Poésie française
Eh bien ! reprends-le donc ce peu de fange obscure Qui pour quelques instants s'anima sous ta main ; Dans ton dédain superbe, implacable Nature, Brise à jamais le moule humain. De ces tristes débris quand tu verrais, ravie, D'autres créations éclore à grands essaims, Ton Idée éclater en des formes de vie Plus dociles à tes desseins, Est-ce à dire que Lui, ton espoir, ta chimère, Parce qu'il fut rêvé, puisse un jour exister ? Tu crois avoir conçu, tu voudrais être mère ; A l'œuvre ! il s'agit d'enfanter. Change en réalité ton attente sublime. Mais quoi ! pour les franchir, malgré tous tes élans, La distance est trop grande et trop profond l'abîme Entre ta pensée et tes flancs. La mort est le seul fruit qu'en tes crises futures Il te sera donné d'atteindre et de cueillir ; Toujours nouveaux débris, toujours des créatures Que tu devras ensevelir. Car sur ta route en vain l'âge à l'âge succède ; Les tombes, les berceaux ont beau s'accumuler, L'Idéal qui te fuit, l'Ideal qui t'obsède, A l'infini pour reculer. L'objet de ta poursuite éternelle et sans trêve Demeure un but trompeur à ton vol impuissant Et, sous le nimbe ardent du désir et du rêve, N'est qu'un fantôme éblouissant. Il resplendit de loin, mais reste inaccessible. Prodigue de travaux, de luttes, de trépas, Ta main me sacrifie à ce fils impossible ; Je meurs, et Lui ne naîtra pas. Pourtant je suis ton fils aussi ; réel, vivace, Je sortis de tes bras des les siècles lointains ; Je porte dans mon cœur, je porte sur ma face, Le signe empreint des hauts destins. Un avenir sans fin s'ouvrait ; dans la carrière Le Progrès sur ses pas me pressait d'avancer ; Tu n'aurais même encor qu'à lever la barrière : Je suis là, prêt à m'élancer. Je serais ton sillon ou ton foyer intense ; Tu peux selon ton gré m'ouvrir ou m'allumer. Une unique étincelle, ô mère ! une semence ! Tout s'enflamme ou tout va germer. Ne suis-je point encor seul à te trouver belle ? J'ai compté tes trésors, j'atteste ton pouvoir, Et mon intelligence, ô Nature éternelle ! T'a tendu ton premier miroir. En retour je n'obtiens que dédain et qu'offense. Oui, toujours au péril et dans les vains combats ! Éperdu sur ton sein, sans recours ni défense, Je m'exaspère et me débats. Ah ! si du moins ma force eût égalé ma rage, Je l'aurais déchiré ce sein dur et muet : Se rendant aux assauts de mon ardeur sauvage, Il m'aurait livré son secret. C'en est fait, je succombe, et quand tu dis : « J'aspire ! » Je te réponds : « Je souffre ! » infirme, ensanglanté ; Et par tout ce qui naît , par tout ce qui respire, Ce cri terrible est répété. Oui, je souffre ! et c'est toi, mère, qui m'extermines, Tantôt frappant mes flancs, tantôt blessant mon cœur ; Mon être tout entier, par toutes ses racines, Plonge sans fond dans la douleur. J'offre sous le soleil un lugubre spectacle. Ne naissant, ne vivant que pour agoniser. L'abîme s'ouvre ici, là se dresse l'obstacle : Ou m'engloutir, ou me briser ! Mais, jusque sous le coup du désastre suprême, Moi, l'homme, je t'accuse à la face des cieux. Créatrice, en plein front reçois donc l'anathème De cet atome audacieux. Sois maudite, ô marâtre ! en tes œuvres immenses, Oui, maudite à ta source et dans tes éléments, Pour tous tes abandons, tes oublis, tes démences, Aussi pour tes avortements ! Que la Force en ton sein s'épuise perte à perte ! Que la Matière, à bout de nerf et de ressort, Reste sans mouvement, et se refuse, inerte, A te suivre dans ton essor ! Qu'envahissant les cieux, I'Immobilité morne Sous un voile funèbre éteigne tout flambeau, Puisque d'un univers magnifique et sans borne Tu n'as su faire qu'un tombeau !
I Du fer, du feu, du sang ! C'est elle ! c'est la Guerre Debout, le bras levé, superbe en sa colère, Animant le combat d'un geste souverain. Aux éclats de sa voix s'ébranlent les armées ; Autour d'elle traçant des lignes enflammées, Les canons ont ouvert leurs entrailles d'airain. Partout chars, cavaliers, chevaux, masse mouvante ! En ce flux et reflux, sur cette mer vivante, A son appel ardent l'épouvante s'abat. Sous sa main qui frémit, en ses desseins féroces, Pour aider et fournir aux massacres atroces Toute matière est arme, et tout homme soldat. Puis, quand elle a repu ses yeux et ses oreilles De spectacles navrants, de rumeurs sans pareilles, Quand un peuple agonise en son tombeau couché, Pâle sous ses lauriers, l'âme d'orgueil remplie, Devant l'œuvre achevée et la tâche accomplie, Triomphante elle crie à la Mort: « Bien fauché ! » Oui, bien fauché ! Vraiment la récolte est superbe ; Pas un sillon qui n'ait des cadavres pour gerbe ! Les plus beaux, les plus forts sont les premiers frappés. Sur son sein dévasté qui saigne et qui frissonne L'Humanité, semblable au champ que l'on moissonne, Contemple avec douleur tous ces épis coupés. Hélas ! au gré du vent et sous sa douce haleine Ils ondulaient au loin, des coteaux à la plaine, Sur la tige encor verte attendant leur saison. Le soleil leur versait ses rayons magnifiques ; Riches de leur trésor, sous les cieux pacifiques, Ils auraient pu mûrir pour une autre moisson. II Si vivre c'est lutter, à l'humaine énergie Pourquoi n'ouvrir jamais qu'une arène rougie ? Pour un prix moins sanglant que les morts que voilà L'homme ne pourrait-il concourir et combattre ? Manque-t-il d'ennemis qu'il serait beau d'abattre ? Le malheureux ! il cherche, et la Misère est là ! Qu'il lui crie : « A nous deux ! » et que sa main virile S'acharne sans merci contre ce flanc stérile Qu'il s'agit avant tout d'atteindre et de percer. A leur tour, le front haut, l'Ignorance et le Vice, L'un sur l'autre appuyé, l'attendent dans la lice : Qu'il y descende donc, et pour les terrasser. A la lutte entraînez les nations entières. Délivrance partout ! effaçant les frontières, Unissez vos élans et tendez-vous la main. Dans les rangs ennemis et vers un but unique, Pour faire avec succès sa trouée héroïque, Certes ce n'est pas trop de tout l'effort humain. L'heure semblait propice, et le penseur candide Croyait, dans le lointain d'une aurore splendide, Voir de la Paix déjà poindre le front tremblant. On respirait. Soudain, la trompette à la bouche, Guerre, tu reparais, plus âpre, plus farouche, Écrasant le progrès sous ton talon sanglant. C'est à qui le premier, aveuglé de furie, Se précipitera vers l'immense tuerie. A mort ! point de quartier ! L'emporter ou périr! Cet inconnu qui vient des champs ou de la forge Est un frère ; il fallait l'embrasser, - on l'égorge. Quoi ! lever pour frapper des bras faits pour s'ouvrir ! Les hameaux, les cités s'écroulent dans les flammes. Les pierres ont souffert ; mais que dire des âmes ? Près des pères les fils gisent inanimés. Le Deuil sombre est assis devant les foyers vides, Car ces monceaux de morts, inertes et livides, Étaient des cœurs aimants et des êtres aimés. Affaiblis et ployant sous la tâche infinie, Recommence, Travail ! rallume-toi, Génie ! Le fruit de vos labeurs est broyé, dispersé. Mais quoi ! tous ces trésors ne formaient qu'un domaine ; C'était le bien commun de la famille humaine, Se ruiner soi-même, ah ! c'est être insensé ! Guerre, au seul souvenir des maux que tu déchaînes, Fermente au fond des cœurs le vieux levain des haines ; Dans le limon laissé par tes flots ravageurs Des germes sont semés de rancune et de rage, Et le vaincu n'a plus, dévorant son outrage, Qu'un désir, qu'un espoir : enfanter des vengeurs. Ainsi le genre humain, à force de revanches, Arbre découronné, verra mourir ses branches, Adieu, printemps futurs ! Adieu, soleils nouveaux ! En ce tronc mutilé la sève est impossible. Plus d'ombre, plus de fleurs ! et ta hache inflexible, Pour mieux frapper les fruits, a tranché les rameaux. III Non, ce n'est point à nous, penseur et chantre austère, De nier les grandeurs de la mort volontaire ; D'un élan généreux il est beau d'y courir. Philosophes, savants, explorateurs, apôtres, Soldats de l'Idéal, ces héros sont les nôtres : Guerre ! ils sauront sans toi trouver pour qui mourir. Mais à ce fier brutal qui frappe et qui mutile, Aux exploits destructeurs, au trépas inutile, Ferme dans mon horreur, toujours je dirai : « Non ! » O vous que l'Art enivre ou quelque noble envie, Qui, débordant d'amour, fleurissez pour la vie, On ose vous jeter en pâture au canon ! Liberté, Droit, Justice, affaire de mitraille ! Pour un lambeau d'Etat, pour un pan de muraille, Sans pitié, sans remords, un peuple est massacré. - Mais il est innocent ! - Qu'importe ? On l'extermine. Pourtant la vie humaine est de source divine : N'y touchez pas, arrière ! Un homme, c'est sacré ! Sous des vapeurs de poudre et de sang, quand les astres Pâlissent indignés parmi tant de désastres, Moi-même à la fureur me laissant emporter, Je ne distingue plus les bourreaux des victimes ; Mon âme se soulève, et devant de tels crimes Je voudrais être foudre et pouvoir éclater. Du moins te poursuivant jusqu'en pleine victoire, A travers tes lauriers, dans les bras de l'Histoire Qui, séduite, pourrait t'absoudre et te sacrer, O Guerre, Guerre impie, assassin qu'on encense, Je resterai, navrée et dans mon impuissance, Bouche pour te maudire, et cœur pour t'exécrer !
Puisque les plus heureux ont des douleurs sans nombre, Puisque le sol est froid, puisque les cieux sont lourds, Puisque l'homme ici-bas promène son coeur sombre Parmi les vains regrets et les courtes amours, Que faire de la vie ? Ô notre âme immortelle, Où jeter tes désirs et tes élans secrets ? Tu voudrais posséder, mais ici tout chancelle ; Tu veux aimer toujours, mais la tombe est si près ! Le meilleur est encore en quelque étude austère De s'enfermer, ainsi qu'en un monde enchanté, Et dans l'art bien aimé de contempler sur terre, Sous un de ses aspects, l'éternelle beauté. Artiste au front serein, vous l'avez su comprendre, Vous qu'entre tous les arts le plus doux captiva, Qui l'entourez de foi, de culte, d'amour tendre, Lorsque la foi, le culte et l'amour, tout s'en va. Ah ! tandis que pour nous, qui tombons de faiblesse Et manquons de flambeau dans l'ombre de nos jours, Chaque pas à sa ronce où notre pied se blesse, Dans votre frais sentier marchez, marchez toujours. Marchez ! pour que le ciel vous aime et vous sourie, Pour y songer vous-même avec un saint plaisir, Et tromper, le cœur plein de votre idolâtrie, L'éternelle douleur et l'immense désir.
L'amour et ses élans pudiques Ont, dans leurs songes réticents, Les noblesses de la musique. La passion aux cris puissants, Par ses sommets et ses abîmes Mêle à ses voeux des pleurs décents. - Mais il est de secrètes cimes Où s'élaborent sourdement L'espoir, le but, le mouvement, Où gît, ardent, supplicié, Invincible, au destin lié, Mais tremblant qu'on ne le bafoue, Le désir ! - que jamais l'on n'avoue...
La bonté, n'étant pas l'excès De l'amour, fait souffrir souvent; Tant de douceur est décevant, On doute, on soupçonne, on ne sait. - Ces mots patients, ce besoin De ne pas nuire à ce qu'on aime Interloquent les coeurs extrêmes Qui, pouvant mieux, n'ont pas de soins Envers l'auguste passion Qui hait les élans retenus. - Je songe aux jours où j'ai connu Ta cruelle abnégation...
Le soir s'est refermé, telle une sombre porte, Sur mes ravissements, sur mes élans d'hier... Je t'évoque, ô splendide ! ô fille de la mer ! Et je viens te pleurer comme on pleure une morte. L'air des bleus horizons ne gonfle plus tes seins, Et tes doigts sans vigueur ont fléchi sous les bagues. N'as-tu point chevauché sur la crête des vagues, Toi qui dors aujourd'hui dans l'ombre des coussins ? L'orage et l'infini qui te charmaient naguère N'étaient-ils point parfaits et ne valaient-ils pas Le calme conjugal de l'âtre et du repas Et la sécurité près de l'époux vulgaire ? Tes yeux ont appris l'art du regard chaud et mol Et la soumission des paupières baissées. Je te vois, alanguie au fond des gynécées, Les cils fardés, le cerné agrandi par le k'hol. Tes paresses et tes attitudes meurtries Ont enchanté le rêve épais et le loisir De celui qui t'apprit le stupide plaisir, Ô toi qui fus hier la soeur des Valkyries ! L'époux montre aujourd'hui tes yeux, si méprisants Jadis, tes mains, ton col indifférent de cygne, Comme on montre ses blés, son jardin et sa vigne Aux admirations des amis complaisants. Abdique ton royaume et sois la faible épouse Sans volonté devant le vouloir de l'époux... Livre ton corps fluide aux multiples remous, Sois plus docile encore à son ardeur jalouse. Garde ce piètre amour, qui ne sait décevoir Ton esprit autrefois possédé par les rêves... Mais ne reprends jamais l'âpre chemin des grèves, Où les algues ont des rythmes lents d'encensoir. N'écoute plus la voix de la mer, entendue Comme un songe à travers le soir aux voiles d'or... Car le soir et la mer te parleraient encor De ta virginité glorieuse et perdue.