert ; mais que dire des âmes ?
Près des pères les fils gisent inanimés.
Le Deuil sombre est assis devant les foyers vides,
Car ces monceaux de morts, inertes et livides,
Étaient des cœurs aimants et des êtres aimés.
Affaiblis et ployant sous la tâche infinie,
Recommence, Travail ! rallume-toi, Génie !
Le fruit de vos labeurs est broyé, dispersé.
Mais quoi ! tous ces trésors ne formaient qu'un domaine ;
C'était le bien commun de la famille humaine,
Se ruiner soi-même, ah ! c'est être insensé !
Guerre, au seul souvenir des maux que tu déchaînes,
Fermente au fond des cœurs le vieux levain des haines ;
Dans le limon laissé par tes flots ravageurs
Des germes sont semés de rancune et de rage,
Et le vaincu n'a plus, dévorant son outrage,
Qu'un désir, qu'un espoir : enfanter des vengeurs.
Ainsi le genre humain, à force de revanches,
Arbre découronné, verra mourir ses branches,
Adieu, printemps futurs ! Adieu, soleils nouveaux !
En ce tronc mutilé la sève est impossible.
Plus d'ombre, plus de fleurs ! et ta hache inflexible,
Pour mieux frapper les fruits, a tranché les rameaux.
III
Non, ce n'est point à nous, penseur et chantre austère,
De nier les grandeurs de la mort volontaire ;
D'un élan généreux il est beau d'y courir.
Philosophes, savants, explorateurs, apôtres,
Soldats de l'Idéal, ces héros sont les nôtres :
Guerre ! ils sauront sans toi trouver pour qui mourir.
Mais à ce fier brutal qui frappe et qui mutile,
Aux exploits destructeurs, au trépas inutile,
Ferme dans mon horreur, toujours je dirai : « Non ! »
O vous que l'Art enivre ou quelque noble envie,
Qui, débordant d'amour, fleurissez pour la vie,
On ose vous jeter en pâture au canon !
Liberté, Droit, Justice, affaire de mitraille !
Pour un lambeau d'Etat, pour un pan de muraille,
Sans pitié, sans remords, un peuple est massacré.
- Mais il est innocent ! - Qu'importe ? On l'extermine.
Pourtant la vie humaine est de source divine :
N'y touchez pas, arrière ! Un homme, c'est sacré !
Sous des vapeurs de poudre et de sang, quand les astres
Pâlissent indignés parmi tant de désastres,
Moi-même à la fureur me laissant emporter,
Je ne distingue plus les bourreaux des victimes ;
Mon âme se soulève, et devant de tels crimes
Je voudrais être foudre et pouvoir éclater.
Du moins te poursuivant jusqu'en pleine victoire,
A travers tes lauriers, dans les bras de l'Histoire
Qui, séduite, pourrait t'absoudre et te sacrer,
O Guerre, Guerre impie, assassin qu'on encense,
Je resterai, navrée et dans mon impuissance,
Bouche pour te maudire, et cœur pour t'exécrer !
Elsa au miroir de Louis Aragon
C'était
au beau milieu de notre tragédie
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d'or Je croyais voir
Ses patientes mains calmer un incendie
C'était au beau milieu de notre tragédie
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d'or et j'aurais dit
C'était au beau milieu de notre tragédie
Qu'elle jouait un air de harpe sans y croire
Pendant tout ce long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d'or et j'aurais dit
Qu'elle martyrisait à plaisir sa mémoire
Pendant tout ce long jour assise à son miroir
À ranimer les fleurs sans fin de l'incendie
Sans dire ce qu'une autre à sa place aurait dit
Elle martyrisait à plaisir sa mémoire
C'était au beau milieu de notre tragédie
Le monde ressemblait à ce miroir maudit
Le peigne partageait les feux de cette moire
Et ces feux éclairaient des coins de ma mémoire
C'était un beau milieu de notre tragédie
Comme dans la semaine est assis le jeudi
Et pendant un long jour assise à sa mémoire
Elle voyait au loin mourir dans son miroir
Un à un les acteurs de notre tragédie
Et qui sont les meilleurs de ce monde maudit
Et vous savez leurs noms sans que je les aie dits
Et ce que signifient les flammes des longs soirs
Et ses cheveux dorés quand elle vient s'asseoir
Et peigner sans rien dire un reflet d'incendie
Les Bijoux de Charles Baudelaire
La très chère était nue, et, connaissant mon coeur,
Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur
Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.
Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j'aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.
Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d'aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.
Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
D'un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;
Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,
S'avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s'était assise.
Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe !
Et la lampe s'étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre !
A celle qui est restée en France de Victor Hugo
Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange
Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d'ange,
Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi.
Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi,
Ce livre qui contient le spectre de ma vie,
Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie,
L'ombre et son ouragan, la rose et son pistil,
Ce livre azuré, triste, orageux, d'où sort-il ?
D'où sort le blême éclair qui déchire la brume ?
Depuis quatre ans, j'habite un tourbillon d'écume ;
Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j'écrivais ;
Car je suis paille au vent. Va ! dit l'esprit. Je vais.
Et, quand j'eus terminé ces pages, quand ce livre
Se mit à palpiter, à respirer, à vivre,
Une église des champs, que le lierre verdit,
Dont la tour sonne l'heure à mon néant, m'a dit :
Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte.
- Je le réclame, a dit la forêt inquiète ;
Et le doux pré fleuri m'a dit : - Donne-le-moi.
La mer, en le voyant frémir, m'a dit : - Pourquoi
Ne pas me le jeter, puisque c'est une voile !
- C'est à moi qu'appartient cet hymne, a dit l'étoile.
- Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents.
Et les oiseaux m'ont dit : - Vas-tu pas aux vivants
Offrir ce livre, éclos si loin de leurs querelles ?
Laisse-nous l'emporter dans nos nids sur nos ailes ! -
Mais le vent n'aura point mon livre, ô cieux profonds !
Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons,
Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ;
Ni la verte forêt qu'emplit un bruit de ruches ;
Ni l'église où le temps fait tourner son compas ;
Le pré ne l'aura pas, l'astre ne l'aura pas,
L'oiseau ne l'aura pas, qu'il soit aigle ou colombe,
Les nids ne l'auront pas ; je le donne à la tombe.
II
Autrefois, quand septembre en larmes revenait,
Je partais, je quittais tout ce qui me connaît,
Je m'évadais ; Paris s'effaçait ; rien, personne !
J'allais, je n'étais plus qu'une ombre qui frissonne,
Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler,
Sachant bien que j'irais où je devais aller ;
Hélas ! je n'aurais pu même dire : Je souffre !
Et, comme subissant l'attraction d'un gouffre,
Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais,
J'ignorais, je marchais devant moi, j'arrivais.
Ô souvenirs ! ô forme horrible des collines !
Et, pendant que la mère et la soeur, orphelines,
Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir
Avec l'avidité morne du désespoir ;
Puis j'allais au champ triste à côté de l'église ;
Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise,
L'oeil aux cieux, j'approchais ; l'accablement soutient ;
Les arbres murmuraient : C'est le père qui vient !
Les ronces écartaient leurs branches desséchées ;
Je marchais à travers les humbles croix penchées,
Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ;
Et je m'agenouillais au milieu des rameaux
Sur la pierre qu'on voit blanche dans la verdure.
Pourquoi donc dormais-tu d'une façon si dure
Que tu n'entendais pas lorsque je t'appelais ?
Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets,
Et disaient : Qu'est-ce donc que cet homme qui songe ?
Et le jour, et le soir, et l'ombre qui s'allonge,
Et Vénus, qui pour moi jadis étincela,
Tout avait disparu que j'étais encor là.
J'étais là, suppliant celui qui nous exauce ;
J'adorais, je laissais tomber sur cette fosse,
Hélas ! où j'avais vu s'évanouir mes cieux,
Tout mon coeur goutte à goutte en pleurs silencieux ;
J'effeuillais de la sauge et de la clématite ;
Je me la rappelais quand elle était petite,
Quand elle m'apportait des lys et des jasmins,
Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains,
Gaie, et riant d'avoir de l'encre à ses doigts roses ;
Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses,
Je fixais mon regard sur ces froids gazons verts,
Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers
La pierre du tombeau, comme une lueur d'âme !
Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame
Tintait dans le ciel triste et dans mon coeur saignant,
Rien ne me retenait, et j'allais ; maintenant,
Hélas !... - Ô fleuve ! ô bois ! vallons dont je fus l'hôte,
Elle sait, n'est-ce pas ? que ce n'est pas ma faute
Si, depuis ces quatre ans, pauvre coeur sans flambeau,
Je ne suis pas allé prier sur son tombeau !
III
Ainsi, ce noir chemin que je faisais, ce marbre
Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre,
Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher,
La nuit, que je voyais lentement approcher,
Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière,
Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cette pierre,
Ô mon Dieu, tout cela, c'était donc du bonheur !
Dis, qu'as-tu fait pendant tout ce temps-là ? - Seigneur,
Qu'a-t-elle fait ? - Vois-tu la vie en vos demeures ?
A quelle horloge d'ombre as-tu compté les heures ?
As-tu sans bruit parfois poussé l'autre endormi ?
Et t'es-tu, m'attendant, réveillée à demi ?
T'es-tu, pâle, accoudée à l'obscure fenêtre
De l'infini, cherchant dans l'ombre à reconnaître
Un passant, à travers le noir cercueil mal joint,
Attentive, écoutant si tu n'entendais point
Quelqu'un marcher vers toi dans l'éternité sombre ?
Et t'es-tu recouchée ainsi qu'un mât qui sombre,
En disant : Qu'est-ce donc ? mon père ne vient pas !
Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ?
Que de fois j'ai choisi, tout mouillés de rosée,
Des lys dans mon jardin, des lys dans ma pensée !
Que de fois j'ai cueilli de l'aubépine en fleur !
Que de fois j'ai, là-bas, cherché la tour d'Harfleur,
Murmurant : C'est demain que je pars ! et, stupide,
Je calculais le vent et la voile rapide,
Puis ma main s'ouvrait triste, et je disais : Tout fuit !
Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit !
Oh ! que de fois, sentant qu'elle devait m'attendre,
J'ai pris ce que j'avais dans le coeur de plus tendre
Pour en charger quelqu'un qui passerait par là !
Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l'appela ;
Quand je lui parle, hélas ! pourquoi les ferme-t-elle ?
Où serait donc le mal quand de l'ombre mortelle
L'amour violerait deux fois le noir secret,
Et quand, ce qu'un dieu fit, un père le ferait ?
IV
Que ce livre, du moins, obscur message, arrive,
Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive !
Qu'il y tombe, sanglot, soupir, larme d'amour !
Qu'il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour
Le baiser, la jeunesse, et l'aube, et la rosée,
Et le rire adoré de la fraîche épousée,
Et la joie, et mon coeur, qui n'est pas ressorti !
Qu'il soit le cri d'espoir qui n'a jamais menti,
Le chant du deuil, la voix du pâle adieu qui pleure,
Le rêve dont on sent l'aile qui nous effleure !
Qu'elle dise : Quelqu'un est là ; j'entends du bruit !
Qu'il soit comme le pas de mon âme en sa nuit !
Ce livre, légion tournoyante et sans nombre
D'oiseaux blancs dans l'aurore et d'oiseaux noirs dans l'ombre,
Ce vol de souvenirs fuyant à l'horizon,
Cet essaim que je lâche au seuil de ma prison,
Je vous le confie, air, souffles, nuée, espace !
Que ce fauve océan qui me parle à voix basse,
Lui soit clément, l'épargne et le laisse passer !
Et que le vent ait soin de n'en rien disperser,
Et jusqu'au froid caveau fidèlement apporte
Ce don mystérieux de l'absent à la morte !
Ô Dieu ! puisqu'en effet, dans ces sombres feuillets,
Dans ces strophes qu'au fond de vos cieux je cueillais,
Dans ces chants murmurés comme un épithalame
Pendant que vous tourniez les pages de mon âme,
Puisque j'ai, dans ce livre, enregistré mes jours,
Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds,
Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ;
Puisque vous ne voulez pas encor que je meure,
Et qu'il faut bien pourtant que j'aille lui parler ;
Puisque je sens le vent de l'infini souffler
Sur ce livre qu'emplit l'orage et le mystère ;
Puisque j'ai versé là toutes vos ombres, terre,
Humanité, douleur, dont je suis le passant ;
Puisque de mon esprit, de mon coeur, de mon sang,
J'ai fait l'âcre parfum de ces versets funèbres,
Va-t'en, livre, à l'azur, à travers les ténèbres !
Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit !
Oui, qu'il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit,
Comme une feuille d'arbre ou comme une âme d'homme !
Qu'il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme !
Qu'il tombe au plus profond du sépulcre hagard,
A côté d'elle, ô mort ! et que là, le regard,
Près de l'ange qui dort, lumineux et sublime,
Le voie épanoui, sombre fleur de l'abîme !
V
Ô doux commencements d'azur qui me trompiez,
Ô bonheurs ! je vous ai durement expiés !
J'ai le droit aujourd'hui d'être, quand la nuit tombe,
Un de ceux qui se font écouter de la tombe,
Et qui font, en parlant aux morts blêmes et seuls,
Remuer lentement les plis noirs des linceuls,
Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut les pierres,
Les grains dans les sillons, les ombres dans les bières,
La vague et la nuée, et devient une voix
De la nature, ainsi que la rumeur des bois.
Car voilà, n'est-ce pas, tombeaux ? bien des années,
Que je marche au milieu des croix infortunées,
Échevelé parmi les ifs et les cyprès,
L'âme au bord de la nuit, et m'approchant tout près,
Et que je vais, courbé sur le cercueil austère,
Questionnant le plomb, les clous, le ver de terre
Qui pour moi sort des yeux de la tête de mort,
Le squelette qui rit, le squelette qui mord,
Les mains aux doigts noueux, les crânes, les poussières,
Et les os des genoux qui savent des prières !
Hélas ! j'ai fouillé tout. J'ai voulu voir le fond.
Pourquoi le mal en nous avec le bien se fond,
J'ai voulu le savoir. J'ai dit : Que faut-il croire ?
J'ai creusé la lumière, et l'aurore, et la gloire,
L'enfant joyeux, la vierge et sa chaste frayeur,
Et l'amour, et la vie, et l'âme, - fossoyeur.
Qu'ai-je appris ? J'ai, pensif , tout saisi sans rien prendre ;
J'ai vu beaucoup de nuit et fait beaucoup de cendre.
Qui sommes-nous ? que veut dire ce mot : Toujours ?
J'ai tout enseveli, songes, espoirs, amours,
Dans la fosse que j'ai creusée en ma poitrine.
Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ?
Oh ! que ne suis-je encor le rêveur d'autrefois,
Qui s'égarait dans l'herbe, et les prés, et les bois,
Qui marchait souriant, le soir, quand le ciel brille,
Tenant la main petite et blanche de sa fille,
Et qui, joyeux, laissant luire le firmament,
Laissant l'enfant parler, se sentait lentement
Emplir de cet azur et de cette innocence !
Entre Dieu qui flamboie et l'ange qui l'encense,
J'ai vécu, j'ai lutté, sans crainte, sans remord.
Puis ma porte soudain s'ouvrit devant la mort,
Cette visite brusque et terrible de l'ombre.
Tu passes en laissant le vide et le décombre,
Ô spectre ! tu saisis mon ange et tu frappas.
Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas.
VI
Je ne puis plus reprendre aujourd'hui dans la plaine
Mon sentier d'autrefois qui descend vers la Seine ;
Je ne puis plus aller où j'allais ; je ne puis,
Pareil à la laveuse assise au bord du puits,
Que m'accouder au mur de l'éternel abîme ;
Paris m'est éclipsé par l'énorme Solime ;
La haute Notre-Dame à présent, qui me luit,
C'est l'ombre ayant deux tours, le silence et la nuit,
Et laissant des clartés trouer ses fatals voiles ;
Et je vois sur mon front un panthéon d'étoiles ;
Si j'appelle Rouen, Villequier, Caudebec,
Toute l'ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck !
Et, si je pars, m'arrête à la première lieue,
Et me dit: Tourne-toi vers l'immensité bleue !
Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos.
Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots !
A quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ?
Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ?
Où vas-tu de la sorte et machinalement ?
Ô songeur ! penche-toi sur l'être et l'élément !
Écoute la rumeur des âmes dans les ondes !
Contemple, s'il te faut de la cendre, les mondes ;
Cherche au moins la poussière immense, si tu veux
Mêler de la poussière à tes sombres cheveux,
Et regarde, en dehors de ton propre martyre,
Le grand néant, si c'est le néant qui t'attire !
Sois tout à ces soleils où tu remonteras !
Laisse là ton vil coin de terre. Tends les bras,
Ô proscrit de l'azur, vers les astres patries !
Revois-y refleurir tes aurores flétries ;
Deviens le grand oeil fixe ouvert sur le grand tout.
Penche-toi sur l'énigme où l'être se dissout,
Sur tout ce qui naît, vit, marche, s'éteint, succombe,
Sur tout le genre humain et sur toute la tombe !
Mais mon coeur toujours saigne et du même côté.
C'est en vain que les cieux, les nuits, l'éternité,
Veulent distraire une âme et calmer un atome.
Tout l'éblouissement des lumières du dôme
M'ôte-t-il une larme ? Ah ! l'étendue a beau
Me parler, me montrer l'universel tombeau,
Les soirs sereins, les bois rêveurs, la lune amie ;
J'écoute, et je reviens à la douce endormie.
VII
Des fleurs ! oh ! si j'avais des fleurs ! si Je pouvais
Aller semer des lys sur ces deux froids chevets !
Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle !
Les fleurs sont l'or, l'azur, l'émeraude, l'opale !
Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ;
Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher
Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes !
Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes,
Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir,
Puisqu'il nous fait lâcher ce qu'on croyait tenir,
Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde,
Sur la première porte en scelle une seconde,
Et, sur le père triste et sur l'enfant qui dort,
Ferme l'exil après avoir fermé la mort,
Puisqu'il est impossible à présent que je jette
Même un brin de bruyère à sa fosse muette,
C'est bien le moins qu'elle ait mon âme, n'est-ce pas ?
Ô vent noir dont j'entends sur mon plafond le pas !
Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle !
Mers, nuits ! et je l'ai mise en ce livre pour elle !
Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant
Que nous avons laissé derrière nous, rêvant.
Prends. Et, quoique de loin, reconnais ma voix, âme !
Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ;
Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ;
Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi.
Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume !
Qu'entre tes vagues mains il devienne fantôme !
Qu'il blanchisse, pareil à l'aube qui pâlit,
A mesure que l'oeil de mon ange le lit,
Et qu'il s'évanouisse, et flotte, et disparaisse,
Ainsi qu'un âtre obscur qu'un souffle errant caresse,
Ainsi qu'une lueur qu'on voit passer le soir,
Ainsi qu'un tourbillon de feu de l'encensoir,
Et que, sous ton regard éblouissant et sombre,
Chaque page s'en aille en étoiles dans l'ombre !
VIII
Oh ! quoi que nous fassions et quoi que nous disions,
Soit que notre âme plane au vent des visions,
Soit qu'elle se cramponne à l'argile natale,
Toujours nous arrivons à ta grotte fatale,
Gethsémani ! qu'éclaire une vague lueur !
Ô rocher de l'étrange et funèbre sueur !
Cave où l'esprit combat le destin ! ouverture
Sur les profonds effrois de la sombre nature !
Antre d'où le lion sort rêveur, en voyant
Quelqu'un de plus sinistre et de plus effrayant,
La douleur, entrer, pâle, amère, échevelée !
Ô chute ! asile ! ô seuil de la trouble vallée
D'où nous apercevons nos ans fuyants et courts,
Nos propres pas marqués dans la fange des jours,
L'échelle où le mal pèse et monte, spectre louche,
L'âpre frémissement de la palme farouche,
Les degrés noirs tirant en bas les blancs degrés,
Et les frissons aux fronts des anges effarés !
Toujours nous arrivons à cette solitude,
Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude !
Paix à l'ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez !
Êtres, groupes confus lentement transformés !
Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes !
Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes,
Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids,
Dormez ! dormez, brins d'herbe, et dormez, infinis !
Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse !
Silence sur la grande horreur religieuse,
Sur l'océan qui lutte et qui ronge son mors,
Et sur l'apaisement insondable des morts !
Paix à l'obscurité muette et redoutée,
Paix au doute effrayant, à l'immense ombre athée,
A toi, nature, cercle et centre, âme et milieu,
Fourmillement de tout, solitude de Dieu !
Ô générations aux brumeuses haleines,
Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines !
Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez !
Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés !
Tout est religion et rien n'est imposture.
Que sur toute existence et toute créature,
Vivant du souffle humain ou du souffle animal,
Debout au seuil du bien, croulante au bord du mal,
Tendre ou farouche, immonde ou splendide, humble ou grande,
La vaste paix des cieux de toutes parts descende !
Que les enfers dormants rêvent les paradis !
Assoupissez-vous, flots, mers, vents, âmes, tandis
Qu'assis sur la montagne en présence de l'Être,
Précipice où l'on voit pêle-mêle apparaître
Les créations, l'astre et l'homme, les essieux
De ces chars de soleil que nous nommons les cieux,
Les globes, fruits vermeils des divines ramées,
Les comètes d'argent dans un champ noir semées,
Larmes blanches du drap mortuaire des nuits,
Les chaos, les hivers, ces lugubres ennuis,
Pâle, ivre d'ignorance, ébloui de ténèbres,
Voyant dans l'infini s'écrire des algèbres,
Le contemplateur, triste et meurtri, mais serein,
Mesure le problème aux murailles d'airain,
Cherche à distinguer l'aube à travers les prodiges,
Se penche, frémissant, au puits des grands vertiges,
Suit de l'oeil des blancheurs qui passent, alcyons,
Et regarde, pensif, s'étoiler de rayons,
De clartés, de lueurs, vaguement enflammées,
Le gouffre monstrueux plein d'énormes fumées.
Guernesey, 2 novembre 1855, jour des morts.
Elle était déchaussée, elle était décoiffée de Victor Hugo
Elle était déchaussée, elle était décoiffée,
Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ;
Moi qui passais par là, je crus voir une fée,
Et je lui dis: Veux-tu t'en venir dans les champs ?
Elle me regarda de ce regard suprême
Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,
Et je lui dis: Veux-tu, c'est le mois où l'on aime,
Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?
Elle essuya ses pieds à l'herbe de la rive ;
Elle me regarda pour la seconde fois,
Et la belle folâtre alors devint pensive.
Oh! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !
Comme l'eau caressait doucement le rivage !
Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.
Belphégor de Jean de La Fontaine
De votre nom j’orne le frontispice
Des derniers vers que ma Muse a polis.
Puisse le tout ô charmante Philis,
Aller si loin que notre los franchisse
La nuit des temps: nous la saurons dompter
Moi par écrire, et vous par réciter.
Nos noms unis perceront l’ombre noire
Vous régnerez longtemps dans la mémoire,
Après avoir régné jusques ici
Dans les esprits, dans les cœurs même aussi.
Qui ne connaît l’inimitable actrice
Représentant ou Phèdre, ou Bérénice
Chimène en pleurs, ou Camille en fureur ?
Est-il quelqu’un que votre voix n’enchante ?
S’en trouve-t-il une autre aussi touchante ?
Une autre enfin allant si droit au cœur ?
N’attendez pas que je fasse l’éloge
De ce qu’en vous on trouve de parfait
Comme il n’est point de grâce qui n’y loge
Ce serait trop, je n’aurais jamais fait.
De mes Philis vous seriez la première.
Vous auriez eu mon âme toute entière
Si de mes vœux j’eusse plus présumé,
Mais en aimant qui ne veut être aimé?
Par des transports n’espérant pas vous plaire,
Je me suis dit seulement votre ami ;
De ceux qui sont amants plus d’à demi:
Et plût au sort que j’eusse pu mieux faire.
Ceci soit dit: venons à notre affaire.
Un jour Satan, monarque des enfers,
Faisait passer ses sujets en revue.
Là confondus tous les états divers,
Princes et rois, et la tourbe menue,
Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri,
Tant que Satan en était étourdi.
Il demandait en passant à chaque âme:
« Qui t’a jetée en l’éternelle flamme ? »
L’une disait: « Hélas c’est mon mari ; »
L’autre aussitôt répondait: «c’est ma femme. »
Tant et tant fut ce discours répété,
Qu’enfin Satan dit en plein consistoire :
«Si ces gens-ci disent la vérité
Il est aisé d’augmenter notre gloire.
Nous n’avons donc qu’à le vérifier.
Pour cet effet il nous faut envoyer
Quelque démon plein d’art et de prudence ;
Qui non content d’observer avec soin
Tous les hymens dont il sera témoin,
Y joigne aussi sa propre expérience. »
Le prince ayant proposé sa sentence,
Le noir sénat suivit tout d’une voix.
De Belphégor aussitôt on fit choix.
Ce diable était tout yeux et tout oreilles,
Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles,
Capable enfin de pénétrer dans tout,
Et de pousser l’examen jusqu’au bout.
Pour subvenir aux frais de l’entreprise,
On lui donna mainte et mainte remise,
Toutes à vue, et qu’en lieux différents
Il pût toucher par des correspondants.
Quant au surplus, les fortunes humaines,
Les biens, les maux, les plaisirs et les peines,
Bref ce qui suit notre condition,
Fut une annexe à sa légation.
Il se pouvait tirer d’affliction,
Par ses bons tours, et par son industrie,
Mais non mourir, ni revoir sa patrie,
Qu’il n’eût ici consumé certain temps :
Sa mission devait durer dix ans.
Le voilà donc qui traverse et qui passe
Ce que le Ciel voulut mettre d’espace
Entre ce monde et l’éternelle nuit;
Il n’en mit guère, un moment y conduit.
Notre démon s’établit à Florence,
Ville pour lors de luxe et de dépense.
Même il la crut propre pour le trafic.
Là sous le nom du seigneur Roderic,
Il se logea, meubla, comme un riche homme ;
Grosse maison, grand train, nombre de gens,
Anticipant tous les jours sur la somme
Qu’il ne devait consumer qu’en dix ans
On s’étonnait d’une telle bombance.
II tenait table, avait de tous côtés
Gens à ses frais, soit pour ses voluptés
Soit pour le faste et la magnificence.
L’un des plaisirs où plus il dépensa
Fut la louange : Apollon l’encensa
Car il est maître en l’art de flatterie.
Diable n’eut onc tant d’honneurs en sa vie.
Son cœur devint le but de tous les traits
Qu’Amour lançait: il n’était point de belle
Qui n’employât ce qu’elle avait d’attraits
Pour le gagner, tant sauvage fut-elle:
Car de trouver une seule rebelle,
Ce n’est la mode à gens de qui la main
Par les présents s’aplanit tout chemin.
C’est un ressort en tous desseins utile.
Je l’ai jà dit , et le redis encor
Je ne connais d’autre premier mobile
Dans l’univers, que l’argent et que l’or.
Notre envoyé cependant tenait compte
De chaque hymen, en journaux différents ;
L’un, des époux satisfaits et contents,
Si peu rempli que le diable en eut honte.
L’autre journal incontinent fut plein.
A Belphégor il ne restait enfin
Que d’éprouver la chose par lui-même.
Certaine fille à Florence était lors;
Belle, et bien faite, et peu d’autres trésors;
Noble d’ailleurs, mais d’un orgueil extrême;
Et d’autant plus que de quelque vertu
Un tel orgueil paraissait revêtu.
Pour Roderic on en fit la demande.
Le père dit que Madame Honnesta,
C’était son nom, avait eu jusque-là
Force partis; mais que parmi la bande
Il pourrait bien Roderic préférer,
Et demandait temps pour délibérer.
On en convient. Le poursuivant s’applique
A gagner celle ou ses vœux s’adressaient.
Fêtes et bals, sérénades, musique,
Cadeaux , festins, bien fort appetissaient
Altéraient fort le fonds de l’ambassade.
Il n’y plaint rien, en use en grand seigneur,
S’épuise en dons : l’autre se persuade
Qu’elle lui fait encor beaucoup d’honneur.
Conclusion, qu’après force prières,
Et des façons de toutes les manières,
Il eut un oui de Madame Honnesta.
Auparavant le notaire y passa:
Dont Belphégor se moquant en son âme:
Hé quoi, dit-il, on acquiert une femme
Comme un château ! ces gens ont tout gâté.
Il eut raison: ôtez d’entre les hommes
La simple foi, le meilleur est ôté.
Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes
Dans les procès en prenant le revers.
Les si, les cas, les contrats sont la porte
Par où la noise entra dans l’univers:
N’espérons pas que jamais elle en sorte.
Solennités et lois n’empêchent pas
Qu’avec l’Hymen Amour n’ait des débats
C’est le cœur seul qui peut rendre tranquille.
Le cœur fait tout, le reste est inutile.
Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états.
Chez les amis tout s’excuse, tout passe,;
Chez les amants tout plaît, tout est.
Chez les époux tout ennuie, et tout lasse.
Le devoir nuit, chacun est ainsi fait.
Mais, dira-t-on, n’est-il en nulles guises
D’heureux ménage ? après mûr examen,
J’appelle un bon, voire un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.
Sur ce point-là c’est assez raisonné.
Dès que chez lui le diable eut amené
Son épousée, il jugea par lui-même
Ce qu’est l’hymen avec un tel démon:
Toujours débats, toujours quelque sermon
Plein de sottise en un degré suprême.
Le bruit fut tel que Madame Honnesta
Plus d’une fois les voisins éveilla:
Plus d’une fois on courut à la noise
«Il lui fallait quelque simple bourgeoise,
Ce disait-elle, un petit trafiquant
Traiter ainsi les filles de mon rang !
Méritait-il femme si vertueuse?
Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse:
J’en ai regret, et si je faisais bien... »
Il n’est pas sûr qu’Honnesta ne fit rien:
Ces prudes-là nous en font bien accroire.
Nos deux époux, à ce que dit l’histoire,
Sans disputer n’étaient pas un moment.
Souvent leur guerre avait pour fondement
Le jeu, la jupe ou quelque ameublement,
D’été, d’hiver, d’entre-temps, bref un monde
D inventions propres à tout gâter.
Le pauvre diable eut lieu de regretter
De l autre enfer la demeure profonde.
Pour comble enfin Roderic épousa
La parente de Madame Honnesta,
Ayant sans cesse et le père, et la mère,
Et la grand’sœur, avec le petit frère,
De ses deniers mariant la grand’sœur,
Et du petit payant le précepteur.
Je n’ai pas dit la principale cause
De sa ruine infaillible accident ;
Et j’oubliais qu’il eût un intendant.
Un intendant ? qu’est-ce que cette chose ?
Je définis cet être, un animal
Qui comme on dit sait pécher en eau trouble,
Et plus le bien de son maître va mal,
Plus le sien croît, plus son profit redouble;
Tant qu’aisément lui-même achèterait
Ce qui de net au seigneur resterait:
Dont par raison bien et dûment déduite
On pourrait voir chaque chose réduite
En son état, s’il arrivait qu’un jour
L’autre devînt l’intendant à son tour,
Car regagnant ce qu’il eut étant maître,
Ils reprendraient tous deux leur premier être.
Le seul recours du pauvre Roderic,
Son seul espoir, était certain trafic
Qu’il prétendait devoir remplir sa bourse,
Espoir douteux, incertaine ressource.
Il était dit que tout serait fatal
A notre époux, ainsi tout alla mal.
Ses agents tels que la plupart des nôtres,
En abusaient: il perdit un vaisseau,
Et vit aller le commerce à vau-l’eau,
Trompe des uns, mal servi par les autres.
II emprunta. Quand ce vint à payer,
Et qu’à sa porte il vit le créancier,
Force lui fut d’esquiver par la fuite,
Gagnant les champs, où de l’âpre poursuite
Il se sauva chez un certain fermier,
En certain coin remparé de fumier.
Mais Matheo moyennant grosse somme
L’en fit sortir au premier mot qu’il dit.
C’était à Naple, il se transporte à Rome ;
Saisit un corps: Matheo l’en bannit,
Le chasse encore: autre somme nouvelle.
Trois fois enfin, toujours d’un corps femelle,
Remarquez bien, notre diable sortit.
Le roi de Naple avait lors une fille,
Honneur du sexe, espoir de sa famille ;
Maint jeune prince était son poursuivant.
Là d’Honnesta Belphégor se sauvant,
On ne le put tirer de cet asile.
II n’était bruit aux champs comme à la ville
Que d’un manant qui chassait les esprits.
Cent mille écus d’abord lui sont promis.
Bien affligé de manquer cette somme
(Car les trois fois l’empêchaient d’espérer
Que Belphégor se laissât conjurer)
Il la refuse: il se dit un pauvre homme,
Pauvre pécheur, qui sans savoir comment,
Sans dons du Ciel, par hasard seulement,
De quelques corps a chassé quelque diable,
Apparemment chétif, et misérable,
Et ne connaît celui-ci nullement.
Il beau dire; on le force, on l’amène,
On le menace, on lui dit que sous peine
D’être pendu, d’être mis haut et court
En un gibet, il faut que sa puissance
Se manifeste avant la fin du jour.
Dès l’heure même on vous met en présence
Notre démon et son conjurateur.
D’un tel combat le prince est spectateur.
Chacun y court; n’est fils de bonne mère
Qui pour le voir ne quitte toute affaire.
D’un côté sont le gibet et la hart,
Cent mille écus bien comptés d’autre part.
Matheo tremble, et lorgne la finance.
L’esprit malin voyant sa contenance
Riait sous cape, alléguait les trois fois;
Dont Matheo suait en son harnois,
Pressait, priait, conjurait avec larmes.
Le tout en vain: plus il est en alarmes,
Plus l’autre rit. Enfin le manant dit
Que sur ce diable il n’avait nul crédit.
On vous le happe, et mène à la potence.
Comme il allait haranguer l’assistance,
Nécessite lui suggéra ce tour:
Il dit tout bas qu’on battît le tambour,
Ce qui fut fait; de quoi l’esprit immonde
Un peu surpris au manant demanda:
«Pourquoi ce bruit ? coquin, qu’entends-je là?»
L’autre répond: «C’est Madame Honnesta
Qui vous réclame, et va par tout le monde
Cherchant l’époux que le Ciel lui donna. »
Incontinent le diable décampa,
S’enfuit au fond des enfers, et conta
Tout le succès qu’avait eu son voyage:
«Sire, dit-il, le nœud du mariage
Damne aussi dru qu’aucuns autres états.
Votre Grandeur voit tomber ici-bas
Non par flocons, mais menu comme pluie
Ceux que l’Hymen fait de sa confrérie
J’ai par moi-même examiné le cas.
Non que de soi la chose ne soit bonne
Elle eut jadis un plus heureux destin
Mais comme tout se corrompt à la fin
Plus beau fleuron n’est en votre couronne. »
Satan le crut: il fut récompensé
Encor qu’il eût son retour avancé
Car qu’eut-il fait ? ce n’était pas merveilles
Qu’ayant sans cesse un diable à ses oreilles,
Toujours le même, et toujours sur un ton,
Il fut contraint d’enfiler la venelle ;
Dans les enfers encore en change-t-on ;
L’autre peine est à mon sens plus cruelle.
Je voudrais voir quelque gens y durer
Elle eut à Job fait tourner la cervelle.
De tout ceci que prétends-je inférer ?
Premièrement je ne sais pire chose
Que de changer son logis en prison:
En second lieu si par quelque raison
Votre ascendant à l’hymen vous expose
N’épousez point d’Honnesta s’il se peut
N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.
Le Meunier, son Fils, et l'Ane de Jean de La Fontaine
L'invention des arts étant un droit d'aînesse,
Nous devons l'apologue à l'ancienne Grèce ;
Mais ce champ ne se peut tellement
Que les derniers venus n'y trouvent à glaner.
La feinte est un pays plein de terres désertes ;
Tous les jours nos auteurs y font des découvertes.
Je t'en veux dire un trait assez bien inventé :
Autrefois à Racan Malherbe l'a conté.
Ces deux rivaux d'Horace, héritiers de sa lyre,
Disciples d'Apollon, nos maîtres, pour mieux dire,
Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins
(Comme ils se confiaient leurs pensers et leurs soins),
Racan commence ainsi : " Dites-moi, je vous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie,
Qui par tous ses degrés avez déjà passé,
Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé,
A quoi me résoudrai-je ? Il est temps que j'y pense.
Vous connaissez mon bien, mon talent, ma naissance :
Dois-je dans la province établir mon séjour,
Prendre emploi dans l'armée, ou bien charge à la cour ?
Tout le monde est mêlé d'amertume et de charmes :
La guerre a ses douceurs, l'hymen a ses alarmes :
Si je suivais mon goût, je saurais où buter ;
Mais j'ai les miens, la cour, le peuple à contenter. "
Malherbe là-dessus : " Contenter tout le monde !
Écoutez ce récit avant que je réponde.
J'ai lu dans quelque endroit qu'un meunier et son fils,
L'un vieillard, l'autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j'ai bonne mémoire,
Allaient vendre leur âne, un certain jour de foire.
Afin qu'il fût plus frais et de meilleur débit,
On lui lia les pieds, on vous le suspendit ;
Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre,
Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre !
Le premier qui les vit de rire s'éclata :
Quelle farce, dit-il, vont jouer ces gens-là ?
Le plus âne des trois n'est pas celui qu'on pense.
Le meunier, à ces mots, connaît son ignorance ;
Il met sur pieds sa bête, et la fait détaler.
L'âne, qui goûtait fort l'autre façon d'aller,
Se plaint en son patois. Le meunier n'en a cure ;
Il fait monter son fils, il suit, et d'aventure
Passent trois bons marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s'écria tant qu'il put :
Oh là oh, descendez, que l'on ne vous le dise,
Jeune homme, qui menez laquais à barbe grise !
C'était à vous de suivre, au vieillard de monter.
- Messieurs, dit le Meunier, il vous faut contenter.
L'enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte,
Quand trois filles passant, l'une dit : C'est grand honte
Qu'il faille voir ainsi clocher ce jeune fils,
Tandis que ce nigaud, comme un évêque assis,
Fait le veau sur son âne, et pense être bien sage.
- Il n'est, dit le meunier, plus de veaux à mon âge :
Passez votre chemin, la fille, et m'en croyez.
Après maints quolibets coup sur coup renvoyés,
L'homme crut avoir tort, et mit son fils en croupe.
Au bout de trente pas, une troisième troupe
Trouve encore à gloser. L'un dit : Ces gens sont fous !
Le baudet n'en peut plus ; il mourra sous leurs coups.
Hé quoi ? charger ainsi cette pauvre bourrique !
N'ont-ils point de pitié de leur vieux domestique ?
Sans doute qu'à la foire ils vont vendre sa peau.
- Parbleu ! dit le Meunier, est bien fou du cerveau
Qui prétend contenter tout le monde et son père.
Essayons toutefois si par quelque manière
Nous en viendrons à bout. Ils descendent tous deux.
L'âne se prélassant marche seul devant eux.
Un quidam les rencontre, et dit : Est-ce la mode
Que baudet aille à l'aise, et meunier s'incommode ?
Qui de l'âne ou du maître est fait pour se lasser ?
Je conseille à ces gens de le faire enchâsser.
Ils usent leurs souliers, et conservent leur âne.
Nicolas, au rebours ; car, quand il va voir Jeanne,
Il monte sur sa bête ; et la chanson le dit.
Beau trio de baudets ! Le meunier repartit :
Je suis âne, il est vrai, j'en conviens, je l'avoue ;
Mais que dorénavant on me blâme, on me loue,
Qu'on dise quelque chose ou qu'on ne dise rien,
J'en veux faire à ma tête. Il le fit, et fit bien.
Quant à vous, suivez Mars, ou l'Amour, ou le Prince ;
Allez, venez, courez ; demeurez en province ;
Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement :
Les gens en parleront, n'en doutez nullement. "
La fille aux cheveux de lin de Charles Marie René Leconte de Lisle
Sur
la luzerne en fleur assise,
Qui chante dès le frais matin ?
C'est la fille aux cheveux de lin,
La belle aux lèvres de cerise.
L'amour, au clair soleil d'été,
Avec l'alouette a chanté.
Ta bouche a des couleurs divines,
Ma chère, et tente le baiser !
Sur l'herbe en fleur veux-tu causer,
Fille aux cils longs, aux boucles fines ?
L'amour, au clair soleil d'été,
Avec l'alouette a chanté.
Ne dis pas non, fille cruelle !
Ne dis pas oui ! J'entendrai mieux
Le long regard de tes grands yeux
Et ta lèvre rose, ô ma belle !
L'amour, au clair soleil d'été,
Avec l'alouette a chanté.
Adieu les daims, adieu les lièvres
Et les rouges perdrix ! Je veux
Baiser le lin de tes cheveux,
Presser la pourpre de tes lèvres !
L'amour, au clair soleil d'été,
Avec l'alouette a chanté.
Namouna - Chant deuxième de Alfred de Musset
Qu'est-ce que l'amour ?
L'échange de deux fantaisies
Et le contact de deux épidermes
Chamfort
I
Eh bien ! en vérité, les sots auront beau dire,
Quand on n'a pas d'argent, c'est amusant d'écrire.
Si c'est un passe-temps pour se désennuyer,
Il vaut bien la bouillotte ; et, si c'est un métier,
Peut-être qu'après tout ce n'en est pas un pire
Que fille entretenue, avocat ou portier
II
J'aime surtout les vers, cette langue immortelle.
C'est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas
Mais je l'aime à la rage. Elle a cela pour elle
Que les sots d'aucun temps n'en ont pu faire cas,
Qu'elle nous vient de Dieu, — qu'elle est limpide et belle,
Que le monde l'entend, et ne la parle pas.
III
Eh bien ! Sachez-le donc, vous qui voulez sans cesse
Mettre votre scalpel dans un couteau de bois
Vous qui cherchez l'auteur à de certains endroits,
Comme un amant heureux cherche, dans son ivresse
Sur un billet d'amour les pleurs de sa maîtresse,
Et rêve, en le lisant, au doux son de sa voix.
IV
Sachez-le, — c'est le cœur qui parle et qui soupire
Lorsque la main écrit, — c'est le cœur qui se fond ;
C'est le cœur qui s'étend, se découvre et respire
Comme un gai pèlerin sur le sommet d'un mont
Et puissiez-vous trouver, quand vous en voudrez rire
À dépecer nos vers le plaisir qu'ils nous font !
V
Qu'importe leur valeur ? La muse est toujours belle,
Même pour l'insensé, même pour l'impuissant ;
Car sa beauté pour nous, c'est notre amour pour elle.
Mordez et croassez, corbeaux, battez de l'aile ;
Le poète est au ciel, et lorsqu'en vous poussant
Il vous y fait monter, c'est qu'il en redescend
VI
Allez, — exercez-vous, — débrouillez la quenouille,
Essoufflez-vous à faire un bœuf d'une grenouille
Avant de lire un livre, et de dire : J'y crois !
Analysez la plaie, et fourrez-y les doigts ;
Il faudra de tout temps que l'incrédule y fouille,
Pour savoir si son Christ est monté sur la croix
VII
Eh, depuis quand un livre est-il donc autre chose
Que le rêve d'un jour qu'on raconte un instant ;
Un Oiseau qui gazouille et s'envole ; — une rose
Qu'on respire et qu'on jette, et qui meurt en tombant ; —
Un ami qu'on aborde, avec lequel on cause,
Moitié lui répondant, et moitié l'écoutant ?
VIII
Aujourd'hui' par exemple, il plait à ma cervelle
De rimer en sixains le conte que voici,
Va-t-on le maltraiter et lui chercher querelle ?
Est-ce sa faute, à lui, si je l'écris ainsi ?
Byron, me direz-vous, m'a servi de modèle.
Vous ne savez donc pas qu'il imitait Pulci ?
IX
Lisez les Italiens, vous verrez s'il les vole.
Rien n'appartient à rien, tout appartient à tous.
Il faut être ignorant comme un maître d'école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n'ait pu dire avant vous.
C'est imiter quelqu'un que de planter des choux.
X
Ah ! pauvre Laforêt, qui ne savais pas lire,
Quels vigoureux soufflets ton nom seul a donnés
Au peuple travailleur des discuteurs damnés !
Molière t'écoutait lorsqu'il venait d'écrire
Quel mépris des humains dans le simple et gros rire
Dont tu lui baptisais ses hardis nouveau-nés !
XI
Il ne te lisait pas, dit-on, les vers d'Alceste ;
Si je les avais faits, je te les aurais lus.
L'esprit et les bons mots auraient été perdus ;
Mais les meilleurs accords de l'instrument céleste
Seraient allés au cœur comme ils en sont venus.
J'aurais dit aux bavards du siècle : A vous le reste
XII
Pourquoi donc les amants veillent-ils nuit et jour ?
Pourquoi donc le poète aime-t-il sa souffrance ?
Que demandent-ils donc tous les deux en retour ?
Une larme, ô mon Dieu, voilà leur récompense ;
Voilà pour eux le ciel ; la gloire et l'éloquence,
Et par là le génie est semblable à l'amour.
XIII
Mon premier chant est fait. — Je viens de le relire.
J'ai bien mal expliqué ce que je voulais dire ;
Je n'ai pas dit un mot de ce que j'aurais dit
Si j'avais fait un plan une heure avant d'écrire ;
Je crève de dégoût, de rage et de dépit
Je crois en vérité que j'ai fait de l'esprit
XIV
Deux sortes de roués existent sur la terre :
L'an, beau comme Satan, froid comme la vipère,
Hautain, audacieux, plein d'imitation,
Ne laissant palpiter sur son cœur solitaire
Que l'écorce d'un homme et de la passion ;
Faisant un manteau d'or à son ambition ;
XV
Corrompant sans plaisir, amoureux de lui-même,
Et, pour s'aimer toujours, voulant toujours qu'on l'aime ;
Regardant au soleil son ombre se mouvoir ;
Dès qu'une source est pure, et que l'on peut s'y voir,
Venant comme Narcisse y pencher son front blême,
Et chercher la douleur pour s'en faire un miroir.
XVI <
br> Son idéal, c'est lui -Quoi qu'il dise ou qu'il fasse,
Il se regarde vivre, et s'écoute parler.
Car il faut que demain on dise, quand il passe :
Cet homme que voilà, c'est Robert Lovelace
Autour de ce mot-là le monde peut rouler ;
Il est l'axe du monde, et lui permet d'aller.
XV
Avec lui ni procès, ni crainte, ni scandale.
Il jette un drap mouillé sur son père qui râle ;
Il rôde, en chuchotant, sur la pointe du pied.
Un amant plus sincère, à la main plus loyale,
Peut serrer une main trop fort, et l'effrayer ;
Mais lui, n'ayez pas peur de lui, c'est son métier.
XVIII
Qui pourrait se vanter d'avoir surpris son âme ?
L'étude de sa vie est d'en cacher le fond...
On en parle, — on en pleure, — on en rit, qu'en voit on :
Quelques duels oubliés, quelques soupirs de femme,
Quelque joyau de prix sur une épaule infâme,
Quelque croix de bois noir sur un tombeau sans nom.
XIX
Mais comme tout se tait dès qu'il vient à paraître !
Clarisse l'aperçoit, et commence à souffrir.
Comme il est beau ! brillants comme il s'annonce en maître !
Si Clarisse s'indigne et tarde à consentir,
Il dira qu'il se tue-il se tuera peut-être ; —
Mais Clarisse aime mieux le sauver, et mourir.
XX
C'est le roué sans cœur, le spectre à double face,
A la patte de tigre, aux serres de vautour,
Le roué sérieux qui n'eut jamais d'amour ;
Méprisant la douleur comme la populace ;
Disant au genre humain de lui laisser son jour-
Et qui serait César, s'il n'était Lovelace
XXI
Ne lui demandez pas s'il est heureux ou non ;
Il n'en sait rien lui-même, il est ce qu'il doit être.
Il meurt silencieux, tel que Dieu l'a fait naître
L'antilope aux yeux bleus est plus tendre peut-être
Que le roi des forêts ; mais le lion répond
Qu'il n'est pas antilope, et qu'il a nom : lion.
XXII
Voilà l'homme d'un siècle, et l'étoile polaire
Sur qui les écoliers fixent leurs yeux ardents,
L'homme dont Robertson fera le commentaire,
Qui donnera sa vie à lire à nos enfants
Ses crimes noirciront un large bréviaire,
Qui brûlera les mains et les cœurs de vingt ans.
XXIII
Quant au roué Français, au don Juan ordinaire,
Ivre, riche, joyeux, raillant l'homme de pierre,
Ne demandant partout qu'à trouver le vin bon,
Bernant monsieur Dimanche, et disant à son père
Qu'il serait mieux assis pour lui faire un sermon,
C'est l'ombre d'un roué qui ne vaut pas Valmont.
XXIV
Il en est un plus grand, plus beau, plus poétique,
Que personne n'a fait, que Mozart a rêvé,
Qu'Hoffmann a vu passer, au son de la musique,
Sous un éclair divin de sa nuit fantastique,
Admirable portrait qu'il n'a point achevé,
Et que de notre temps Shakspeare aurait trouvé.
XXV
Un jeune homme est assis au bord d'une prairie,
Pensif comme l'amour, beau comme le génie ;
Sa maîtresse enivrée est prête à s'endormir.
Il vient d'avoir vingt ans, son cœur vient de s'ouvrir.
Rameau tremblant encor de l'arbre de la vie,
Tombé, comme le Christ, pour aimer et souffrir
XXVI
Le voilà se noyant dans des larmes de femme,
Devant cette nature aussi belle que lui ;
Pressant le monde entier sur son cœur qui se pâme,
Faible, et, comme le lierre, ayant besoin d'autrui ;
Et ne le cachant pas, et suspendant son âme,
Comme un luth éolien, aux lèvres de la Nuit.
XXVII
Le voilà demandant pourquoi son cœur soupire,
Jurant, les yeux en pleurs, qu'il ne désire rien ;
Caressant sa maîtresse, et des sons de sa lyre
Egayant son sommeil comme un ange gardien ;
Tendant sa coupe d'or à ceux qu'il voit sourire,
Voulant voir leur bonheur pour y chercher le sien.
XXVIII
Le voilà, jeune et beau, sous le ciel de la France,
Déjà riche à vingt ans comme un enfouisseur ;
Portant sur la nature un cœur plein d'espérance,
Aimant, aimé de tous, ouvert comme une fleur ;
Si candide et si frais que l'ange d'innocence
Baiserait sur son front la beauté de son cœur
XXIX
Le voilà, regardez, devinez-lui sa vie.
Quel sort peut-on prédire à cet enfant du ciel ?
L'amour en l'approchant jure d'être éternel ;
Le hasard pense à lui, — la sainte poésie
Retourne en souriant sa coupe d'ambroisie
Sur ses cheveux plus doux et plus blonds que le miel.
XXX
Ce palais, c'est le sien ; — le serf et la campagne
Sont à lui ; — la forêt, le fleuve et la montagne
Ont retenu son nom en écoutant l'écho.
C'est à lui le village, et le pâle troupeau
Des moines. — Quand il passe et traverse un hameau,
Le bon ange du lieu se lève et l'accompagne.
XXXI
Quatre filles de prince ont demandé sa main.
Sachez que s'il voulait la reine pour maîtresse,
Et trois palais de plus, il les aurait demain !
Qu'un juif deviendrait chauve à compter sa richesse,
Et qu'il pourrait jeter, sans que rien en paraisse
Les blés de ses moissons aux oiseaux du chemin.
XXXII
Eh bien ! cet homme-là vivra dans les tavernes
Entre deux charbonniers autour d'un poêle assis ;
La poudre noircira sa barbe et ses sourcils ;
Vous le verrez un jour, tremblant et les yeux ternes
Venir dans son manteau dormir sous les lanternes,
La face ensanglantée et les coudes noircis.
XXXIII
Vous le verrez sauter sur l'échelle dorée,
Pour courir dans un bouge au sortir d'un boudoir,
Portant sa lèvre ardente à la prostituée,
Avant qu'à son balcon done Elvire éplorée,
Dans la profonde nuit croyant encor le voir,
Ait cessé d'agiter sa lampe et son mouchoir.
XXXIV
Vous le verrez, laquais pour une chambrière,
Cachant sous ses habits son valet grelottant ;
Vous le verrez, tranquille et froid comme une pierre,
Pousser dans les ruisseaux le cadavre d'un père,
Et laisser le vieillard traîner ses mains de sang
Sur des murs chauds encor du viol de son enfant.
XXXV
Que direz-vous alors ? Ah ! vous croirez peut-être
Que le monde a blessé ce cœur vaste et hautain,
Que c'est quelque Lara qui se sent méconnaître,
Que l'homme a mal jugé, qui sait ce qu'il peut être,
Et qui, s'apercevant qu'il le serait en vain,
Rend haine contre haine et dédain pour dédain.
XXXVI
Eh bien ! vous vous trompez. — Jamais personne au monde
N'a pensé moins que lui qu'il c'`ait oublié.
Jamais il n'a frappé sans qu'on ne lui réponde ;
Jamais il n'a senti l'inconstance de l'onde,
Et jamais il n'a vu se dresser sous son pié
Le vivace serpent de la fausse amitié.
XXXVII
Que dis-je ? tel qu'il est, le monde l'aime encore ;
Il n'a perdu chez lui ni ses biens ni son rang.
Devant Dieu, devant tous, il s'assoit à son banc.
Ce qu'il a fait de mal, personne ne l'ignore ;
On connaît son génie, on l'admire, on l'honore. —
Seulement, voyez-vous, cet homme, c'est don Juan.
XXXVIII
Oui, don Juan. Le voilà, ce nom que tout répète,
Ce nom mystérieux que tout l'univers prend,
Dont chacun vient parler, et que nul ne comprend ;
Si vaste et si puissant qu'il n'est pas de poète
Qui ne l'ait soulevé dans son cœur et sa tête,
Et pour l'avoir tenté ne soit resté plus grand.
XXXIX
Insensé que je suis ! que fais-je ici moi-même ?
Était-ce donc mon tour de leur parler de toi,
Grande ombre, et d'où viens-tu pour tomber jusqu'à moi ?
C'est qu'avec leurs horreurs, leur doute et leur blasphème
Pas un d'eux ne t'aimait, don Juan ; et moi, je t'aime
Comme le vieux Blondel aimait son pauvre roi.
XL
Oh ! qui me jettera sur ton coursier rapide !
Oh ! qui me prêtera le manteau voyageur,
Pour te suivre en pleurant, candide corrupteur !
Qui me déroulera cette liste homicide,
Cette liste d'amour si remplie et si vide,
Et que ta main peuplait des oublis de ton cœur !
XLI
Trois mille noms charmants ! Trois mille noms de femme !
Pas un qu'avec des pleurs tu n'aies balbutié !
Et ce foyer d'amour qui dévorait ton âme,
Qui lorsque tu mourus, de tes veines de flamme
Remonta dans le ciel comme un ange oublié,
De ces trois mille amours pas un qui l'ait noyé !
XLII
Elles t'aimaient pourtant, ces filles insensées
Que sur ton cœur de fer tu pressas tour à tour ;
Le vent qui t'emportait les avait traversées ;
Elles t'aimaient, don Juan, ces pauvres délaissées
Qui couvraient de baisers l'ombre de ton amour,
Qui te donnaient leur vie, et qui n'avaient qu'un jour !
XLIII
Mais toi, spectre énervé, toi, que faisais-tu d'elles ?
Ah ! massacre et malheur ! tu les aimais aussi,
Toi ! croyant toujours voir sur tes amours nouvelles
Se lever le soleil de tes nuits éternelles,
Te disant chaque soir : Peut-être le voici
Et l'attendant toujours, et vieillissant ainsi !
XLIV
Demandant aux forêts, à la mer, à la plaine,
Aux brises du matin, à toute heure, à tout lieu,
La femme de ton âme et de ton premier vœu !
Prenant pour fiancée un rêve, une ombre vaine,
Et fouillant dans le cœur d'une hécatombe humaine,
Prêtre désespéré, pour y chercher ton Dieu.
XLV
Et que voulais-tu donc ?-Voilà ce que le monde
Au bout de trois cents ans demande encor tout bas
Le sphinx aux yeux perçants attend qu'on lui réponde
Ils savent compter l'heure, et que leur terre est ronde
Ils marchent dans leur ciel sur le bout d'un compas'
Mais ce que tu voulais, ils ne le savent pas.
XLVI
Quelle est donc, disent-ils,. cette femme inconnue,
Qui seule eût mis la main au frein de son coursier ?
Qu'il appelait toujours et qui n'est pas venue ?
Où l'avait-il trouvée ? où l'avait-il perdue ?
Et quel nœud si puissant avait su les lier,
Que, n'ayant pu venir, il n'ait pu l'oublier ?
XLVII
N'en était-il pas une, ou plus noble, ou plus belle,
Parmi tant de beautés, qui, de loin ou de près,
De son vague idéal eût du moins quelques traits ?
Que ne la gardait-il ! qu'on nous dise laquelle.
Toutes lui ressemblaient, — ce n'était jamais elle,
Toutes lui ressemblaient, don Juan, et tu marchais !
XLVIII
Tu ne t'es pas lassé de parcourir la terre !
Ce vain fantôme, à qui Dieu t'avait envoyé,
Tu n'en as pas brisé la forme sous ton pied !
Tu n'es pas remonté, comme l'aigle à son aire
Sans avoir sa pâture, ou comme le tonnerre
Dans sa nue aux flancs d'or, sans avoir foudroyé !
XLIX
Tu n'as jamais médit de ce monde stupide
Qui te dévisageait d'un regard hébété ;
Tu l'as vu, tel qu'il est, dans sa difformité ;
Et tu montais toujours cette montagne aride,
Et tu suçais toujours, plus jeune et plus aride,
Les mamelles d'airain de la Réalité.
L
Et la vierge aux yeux bleus, sur la souple ottomane,
Dans ses bras parfumés te berçait mollement ;
De la fille de roi jusqu'à la paysanne
Tu ne méprisais rien, même la courtisane,
À qui tu disputais son misérable amant ;
Mineur, qui dans un puits cherchais un diamant.
LI
Tu parcourais Madrid, Paris, Naple et Florence ;
Grand seigneur aux palais, voleur aux carrefours ;
Ne comptant ni l'argent, ni les nuits, ni les jours ;
Apprenant du passant à chanter sa romance ;
Ne demandant à Dieu, pour aimer l'existence,
Que ton large horizon et tes larges amours.
LII
Tu retrouvais partout la vérité hideuse,
Jamais ce qu'ici-bas cherchaient tes vœux ardents,
Partout l'hydre éternel qui te montrait les dents ;
Et poursuivant toujours ta vie aventureuse,
Regardant sous tes pieds cette mer orageuse,
Tu te disais tout bas : Ma perle est là dedans.
LIII
Tu mourus plein d'espoir dans ta route infinie,
Et te souciant peu de laisser ici-bas
Des larmes et du sang aux traces de tes pas.
Plus vaste que le ciel et plus grand que la vie,
Tu perdis ta beauté, ta gloire et ton génie
Pour un être impossible, et qui n'existait pas.
LIV
Et le jour que parut le convive de pierre,
Tu vins à sa rencontre, et lui tendis la main ;
Tu tombas foudroyé sur ton dernier festin :
Symbole merveilleux de l'homme sur la terre,
Cherchant de ta main gauche à soulever ton verre
Abandonnant ta droite à celle du Destin !
LV
Maintenant, c'est à toi, lecteur, de reconnaître
Dans quel gouffre sans fond peut descendre ici-bas
Le rêveur insensé qui voudrait d'un tel maître.
Je ne dirai qu'un mot, et tu le comprendras :
Ce que don Juan aimait, Hassan l'aimait peut-être ;
Ce que don Juan cherchait, Hassan n'y croyait pas.
Namouna - Chant premier de Alfred de Musset
Une femme est comme votre ombre :
courez après, elle vous fuit ; fuyez-la,
elle court après vous.
I
Le sofa sur lequel Hassan était couché
Était dans son espèce une admirable chose.
Il était de peau d'ours, — mais d'un ours bien léché ;
Moelleux comme une chatte, et frais comme une rose
Hassan avait d'ailleurs une très noble pose,
Il était nu comme Ève à son premier péché.
II
Quoi ! tout nu ! dira-t-on, n'avait-il pas de honte ?
Nu, dès le second mot !-Que sera-ce à la fin ?
Monsieur, excusez-moi, — je commence ce conte
Juste quand mon héros vient de sortir du bain
Je demande pour lui l'indulgence, et j'y compte.
Hassan était donc nu, — mais nu comme la main,
III
Nu comme un plat d'argent, — nu comme un mur
Nu comme le discours d'un académicien.
Ma lectrice rougit, et je la scandalise.
Mais comment se fait-il, madame, que l'on dise
Que vous avez la jambe et la poitrine bien ?
Comment le dirait-on, si l'on n'en savait rient
IV
Madame alléguera qu'elle monte en berline ;
Qu'elle a passé les ponts quand il faisait du vent ;
Que, lorsqu'on voit le pied, la jambe se devine ;
Et tout le monde sait qu'elle a le pied charmant
Mais moi qui ne suis pas du monde, j'imagine
Qu'elle aura trop aimé quelque indiscret amant.
V
Et quel crime est-ce donc de se mettre à son aise,
Quand on est tendrement aimée, — et qu'il fait chaud ?
On est si bien tout nu, dans une large chaise !
Croyez-m'en, belle dame, et, ne vous en déplaise,
Si vous m'apparteniez, vous y seriez bientôt.
Vous en crieriez sans doute un peu, — mais pas bien haut,
VI
Dans un objet aimé qu'est-ce donc que l'on aime ?
Est-ce du taffetas ou du papier gommé ?
Est-ce un bracelet d'or, un peigne parfumé ?
Non, — ce qu'on aime en vous, madame, c'est vous même.
La parure est une arme, et le bonheur suprême,
Après qu'on a vaincu, c'est d'avoir désarmé.
VII
Tout est nu sur la terre, hormis l'hypocrisie ;
Tout est nu dans les cieux, tout est nu dans la vie,
Les tombeaux, les enfants et les divinités.
Tous les cœurs vraiment beaux laissent voir leurs beautés
Ainsi donc le héros de cette comédie
Restera nu, madame, — et vous y consentez.
VIII
Un silence parfait règne dans cette histoire
Sur les bras du jeune homme et sur ses pieds d'ivoire
La naïade aux yeux verts pleurait en le quittant.
On entendait à peine au fond de la baignoire
Glisser l'eau fugitive, et d'instant en instant
Les robinets d'airain chanter en s'égouttant.
IX
Le soleil se couchait ; — on était en septembre :
Un triste mois chez nous, — mais un mois sans pareil
Chez ces peuples dorés qu'a bénis le soleil.
Hassan poussa du pied la porte de la chambre.
Heureux homme !-il fumait de l'opium dans de l'ambre,
Et vivant sans remords, il aimait le sommeil.
X
Bien qu'il ne s'élevât qu'à quelques pieds de terre,
Hassan était peut-être un homme à caractère ;
Il ne le montrait pas, n'en ayant pas besoin
Sa petite médaille annonçait un bon coin.
Il était très bien pris ; — on eût dit que sa mère
L'avait fait tout petit pour le faire avec soin.
XI
Il était indolent, et très opiniâtre ;
Bien cambré, bien lavé, le visage olivâtre,
Des mains de patricien, — l'aspect fier et nerveux,
La barbe et les sourcils très noirs, — un corps d'albâtre.
Ce qu'il avait de beau surtout, c'étaient les yeux.
Je ne vous dirai pas un mot de ses cheveux ;
XII
C'est une vanité qu'on rase en Tartarie.
Ce pays-là pourtant n'était pas sa patrie.
Il était renégat, — Français de nation, —
Riche aujourd'hui, jadis chevalier d'industrie,
Il avait dans la mer jeté comme un haillon
Son titre, sa famille et sa religion.
XIII
Il était très joyeux, et pourtant très maussade.
Détestable voisin, — excellent camarade,
Extrêmement futile, — et pourtant très posé,
Indignement naïf, — et pourtant très blasé,
Horriblement sincère, — et pourtant très rusé
Vous souvient-il, lecteur, de cette sérénade
XIV
Que don Juan, déguisé, chante sous un balcon ?
-Une mélancolique et piteuse chanson,
Respirant la douleur, l'amour et la tristesse.
Mais l'accompagnement parle d'un autre ton.
Comme il est vif, joyeux ! avec quelle prestesse
Il sautille !-On dirait que la chanson caresse
XV
Et couvre de langueur le perfide instrument,
Tandis que l'air moqueur de l'accompagnement
Tourne en dérision la chanson elle-même,
Et semble la railler d'aller si tristement
Tout cela cependant fait un plaisir extrême. —
C'est que tout en est vrai, — c'est qu'on trompe et
XVI
C'est qu'on pleure en riant ; — c'est qu'on est innocent
Et coupable à la fois ; — c'est qu'on se croit parjure
Lorsqu'on n'est qu'abusé ; c'est qu'on verse le sang
Avec des mains sans tache, et que notre nature
A de mal et de bien pétri sa créature :
Tel est le monde, hélas ! et tel était Hassan.
XVII
C'était un bon enfant dans la force du terme ;
Très bon-et très enfant ; — mais quand il avait dit :
Je veux que cela soit , il était comme un terme.
Il changeait de dessein comme on change d'habit ;
Mais il fallait toujours que le dernier se fît.
C'était un océan devenu terre ferme.
XVIII
Bizarrerie étrange ! avec ses goûts changeants,
Il ne pouvait souffrir rien d'extraordinaire
Il n'aurait pas marché sur une mouche à terre.
Mais s'il l'avait trouvée à dîner dans son verre,
Il aurait assommé quatre ou cinq de ses gens -
Parlez après cela des bons et des méchants !
XIX
Venez après cela crier d'un ton de maître
Que c'est le cœur humain qu'un auteur doit connaître !
Toujours le cœur humain pour modèle et pour loi.
Le cœur humain de qui ? le cœur humain de quoi ?
Celui de mon voisin a sa manière d'être ;
Mais morbleu ! comme lui, j'ai mon cœur humain, moi.
XX
Cette vie est à tous, et celle que je mène,
Quand le diable y serait, est une vie humaine.
Alors, me dira-t-on, c'est vous que vous peignez,
Vous êtes le héros, vous vous mettez en scène
-Pas du tout, — cher lecteur, — je prends à l'un le nez
-À l'autre, le talon, — à l'autre, — devinez.
XXI
En ce cas vous créez un monstre, une chimère,
Vous faites un enfant qui n'aura point de père.
-Point de père, grand Dieu ! quand, comme Trissotin
J'en suis chez mon libraire accouché ce matin !
D'ailleurs is pater est quem nuptiae... j'espère
Que vous m'épargnerez de vous parler latin.
XXII
Consultez les experts, le moderne et l'antique ;
On est, dit Brid'oison, toujours fils de quelqu'un .
Que l'on fasse, après tout, un enfant blond, ou brun,
Pulmonique ou bossu, borgne ou paralytique,
C'est déjà très joli, quand on en a fait un ;
Et le mien a pour lui qu'il n'est point historique.
XXIII
Considérez aussi que je n ai rien volé
A la Bibliothèque ; — et bien que cette histoire
Se passe en Orient, je n'en ai point parlé.
Il est vrai que, pour moi, je n'y suis point allé.
Mais c'est si grand, si loin !-Avec de la mémoire
On se tire de tout :-allez voir pour y croire.
XXIV
Si d'un coup de pinceau je vous avais bâti
Quelque ville aux toits bleus, quelque blanche mosquée,
Quelque tirade en vers, d'or et d'argent plaquée,
Quelque description de minarets flanquée,
Avec l'horizon rouge et le ciel assorti,
M'auriez-vous répondu : Vous en avez menti ?
XXV
Je vous dis tout cela, lecteur, pour qu'en échange
Vous me fassiez aussi quelque concession.
J'ai peur que mon héros ne vous paraisse étrange ;
Car l'étrange, à vrai dire, était sa passion.
Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange.
Et qui l'est ici-bas ?-Tartuffe a bien raison.
XXVI
Hassan était un être impossible à décrire.
C'est en vain qu'avec lui je voudrais vous lier,
Son cœur est un logis qui n'a pas d'escalier.
Ses intimes amis ne savaient trop qu'en dire.
Parler est trop facile, et c'est trop long d'écrire :
Ses secrets sentiments restaient sur l'oreiller.
XXVII
Il n'avait ni parents, ni guenon, ni maîtresse.
Rien d'ordinaire en lui, — rien qui le rattachât
Au commun des martyrs, — pas un chien, pas un chat.
Il faut cependant bien que je vous intéresse
A mon pauvre héros. — Dire qu'il est pacha,
C'est un moyen usé, c'est une maladresse.
XXVIII
Dire qu'il est grognon, sombre et mystérieux,
Ce n'est pas vrai d'abord, et c'est encor plus vieux.
Dire qu'il me plaît fort, cela n'importe guère.
C'est tout simple d'ailleurs, puisque je suis son père
Dire qu'il est gentil comme un cœur, c'est vulgaire.
J'ai déjà dit là-haut qu'il avait de beaux yeux.
XXIX
Dire qu'il n'avait peur ni de Dieu ni du diable,
C'est chanceux d'une part, et de l'autre immoral.
Dire qu'il vous plaira, ce n'est pas vraisemblable.
Ne rien dire du tout, cela vous est égal.
Je me contente donc du seul terme passable
Qui puisse l'excuser :-c'est un original.
XXX
Plût à Dieu, qui peut tout, que cela pût suffire
A le justifier de ce que je vais dire !
Il le faut cependant, — le vrai seul est ma loi.
Au fait, s'il agit mal, on pourrait rêver pire.
Ma foi, tant pis pour lui :-je ne vois pas pourquoi
Les sottises d'Hassan retomberaient sur moi.
XXXI
D'ailleurs on verra bien, si peu qu'on me connaisse,
Que mon héros de moi diffère entièrement.
J'ai des prétentions à la délicatesse ;
Quand il m'est arrivé d'avoir une maîtresse,
Je me suis comporté très pacifiquement.
En honneur devant Dieu, je ne sais pas comment
XXXII
J'ai pu, tel que je suis, entamer cette histoire,
Pleine, telle qu'elle est, d'une atrocité noire.
C'est au point maintenant que je me sens tenté
De l'abandonner là pour ma plus grande gloire,
Et que je brûlerais mon œuvre, en vérité,
Si ce n'était respect pour la postérité.
XXXIII
Je disais donc qu'Hassan était natif de France ;
Mais je ne disais pas par quelle extravagance
Il en était venu jusqu'à croire, à vingt ans,
Qu'une femme ici-bas n'était qu'un passe-temps.
Quand il en rencontrait une à sa convenance,
S'il la cardait huit jours. c'était déjà longtemps.
XXXIV
On sent l'absurdité d'un semblable système,
Puisqu'il est avéré que, lorsqu'on dit qu'on aime,
On dit en même temps qu'on aimera toujours, —
Et qu'on n'a jamais vu ni rois ni troubadours
Jurer à leurs beautés de les aimer huit jours.
Mais cet enfant gâté ne vivait que de crème
XXXV
Je sais bien, disait-il un jour qu'on en parlait,
Que les trois quarts du temps ma crème a le goût d'ailette
Nous avons sur ce point un siècle de vinaigre,
Où c'est déjà beaucoup que de trouver du lait
Mais toute servitude en amour me déplaît ;
J'aimerais mieux. je crois, être le chien d'un nègre,
XXXVI
Ou mourir sous le fouet d'un cheval rétif,
Que de craindre une jupe et d'avoir pour maîtresse
Un de ces beaux geôliers, au regard attentif,
Qui, d'un pas mesuré marchant sur la souplesse
Du haut de leurs yeux bleus vous promènent en laisse
Un bâton de noyer, au moins, c'est positif.
XXXVII
On connaît son affaire, — on sait à quoi s'attendre ;
On se frotte le dos, — on s'y fait par degré
Mais vivre ensorcelé sous un ruban doré !
boire du lait sucré dans un maillot vert tendre !
N'avoir à son cachot qu'un mur si délabré,
Qu'on ne s'y saurait même accrocher pour s'a pendre
XXXVIII
Ajoutez à cela que, pour comble d'horreur,
La femme la plus sèche et la moins malhonnête
Au bout de mes huit jours trouvera dans sa tête,
Ou dans quelque recoin oublié de son cœur,
Un amant qui jadis lui faisait plus d'honneur,
Un cœur plus expansif, une jambe mieux faite
XXXIX
Plus de douceur dans l'âme ou de nerf dans les bras
— Je rappelle au lecteur qu'ici comme là-bas
C'est mon héros qui parle, et je mourrais de honte
S'il croyait un instant que ce que je raconte,
Ici plus que jamais, ne me révolte pas
Or donc, disait Hassan, plus la rupture est prompte,
XL
Plus mes petits talents gardent de leur fraîcheur
C'est la satiété qui calcule et qui pense.
Tant qu'un grain d'amitié reste dans la balance.
Le Souvenir souffrant s'attache à l'espérance
Comme un enfant malade aux lèvres de sa sœur.
L'esprit n'y voit pas clair avec les yeux du cœur.
XLI
Le dégoût, c'est la haine — et quel motif de haine
Pourrais-je soulever ?— pourquoi m'en voudrait-on ?
Une femme dira qu'elle pleure : — et moi donc !
Je pleure horriblement ! — je me soutiens à peine ;
Que dis-je, malheureux ! il faut qu'on me soutienne.
Je n'ose même pas demander mon pardon.
XLII
Je me prive du corps, mais je conserve l'âme.
Il est vrai, dira-t-on, qu'il est plus d'une femme
Près de qui l'on ne fait, avec un tel moyen,
Que se priver de tout et ne conserver rien.
Mais c'est un pur mensonge, un calembour infâme,
Qui ne mordra jamais sur un homme de bien
XLIII
Voilà ce que disait Hassan pour sa défense.
Bien entendu qu'alors tout se passait en France,
Du temps que sur l'oreille il avait ce bonnet
Qui fit à son départ une si belle danse
Par dessus les moulins. Du reste, s'il tenait
A son raisonnement, c'est qu'il le comprenait.
XLIV
Bien qu'il traitât l'amour d'après un catéchisme,
Et qu'il mit tous ses soins à dorer son sophisme,
Hassan avait des nerfs qu'il ne pouvait railler.
Chez lui la jouissance était un paroxysme
Vraiment inconcevable et fait pour effrayer :
Non pas qu'on l'entendit ni pleurer ni crier. —
XLV
Un léger tremblement, — une pâleur extrême, —
Une convulsion de la gorge un blasphème, —
Quelques mots sans raison balbutiés tout bas,
C'est tout ce qu'on voyait sa maîtresse elle-même
N'en sentait rien, sinon qu'il restait dans ses bras
Sans haleine et sans force, et ne répondait pas.
XLVI
Mais à cette bizarre et ridicule ivresse
Succédait d'ordinaire un tel enchantement
Qu'il commençait d'abord par faire à sa maîtresse
Mille et un madrigaux, le tout très lourdement.
Il devenait tout miel, tout sucre et tout caresse.
Il eût communié dans un pareil moment.
XLVII.
Il n'existait alors secret ni confidence
Qui pût y résister. — Tout partait, tout roulait ;
Tous les épanchements du monde entraient en danse,
Illusions, soucis, gloire, amour, espérance ;
Jamais confessionnal ne vit de chapelet
Comparable en longueur à ceux qu'il défilait.
XLVIII
Ah ! c'est un grand malheur, quand on a le cœur tendre,
Que ce lien de fer que la nature a mis
Entre l'âme et le corps, ces frères ennemis !
Ce qui m'étonne, moi, c'est que Dieu l'ait permis
Voilà le nœud gordien qu'il fallait qu'Alexandre
Rompît de son épée, et réduisit en cendre.
XLIX
L'âme et le corps, hélas ! ils iront deux à deux,
Tant que le monde ira, — pas à pas, — côte à côte,
Comme s'en vont les vers classiques et les bœufs.
L'un disant : Tu fais mal ! et l'autre : C'est ta faute.
Ah ! misérable hôtesse, et plus misérable hôte !
Ce n'est vraiment pas vrai que tout soit pour le mieux.
L
Et la preuve, lecteur, la preuve irrécusable
Que ce monde est mauvais, c'est que pour y rester
Il a fallu s'en faire un autre, et l'inventer
Un autre !-monde étrange, absurde, inhabitable,
Et qui, pour valoir mieux que le seul véritable,
N'a pas même un instant eu besoin d'exister
LI
Oui, oui, n'en doutez pas, c'est un plaisir perfide
Que d'enivrer son âme avec le vin des sens ;
Que de baiser au front la volupté timide,
Et de laisser tomber, comme la jeune Elfride.
La clef d'or de son cœur dans les eaux des torrents.
Heureux celui qui met, dans de pareils moments,
LII
Comme ce vieux vizir qui gardait sa sultane,
La lame de son sabre entre une femme et lui !
Heureux l'autel impur qui n'a pas de profane !
Heureux l'homme indolent pour qui tout est fini
Quand le plaisir s'émousse, et que la courtisane
N'a jamais vu pleurer après qu'il avait ri !
LIII
Ah ! l'abîme est si grand ! la pente est si glissante !
Une maîtresse aimée est si près d'une sœur !
Elle vient si souvent, plaintive et caressante,
Poser, en chuchotant, son cœur sur votre cœur !
L'homme est si faible alors ! la femme est si puissante !
Le chemin est si doux du plaisir au bonheur !
LIV
Pauvres gens que nous tous !-Et celui qui se livre,
De ce qu'il aura fait doit tôt ou tard gémir !
La coupe est là, brûlante, — et celui qui s'enivre
Doit rire de pitié s'il ne veut pas frémir !
Voilà le train du monde, et ceux qui savent vivre
Vous diront à cela qu'il valait mieux dormir.
LV
Oui, dormir-et rêver !-Ah ! que la vie est belle,
Quand un rêve divin fait sur sa nudité
Pleuvoir les rayons d'or de son prisme enchanté !
Frais comme la rosée, et fils du ciel comme elle !
Jeune oiseau de la nuit, qui, sans mouiller son aile,
Voltige sur les mers de la réalité !
LVI
Ah ! si la rêverie était toujours possible !
Et si le somnambule, en étendant la main,
Ne trouvait pas toujours la nature inflexible
Qui lui heurte le front contre un pilier d'airain !
Si l'on pouvait se faire une armure insensible !
Si l'on rassasiait l'amour comme la faim !
LVII
Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène,
Est-elle si vivante et si vraiment humaine,
Qu'il semble qu'on l'a vue et que c'est un portrait ?
Et pourquoi l'Héloïse est-elle une ombre vaine,
Qu'on aime sans y croire et que nul ne connaît ?
Ah ! rêveurs, ah, rêveurs, que vous avons-nous fait ?
LVIII
Pourquoi promenez-vous ces spectres de lumière
Devant le rideau noir de nos nuits sans sommeil,
Puisqu'il faut qu'ici-bas tout songe ait son réveil,
Et puisque le désir se sent cloué sur terre,
Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,
L'aile ouverte, et les yeux fixés sur le soleil ?
LIX
Manon ! sphinx étonnants véritable sirène,
Cœur trois fois féminin, Cléopâtre en paniers !
Quoi qu'on dise ou qu'on fasse, et bien qu'à Sainte Hélène
On ait trouvé ton livre écrit pour des portiers,
Tu n'en es pas moins vraie, infâme, et Cléomène
N'est pas digne, à mon sens, de te baiser les pieds
LX
Tu m'amuses autant que Tiberge m'ennuie ,
Comme je crois en toi ! que je t'aime et te hais !
Quelle perversité ! quelle ardeur inouïe
Pour l'or et le plaisir ! Comme toute la vie
Est dans tes moindres mots ! Ah ! folle que tu es.
Comme je t'aimerais demain, si tu vivais !
LXI
En vérité, lecteur, je crois que je radote.
Si tout ce que je dis vient à propos de botte,
Comment goûteras-tu ce que je dis de bon ?
J'ai fait un hiatus indigne de pardon ;
Je compte là-dessus rédiger une note.
J'en suis donc à te dire... où diable en suis-je donc ?
LXII
M'y voilà. — Je disais qu'Hassan, près d'une femme,
Était très expansif, — il voulait tout ou rien.
Je confesse, pour moi, que je ne sais pas bien
Comment on peut donner le corps sans donner l'âme,
L'un étant la fumée, et l'autre étant la flamme.
Je ne sais pas non plus s'il était bon chrétien ;
LXIII
Je ne sais même pas quelle était sa croyance,
Ni quel secret si tendre il avait confié,
Ni de quelle façon, quand il était en France,
Ses maîtresses d'un jour l'avaient mystifié,
Ni ce qu'il en pensait, — ni quelle extravagance
L'avait fait blasphémer l'amour et l'amitié,
LXIV
Mais enfin, certain soir qu'il ne savait que faire,
Se trouvant mal en train vis-à-vis de son verre,
Pour tuer un quart d'heure il prit monsieur Galland.
Dieu voulut qu'il y vît comme quoi le sultan
Envoyait tous les jours une sultane en terre,
Et ce fut là-dessus qu'il se fit musulman .
LXV
Tous les premiers du mois, un juif aux mains crochues
Amenait chez Hassan deux jeunes filles nues,
Tous les derniers du mois on leur donnait un bain,
Un déjeuner, un voile, un sequin dans la main,
Et puis on les priait d'aller courir les rues.
Système assurément qui n'a rien d'inhumain
LXVI
C'était ainsi qu'Hassan, quatre fois par semaine,
Abandonnait son âme au doux plaisir d'aimer.
Ne sachant pas le turc, il se livrait sans peine :
À son aise en français il pouvait se pâmer.
Le lendemain, bonsoir. — Une vieille Égyptienne
Venait ouvrir la porte au maître, et la fermer.
LXVII
Ceci pourra sembler fort extraordinaire,
Et j'en sais qui riront d'un système pareil.
Mais il parait qu'Hassan se croyait, au contraire,
L'homme le plus heureux qui fût sous le soleil.
Ainsi donc, pour l'instant, lecteur, laissons-le faire.
Le voilà, tel qu'il est, attendant le sommeil.
LXVIII
Le sommeil ne vint pas, — mais cette douce ivresse
Qui semble être sa sœur, ou plutôt sa maîtresse ;
Qui, sans fermer les yeux, ouvre l'âme à l'oubli ;
Cette ivresse du cœur, si douce à la paresse
Que, lorsqu'elle vous quitte, on croit qu'on a dormi ;
Pâle comme Morphée, et plus belle que lui.
LXIX
C'est le sommeil de l'âme
On se remue, on bâille, et cependant on dort.
On se sent très bien vivre, et pourtant on est mort
On ne parlerait pas d'amour, mais je présume
Que l'on serait capable, avec un peu d'effort...
Je crois qu'une sottise est au bout de ma plume.
LXX
Avez-vous jamais vu, dans le creux d'un ravin,
Un bon gros vieux faisan, qui se frotte le ventre,
S'arrondir au soleil, et ronfler comme un chantre ?
Tous les points de sa boule aspirent vers le centre.
On dirait qu'il rumine, ou qu'il cuve du vin,
Enfin, quoi qu'il en soit, c'est un état divin.
LXXI
Lecteur, si tu t'en vas jamais en Terre sainte,
Regarde sous tes pieds : tu verras des heureux.
Ce sont de vieux fumeurs qui dorment dans l'enceinte
Où s'élevait jadis la cité des Hébreux.
Ces gens-là savent seuls vivre et mourir sans plainte :
Ce sont des mendiants qu'on prendrait pour des dieux.
LXXII
Ils parlent rarement, — ils sont assis par terre,
Nus, ou déguenillés, le front sur une pierre,
N'ayant ni sou ni poche, et ne pensant à rien.
Ne les réveille pas : ils t'appelleraient chien.
Ne les écrase pas : ils te laisseraient faire.
Ne les méprise pas : car ils te valent bien.
LXXIII
C'est le point capital du mahométanisme
De mettre le bonheur dans la stupidité.
Que n'en est-il ainsi dans le christianisme !
J'en citerais plus d'un qui l'aurait mérité,
Et qui mourrait heureux sans s'en être douté !
Diable ! j'ai du malheur, — encore un barbarisme.
LXXIV
On dit mahométisme, et j'en suis bien fâché .
Il fallait me lever pour prendre un dictionnaire,
Et j'avais fait mon vers avant d'avoir cherché.
Je me suis retourné, — ma plume était par terre.
J'avais marché dessus, — j'ai souillé, de colère
Ma bougie et ma verve, et je me suis couché.
LXXV
Tu vois, ami lecteur, jusqu'où va ma franchise
Mon héros est tout nu, moi je suis en chemise.
Je pousse la candeur jusqu'à t'entretenir
D'un chagrin domestique. — Où voulais-je en venir ?
Je suis comme Enéas portant son père Anchise.
LXXXVI
Énéas s'essoufflait, et marchait à grands pas.
Sa femme à chaque instant demeurait en arrière
Créüse, disait-il, pourquoi ne viens-tu pas ?
Créüse répondait : Je mets ma jarretière.
-Mets-la donc, et suis-nous, répondait Énéas.
Je vais, si tu ne viens, laisser tomber mon père.
LXXVII
Lecteur, nous allons voir si tu comprends ceci
Anchise est mon poème ; et ma femme Créüse
Qui va toujours trainant en chemin. c'est ma muse
Elle s'en va là-bas quand je la crois ici.
Une pierre l'arrête, un papillon l'amuse.
Quand arriverons-nous si nous marchons ainsi ?
LXXVIII
Enéas, d'une part, a besoin de sa femme.
Sans elle, à dire vrai, ce n'est qu'un corps sans âme.
Anchise, d'autre part, est horriblement lourd.
Le troisième péril, c'est que Troie est en flamme.
Mais, dès qu'Anchise grogne ou que sa femme court.
Créas est forcé de s'arrêter tout court.
Poème de l'amour de Anna de Brancovan, comtesse de Noailles
Je suis lasse, rien ne m'assiste,
Je voudrais choir sur le chemin.
Dois-je songer que tu existes ?
Poursuivrai-je cet examen ?
Je rêve à tes yeux, à tes mains.
Que tu me plais !
Mais je persiste
À souffrir ! - Hélas ! c'est si triste,
Et si joli, un être humain !
Poème de l'amour de Anna de Brancovan, comtesse de Noailles
Pareils à l'Océan qui dans sa force trouble
Contient un orage inconnu,
Tes yeux de sombre azur sont pleins de lueurs doubles,
Jamais ils ne me semblent nus.
Je ne connais pas bien ces lieux de ma misère
Et de ma longue attention;
Ainsi que sur la lande aux chardons aigus, j'erre,
Me blessant aux déceptions.
- Hélas ! J'étais puissante, attentive, précise,
Mais où toucher ton coeur amer ?
À présent je ressemble à ces femmes assises
Guettant les barques sur la mer.
J'attends qu'une heure sonne à quelque vague horloge,
Que je ne sais où situer;
Je souffre dans mon coeur indomptable où se loge
L'espoir, que tu ne peux tuer !
- Et pourtant, cher esprit où s'ébattent des ailes,
J'aime mieux ne jamais connaître les nouvelles
Que renferme ton front têtu,
J'appréhende le mot par qui le coeur chancelle...
Merci de t'être toujours tu !
Poème de l'amour de Anna de Brancovan, comtesse de Noailles
Pourquoi ce besoin fort et triste
De voir haleter et languir
Dans la détresse du plaisir
Le corps rêveur que l'on assiste ?
Espère-t-on ainsi capter
La part de l'âme inviolable,
Et voler, par la volupté,
A l'être épars et dévasté,
Sa solitude insaisissable ?
Ah! pouvoir excéder mes droits,
Pouvoir te dérober dans l'ombre
Ton secret, tes forces, tes lois,
Et sentir que ton désarroi
Appartient à mon âme sombre
Plus que je n'appartiens à toi !
Poème de l'amour de Anna de Brancovan, comtesse de Noailles
Sans doute ma vie est plus morne,
Et plus stable aussi qu'autrefois.
Ce n'est plus l'espace sans borne
Que je poursuis; j'assiste à toi.
Mais tandis que mes pas s'arrêtent
Auprès de ton coeur grave et sûr,
Des dieux offensés me regrettent
À quelque banquet de l'azur !
Poème de l'amour de Anna de Brancovan, comtesse de Noailles
Sans regrets, crois-moi, sans effroi,
Je vais mourir. Je meurs de froid.
Je ne sens plus bien ta chaleur.
On ne peut pas lutter sans cesse;
Mon esprit contre ta paresse
Se brise. C'est toi le vainqueur.
Je sens s'éloigner de mon coeur
Cette image immense et précise
De ta personne errante, assise,
Et qui m'enchantait de stupeur...
Excuse ma voix qui s'épuise,
Je te parle encor.
Mais je meurs.
Première Soirée de Arthur Rimbaud
- Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.
Assise sur ma grande chaise,
Mi-nue, elle joignait les mains.
Sur le plancher frissonnaient d'aise
Ses petits pieds si fins, si fins
- Je regardai, couleur de cire
Un petit rayon buissonnier
Papillonner dans son sourire
Et sur son sein, - mouche ou rosier
- Je baisai ses fines chevilles.
Elle eut un doux rire brutal
Qui s'égrenait en claires trilles,
Un joli rire de cristal
Les petits pieds sous la chemise
Se sauvèrent : Veux-tu en finir !
- La première audace permise,
Le rire feignait de punir !
- Pauvrets palpitants sous ma lèvre,
Je baisai doucement ses yeux :
- Elle jeta sa tête mièvre
En arrière : Oh ! c'est encor mieux !...
Monsieur, j'ai deux mots à te dire...
- Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser, qui la fit rire
D'un bon rire qui voulait bien.....
- Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.
Comme une belle fleur assise entre les fleurs de Pierre de Ronsard
Comme une belle fleur assise entre les fleurs,
Mainte herbe vous cueillez en la saison plus tendre
Pour me les envoyer, et pour soigneuse apprendre
Leurs noms et qualités, espèces et valeurs.
Était-ce point afin de guérir mes douleurs,
Ou de faire ma plaie amoureuse reprendre ?
Ou bien, s’il vous plaisait par charmes entreprendre
D’ensorceler mon mal, mes flammes et mes pleurs ?
Certes je crois que non : nulle herbe n’est maîtresse
Contre le coup d’Amour envieilli par le temps.
C’était pour m’enseigner qu’il faut dès la jeunesse,
Comme d’un usufruit, prendre son passe-temps :
Que pas à pas nous suit l’importune vieillesse,
Et qu’Amour et les fleurs ne durent qu’un Printemps.
Revenues de Renée Vivien
Voici, je t’ai reprise et je t’ai reconquise
J’attendais ici, pour le fêter, ton retour
Que tu parais exquise, en ce fauteuil assise !
Je t’aime mieux qu’au jour premier de notre amour.
Tu n’as pas su comprendre et j’ai paru moins tendre,
Ce fut l’éloignement de moi, de ton amant !
Je suis lasse d’attendre et je viens te reprendre,
Et c’est l’enivrement de l’unique moment.
Irréelle et suprême à l’égal d’un poème,
La splendeur du revoir a dépassé l’espoir
Et te voici toi-même, ô la femme que j’aime !
Et tu reviens t’asseoir près de moi dans le soir
Les poèmes
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