Poésie française
De votre nom j’orne le frontispice Des derniers vers que ma Muse a polis. Puisse le tout ô charmante Philis, Aller si loin que notre los franchisse La nuit des temps: nous la saurons dompter Moi par écrire, et vous par réciter. Nos noms unis perceront l’ombre noire Vous régnerez longtemps dans la mémoire, Après avoir régné jusques ici Dans les esprits, dans les cœurs même aussi. Qui ne connaît l’inimitable actrice Représentant ou Phèdre, ou Bérénice Chimène en pleurs, ou Camille en fureur ? Est-il quelqu’un que votre voix n’enchante ? S’en trouve-t-il une autre aussi touchante ? Une autre enfin allant si droit au cœur ? N’attendez pas que je fasse l’éloge De ce qu’en vous on trouve de parfait Comme il n’est point de grâce qui n’y loge Ce serait trop, je n’aurais jamais fait. De mes Philis vous seriez la première. Vous auriez eu mon âme toute entière Si de mes vœux j’eusse plus présumé, Mais en aimant qui ne veut être aimé? Par des transports n’espérant pas vous plaire, Je me suis dit seulement votre ami ; De ceux qui sont amants plus d’à demi: Et plût au sort que j’eusse pu mieux faire. Ceci soit dit: venons à notre affaire. Un jour Satan, monarque des enfers, Faisait passer ses sujets en revue. Là confondus tous les états divers, Princes et rois, et la tourbe menue, Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri, Tant que Satan en était étourdi. Il demandait en passant à chaque âme: « Qui t’a jetée en l’éternelle flamme ? » L’une disait: « Hélas c’est mon mari ; » L’autre aussitôt répondait: «c’est ma femme. » Tant et tant fut ce discours répété, Qu’enfin Satan dit en plein consistoire : «Si ces gens-ci disent la vérité Il est aisé d’augmenter notre gloire. Nous n’avons donc qu’à le vérifier. Pour cet effet il nous faut envoyer Quelque démon plein d’art et de prudence ; Qui non content d’observer avec soin Tous les hymens dont il sera témoin, Y joigne aussi sa propre expérience. » Le prince ayant proposé sa sentence, Le noir sénat suivit tout d’une voix. De Belphégor aussitôt on fit choix. Ce diable était tout yeux et tout oreilles, Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles, Capable enfin de pénétrer dans tout, Et de pousser l’examen jusqu’au bout. Pour subvenir aux frais de l’entreprise, On lui donna mainte et mainte remise, Toutes à vue, et qu’en lieux différents Il pût toucher par des correspondants. Quant au surplus, les fortunes humaines, Les biens, les maux, les plaisirs et les peines, Bref ce qui suit notre condition, Fut une annexe à sa légation. Il se pouvait tirer d’affliction, Par ses bons tours, et par son industrie, Mais non mourir, ni revoir sa patrie, Qu’il n’eût ici consumé certain temps : Sa mission devait durer dix ans. Le voilà donc qui traverse et qui passe Ce que le Ciel voulut mettre d’espace Entre ce monde et l’éternelle nuit; Il n’en mit guère, un moment y conduit. Notre démon s’établit à Florence, Ville pour lors de luxe et de dépense. Même il la crut propre pour le trafic. Là sous le nom du seigneur Roderic, Il se logea, meubla, comme un riche homme ; Grosse maison, grand train, nombre de gens, Anticipant tous les jours sur la somme Qu’il ne devait consumer qu’en dix ans On s’étonnait d’une telle bombance. II tenait table, avait de tous côtés Gens à ses frais, soit pour ses voluptés Soit pour le faste et la magnificence. L’un des plaisirs où plus il dépensa Fut la louange : Apollon l’encensa Car il est maître en l’art de flatterie. Diable n’eut onc tant d’honneurs en sa vie. Son cœur devint le but de tous les traits Qu’Amour lançait: il n’était point de belle Qui n’employât ce qu’elle avait d’attraits Pour le gagner, tant sauvage fut-elle: Car de trouver une seule rebelle, Ce n’est la mode à gens de qui la main Par les présents s’aplanit tout chemin. C’est un ressort en tous desseins utile. Je l’ai jà dit , et le redis encor Je ne connais d’autre premier mobile Dans l’univers, que l’argent et que l’or. Notre envoyé cependant tenait compte De chaque hymen, en journaux différents ; L’un, des époux satisfaits et contents, Si peu rempli que le diable en eut honte. L’autre journal incontinent fut plein. A Belphégor il ne restait enfin Que d’éprouver la chose par lui-même. Certaine fille à Florence était lors; Belle, et bien faite, et peu d’autres trésors; Noble d’ailleurs, mais d’un orgueil extrême; Et d’autant plus que de quelque vertu Un tel orgueil paraissait revêtu. Pour Roderic on en fit la demande. Le père dit que Madame Honnesta, C’était son nom, avait eu jusque-là Force partis; mais que parmi la bande Il pourrait bien Roderic préférer, Et demandait temps pour délibérer. On en convient. Le poursuivant s’applique A gagner celle ou ses vœux s’adressaient. Fêtes et bals, sérénades, musique, Cadeaux , festins, bien fort appetissaient Altéraient fort le fonds de l’ambassade. Il n’y plaint rien, en use en grand seigneur, S’épuise en dons : l’autre se persuade Qu’elle lui fait encor beaucoup d’honneur. Conclusion, qu’après force prières, Et des façons de toutes les manières, Il eut un oui de Madame Honnesta. Auparavant le notaire y passa: Dont Belphégor se moquant en son âme: Hé quoi, dit-il, on acquiert une femme Comme un château ! ces gens ont tout gâté. Il eut raison: ôtez d’entre les hommes La simple foi, le meilleur est ôté. Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes Dans les procès en prenant le revers. Les si, les cas, les contrats sont la porte Par où la noise entra dans l’univers: N’espérons pas que jamais elle en sorte. Solennités et lois n’empêchent pas Qu’avec l’Hymen Amour n’ait des débats C’est le cœur seul qui peut rendre tranquille. Le cœur fait tout, le reste est inutile. Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états. Chez les amis tout s’excuse, tout passe,; Chez les amants tout plaît, tout est. Chez les époux tout ennuie, et tout lasse. Le devoir nuit, chacun est ainsi fait. Mais, dira-t-on, n’est-il en nulles guises D’heureux ménage ? après mûr examen, J’appelle un bon, voire un parfait hymen, Quand les conjoints se souffrent leurs sottises. Sur ce point-là c’est assez raisonné. Dès que chez lui le diable eut amené Son épousée, il jugea par lui-même Ce qu’est l’hymen avec un tel démon: Toujours débats, toujours quelque sermon Plein de sottise en un degré suprême. Le bruit fut tel que Madame Honnesta Plus d’une fois les voisins éveilla: Plus d’une fois on courut à la noise «Il lui fallait quelque simple bourgeoise, Ce disait-elle, un petit trafiquant Traiter ainsi les filles de mon rang ! Méritait-il femme si vertueuse? Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse: J’en ai regret, et si je faisais bien... » Il n’est pas sûr qu’Honnesta ne fit rien: Ces prudes-là nous en font bien accroire. Nos deux époux, à ce que dit l’histoire, Sans disputer n’étaient pas un moment. Souvent leur guerre avait pour fondement Le jeu, la jupe ou quelque ameublement, D’été, d’hiver, d’entre-temps, bref un monde D inventions propres à tout gâter. Le pauvre diable eut lieu de regretter De l autre enfer la demeure profonde. Pour comble enfin Roderic épousa La parente de Madame Honnesta, Ayant sans cesse et le père, et la mère, Et la grand’sœur, avec le petit frère, De ses deniers mariant la grand’sœur, Et du petit payant le précepteur. Je n’ai pas dit la principale cause De sa ruine infaillible accident ; Et j’oubliais qu’il eût un intendant. Un intendant ? qu’est-ce que cette chose ? Je définis cet être, un animal Qui comme on dit sait pécher en eau trouble, Et plus le bien de son maître va mal, Plus le sien croît, plus son profit redouble; Tant qu’aisément lui-même achèterait Ce qui de net au seigneur resterait: Dont par raison bien et dûment déduite On pourrait voir chaque chose réduite En son état, s’il arrivait qu’un jour L’autre devînt l’intendant à son tour, Car regagnant ce qu’il eut étant maître, Ils reprendraient tous deux leur premier être. Le seul recours du pauvre Roderic, Son seul espoir, était certain trafic Qu’il prétendait devoir remplir sa bourse, Espoir douteux, incertaine ressource. Il était dit que tout serait fatal A notre époux, ainsi tout alla mal. Ses agents tels que la plupart des nôtres, En abusaient: il perdit un vaisseau, Et vit aller le commerce à vau-l’eau, Trompe des uns, mal servi par les autres. II emprunta. Quand ce vint à payer, Et qu’à sa porte il vit le créancier, Force lui fut d’esquiver par la fuite, Gagnant les champs, où de l’âpre poursuite Il se sauva chez un certain fermier, En certain coin remparé de fumier. Mais Matheo moyennant grosse somme L’en fit sortir au premier mot qu’il dit. C’était à Naple, il se transporte à Rome ; Saisit un corps: Matheo l’en bannit, Le chasse encore: autre somme nouvelle. Trois fois enfin, toujours d’un corps femelle, Remarquez bien, notre diable sortit. Le roi de Naple avait lors une fille, Honneur du sexe, espoir de sa famille ; Maint jeune prince était son poursuivant. Là d’Honnesta Belphégor se sauvant, On ne le put tirer de cet asile. II n’était bruit aux champs comme à la ville Que d’un manant qui chassait les esprits. Cent mille écus d’abord lui sont promis. Bien affligé de manquer cette somme (Car les trois fois l’empêchaient d’espérer Que Belphégor se laissât conjurer) Il la refuse: il se dit un pauvre homme, Pauvre pécheur, qui sans savoir comment, Sans dons du Ciel, par hasard seulement, De quelques corps a chassé quelque diable, Apparemment chétif, et misérable, Et ne connaît celui-ci nullement. Il beau dire; on le force, on l’amène, On le menace, on lui dit que sous peine D’être pendu, d’être mis haut et court En un gibet, il faut que sa puissance Se manifeste avant la fin du jour. Dès l’heure même on vous met en présence Notre démon et son conjurateur. D’un tel combat le prince est spectateur. Chacun y court; n’est fils de bonne mère Qui pour le voir ne quitte toute affaire. D’un côté sont le gibet et la hart, Cent mille écus bien comptés d’autre part. Matheo tremble, et lorgne la finance. L’esprit malin voyant sa contenance Riait sous cape, alléguait les trois fois; Dont Matheo suait en son harnois, Pressait, priait, conjurait avec larmes. Le tout en vain: plus il est en alarmes, Plus l’autre rit. Enfin le manant dit Que sur ce diable il n’avait nul crédit. On vous le happe, et mène à la potence. Comme il allait haranguer l’assistance, Nécessite lui suggéra ce tour: Il dit tout bas qu’on battît le tambour, Ce qui fut fait; de quoi l’esprit immonde Un peu surpris au manant demanda: «Pourquoi ce bruit ? coquin, qu’entends-je là?» L’autre répond: «C’est Madame Honnesta Qui vous réclame, et va par tout le monde Cherchant l’époux que le Ciel lui donna. » Incontinent le diable décampa, S’enfuit au fond des enfers, et conta Tout le succès qu’avait eu son voyage: «Sire, dit-il, le nœud du mariage Damne aussi dru qu’aucuns autres états. Votre Grandeur voit tomber ici-bas Non par flocons, mais menu comme pluie Ceux que l’Hymen fait de sa confrérie J’ai par moi-même examiné le cas. Non que de soi la chose ne soit bonne Elle eut jadis un plus heureux destin Mais comme tout se corrompt à la fin Plus beau fleuron n’est en votre couronne. » Satan le crut: il fut récompensé Encor qu’il eût son retour avancé Car qu’eut-il fait ? ce n’était pas merveilles Qu’ayant sans cesse un diable à ses oreilles, Toujours le même, et toujours sur un ton, Il fut contraint d’enfiler la venelle ; Dans les enfers encore en change-t-on ; L’autre peine est à mon sens plus cruelle. Je voudrais voir quelque gens y durer Elle eut à Job fait tourner la cervelle. De tout ceci que prétends-je inférer ? Premièrement je ne sais pire chose Que de changer son logis en prison: En second lieu si par quelque raison Votre ascendant à l’hymen vous expose N’épousez point d’Honnesta s’il se peut N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.
Il faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde, On a souvent besoin d'un plus petit que soi. De cette vérité deux fables feront foi, Tant la chose en preuves abonde. Entre les pattes d'un lion Un rat sortit de terre assez à l'étourdie. Le roi des animaux, en cette occasion, Montra ce qu'il était, et lui donna la vie. Ce bienfait ne fut pas perdu. Quelqu'un aurait-il jamais cru Qu'un lion d'un rat eût affaire ? Cependant il avint qu'au sortir des forêts Ce lion fut pris dans des rets, Dont ses rugissements ne le purent défaire. Sire rat accourut, et fit tant par ses dents Qu'une maille rongée emporta tout l'ouvrage. Patience et longueur de temps Font plus que force ni que rage.
L'aigle donnait la chasse à maître Jean Lapin, Qui droit à son terrier s'enfuyait au plus vite. Le trou de l'escarbot se rencontre en chemin. Je laisse à penser si ce gîte Était sûr ; mais où mieux ? Jean Lapin s'y blottit. L'aigle fondant sur lui nonobstant cet asile, L'escarbot intercède, et dit : " Princesse des oiseaux, il vous est fort facile D'enlever malgré moi ce pauvre malheureux ; Mais ne me faites pas cet affront, je vous prie ; Et puisque Jean Lapin vous demande la vie, Donnez-la-lui, de grâce, ou l'ôtez à tous deux : C'est mon voisin, c'est mon compère. " L'oiseau de Jupiter, sans répondre un seul mot, Choque de l'aile l'escarbot, L'étourdit, l'oblige à se taire, Enlève Jean Lapin. L'escarbot indigné Vole au nid de l'oiseau, fracasse, en son absence, Ses œufs, ses tendres œufs, sa plus douce espérance : Pas un seul ne fut épargné. L'aigle étant de retour, et voyant ce ménage, Remplit le ciel de cris : et pour comble de rage, Ne sait sur qui venger le tort qu'elle a souffert. Elle gémit en vain : sa plainte au vent se perd. Il fallut pour cet an vivre en mère affligée. L'an suivant, elle mit son nid en lieu plus haut. L'escarbot prend son temps, fait faire aux œufs le saut : La mort de Jean Lapin derechef est vengée. Ce second deuil fut tel, que l'écho de ces bois N'en dormit de plus de six mois. L'oiseau qui porte Ganymède Du monarque des dieux enfin implore l'aide, Dépose en son giron ses œufs, et croit qu'en paix Ils seront dans ce lieu ; que pour ses intérêts, Jupiter se verra contraint de les défendre : Hardi qui les irait là prendre. Aussi ne les y prit-on pas. Leur ennemi changea de note, Sur la robe du dieu fit tomber une crotte ; Le dieu la secouant jeta les œufs à bas. Quand l'aigle sut l'inadvertance, Elle menaça Jupiter D'abandonner sa cour, d'aller vivre au désert, De quitter toute dépendance, Avec mainte autre extravagance. Le pauvre Jupiter se tut : Devant son tribunal l'escarbot comparut, Fit sa plainte, et conta l'affaire. On fit entendre à l'aigle enfin qu'elle avait tort. Mais, les deux ennemis ne voulant point d'accord, Le monarque des dieux s'avisa, pour bien faire, De transporter le temps où l'aigle fait l'amour En une autre saison, quand la race escarbote Est en quartier d'hiver, et, comme la marmotte, Se cache et ne voit point le jour.
Une chauve-souris donna tête baissée Dans un nid de belette ; et sitôt qu'elle y fut, L'autre, envers les souris de longtemps courroucée, Pour la dévorer accourut. " Quoi ? vous osez, dit-elle, à mes yeux vous produire, Après que votre race a tâché de me nuire ! N'êtes-vous pas souris ? Parlez sans fiction. Oui, vous l'êtes, ou bien je ne suis pas belette. - Pardonnez-moi, dit la pauvrette, Ce n'est pas ma profession. Moi souris ! Des méchants vous ont dit ces nouvelles. Grâce à l'auteur de l'univers, Je suis oiseau ; voyez mes ailes : Vive la gent qui fend les airs ! " Sa raison plut, et sembla bonne. Elle fait si bien qu'on lui donne Liberté de se retirer. Deux jours après, notre étourdie Aveuglément se va fourrer Chez une autre belette, aux oiseaux ennemie. La voilà derechef en danger de sa vie. La dame du logis avec son long museau S'en allait la croquer en qualité d'oiseau, Quand elle protesta qu'on lui faisait outrage : " Moi, pour telle passer ! Vous n'y regardez pas. Qui fait l'oiseau ? c'est le plumage. Je suis souris : vivent les rats ! Jupiter confonde les chats ! " Par cette adroite repartie Elle sauva deux fois sa vie. Plusieurs se sont trouvés qui, d'écharpe changeants, Aux dangers, ainsi qu'elle, ont souvent fait la figue. Le sage dit, selon les gens, " Vive le roi ! vive la ligue ! "
A quoi passer la nuit quand on soupe en carême ? Ainsi, le verre en main, raisonnaient deux amis. Quels entretiens choisir, honnêtes et permis, Mais gais, tels qu'un vieux vin les conseille et les aime ? RODOLPHE Parlons de nos amours ; la joie et la beauté Sont mes dieux les plus chers, après la liberté. Ébauchons, en trinquant, une joyeuse idylle. Par les bois et les prés, les bergers de Virgile Fêtaient la poésie à toute heure, en tout lieu ; Ainsi chante au soleil la cigale-dorée. D'une voix plus modeste, au hasard inspirée, Nous, comme le grillon, chantons au coin du feu. ALBERT Faisons ce qui te plaît. Parfois, en cette vie, Une chanson nous berce et nous aide à souffrir, Et, si nous offensons l'antique poésie, Son ombre même est douce à qui la sait chérir. RODOLPHE Rosalie est le nom de la brune fillette Dont l'inconstant hasard m'a fait maître et seigneur. Son nom fait mon délice, et, quand je le répète, Je le sens, chaque fois, mieux gravé dans mon coeur. ALBERT Je ne puis sur ce ton parler de mon amie. Bien que son nom aussi soit doux à prononcer, J e ne saurais sans honte à tel point l'offenser, Et dire, en un seul mot, le secret de ma vie. RODOLPHE Que la fortune abonde en caprices charmants Dès nos premiers regards nous devînmes amants. C'était un mardi gras dans une mascarade ; Nous soupions ; - la Folie agita ses grelots, Et notre amour naissant sortit d'une rasade, Comme autrefois Vénus de l'écume des flots. ALBERT Quels mystères profonds dans l'humaine misère ! Quand, sous les marronniers, à côté de sa mère, Je la vis, à pas lents, entrer si doucement (Son front était si pur, son regard si tranquille ! ), Le ciel m'en est témoin, dès le premier moment, Je compris que l'aimer était peine inutile ; Et cependant mon coeur prit un amer plaisir À sentir qu'il aimait et qu'il allait souffrir ! RODOLPHE Depuis qu'à mon chevet rit cette tête folle, Elle en chasse à la fois le sommeil et l'ennui ; Au bruit de nos baisers le temps joyeux s'envole, Et notre lit de fleurs n'a pas encore un pli. ALBERT Depuis que dans ses yeux ma peine a pris naissance, Nul ne sait le tourment dont je suis déchiré. Elle-même l'ignore, - et ma seule espérance Est qu'elle le devine un jour, quand j'en mourrai. RODOLPHE Quand mon enchanteresse entr'ouvre sa paupière, Sombre comme la nuit, pur comme la lumière, Sur l'émail de ses yeux brille un noir diamant. ALBERT Comme sur une fleur une goutte de pluie, Comme une pâle étoile au fond du firmament, Ainsi brille en tremblant le regard de ma vie. RODOLPHE Son front n'est pas plus grand que celui de Vénus. Par un noeud de ruban deux bandeaux retenus L'entourent mollement d'une fraîche auréole ; Et, lorsqu'au pied du lit tombent ses longs cheveux, On croirait voir, le soir, sur ses flancs amoureux, Se dérouler gaiement la mantille espagnole. ALBERT Ce bonheur à mes yeux n'a pas été donné De voir jamais ainsi la tête bien-aimée. Le chaste sanctuaire où siège sa pensée D'un diadème d'or est toujours couronné. RODOLPHE Voyez-la, le matin, qui gazouille et sautille ; Son coeur est un oiseau, - sa bouche est une fleur. C'est là qu'il faut saisir cette indolente fille, Et, sur la pourpre vive où le rire pétille, De son souffle enivrant respirer la fraîcheur. ALBERT Une fois seulement, j'étais le soir près d'elle ; Le sommeil lui venait et la rendait plus belle ; Elle pencha vers moi son front plein de langueur, Et, comme on voit s'ouvrir une rose endormie, Dans un faible soupir, des lèvres de ma mie, Je sentis s'exhaler le parfum de son coeur. RODOLPHE Je voudrais voir qu'un jour ma belle dégourdie, Au cabaret voisin de champagne étourdie, S'en vînt, en jupon court, se glisser dans tes bras. Qu'adviendrait-il alors de ta mélancolie ? Car enfin toute chose est possible ici-bas. ALBERT Si le profond regard de ma chère maîtresse Un instant par hasard s'arrêtait sur le tien, Qu'adviendrait-il alors de cette folle ivresse ? Aimer est quelque chose, et le reste n'est rien. RODOLPHE Non, l'amour qui se tait n'est qu'une rêverie. Le silence est la mort, et l'amour est la vie ; Et c'est un vieux mensonge à plaisir inventé, Que de croire au bonheur hors, de la volupté ! Je ne puis partager ni plaindre ta souffrance Le hasard est là-haut pour les audacieux ; Et celui dont la crainte a tué l'espérance Mérite son malheur et fait injure aux dieux. ALBERT Non, quand leur âme immense entra dans la nature, Les dieux n'ont pas tout dit à la matière impure Qui reçut dans ses flancs leur forme et leur beauté. C'est une vision que la réalité. Non, des flacons brisés, quelques vaines paroles Qu'on prononce au hasard et qu'on croit échanger, Entre deux froids baisers quelques rires frivoles, Et d'un être inconnu le contact passager, Non, ce n'est pas l'amour, ce n'est pas même un rêve, Et la satiété, qui succède au désir, Amène un tel dégoût quand le coeur se soulève, Que je ne sais, au fond, si c'est peine ou plaisir. RODOLPHE Est-ce peine ou plaisir, une alcôve bien close, Et le punch allumé, quand il fait mauvais temps ? Est-ce peine ou plaisir, l'incarnat de la rose, La blancheur de l'albâtre et l'odeur du printemps ? Quand la réalité ne serait qu'une image, Et le contour léger des choses d'ici-bas, Me préserve le ciel d'en savoir davantage ! Le masque est si charmant, que j'ai peur du visage, Et même en carnaval je n'y toucherais pas. ALBERT Une larme en dit plus que tu n'en pourrais dire. RODOLPHE Une larme a son prix, c'est la soeur d'un sourire. Avec deux yeux bavards parfois j'aime à jaser ; Mais le seul vrai langage au monde est un baiser. ALBERT Ainsi donc, à ton gré dépense ta paresse. O mon pauvre secret ! que nos chagrins sont doux ! RODOLPHE Ainsi donc, à ton gré promène ta tristesse. O mes pauvres soupers ! comme on médit de vous ! ALBERT Prends garde seulement que ta belle étourdie Dans quelque honnête ennui ne perde sa gaieté. RODOLPHE Prends garde seulement que ta rose endormie Ne trouve un papillon quelque beau soir d'été. ALBERT Des premiers feux du jour j'aperçois la lumière. RODOLPHE Laissons notre dispute et vidons notre verre. Nous aimons, c'est assez, chacun à sa façon. J'en ai connu plus d'une, et j'en sais la chanson. Le droit est au plus fort, en amour comme en guerre, Et la femme qu'on aime aura toujours raison.
J'espérais bien pleurer, mais je croyais souffrir En osant te revoir, place à jamais sacrée, Ô la plus chère tombe et la plus ignorée Où dorme un souvenir ! Que redoutiez-vous donc de cette solitude, Et pourquoi, mes amis, me preniez-vous la main, Alors qu'une si douce et si vieille habitude Me montrait ce chemin ? Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries, Et ces pas argentins sur le sable muet, Ces sentiers amoureux, remplis de causeries, Où son bras m'enlaçait. Les voilà, ces sapins à la sombre verdure, Cette gorge profonde aux nonchalants détours, Ces sauvages amis, dont l'antique murmure A bercé mes beaux jours. Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse, Comme un essaim d'oiseaux, chante au bruit de mes pas. Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse, Ne m'attendiez-vous pas ? Ah ! laissez-les couler, elles me sont bien chères, Ces larmes que soulève un cœur encor blessé ! Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières Ce voile du passé ! Je ne viens point jeter un regret inutile Dans l'écho de ces bois témoins de mon bonheur. Fière est cette forêt dans sa beauté tranquille, Et fier aussi mon cœur. Que celui-là se livre à des plaintes amères, Qui s'agenouille et prie au tombeau d'un ami. Tout respire en ces lieux ; les fleurs des cimetières Ne poussent point ici. Voyez ! la lune monte à travers ces ombrages. Ton regard tremble encor, belle reine des nuits; Mais du sombre horizon déjà tu te dégages, Et tu t'épanouis. Ainsi de cette terre, humide encor de pluie, Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour; Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie Sort mon ancien amour. Que sont-ils devenus, les chagrins de ma vie ? Tout ce qui m'a fait vieux est bien loin maintenant; Et rien qu'en regardant cette vallée amie Je redeviens enfant. Ô puissance du temps ! ô légères années ! Vous emportez nos pleurs, nos cris et nos regrets; Mais la pitié vous prend, et sur nos fleurs fanées Vous ne marchez jamais. Tout mon cœur te bénit, bonté consolatrice ! Je n'aurais jamais cru que l'on pût tant souffrir D'une telle blessure, et que sa cicatrice Fût si douce à sentir. Loin de moi les vains mots, les frivoles pensées, Des vulgaires douleurs linceul accoutumé, Que viennent étaler sur leurs amours passées Ceux qui n'ont point aimé ! Dante, pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misère Qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur ? Quel chagrin t'a dicté cette parole amère, Cette offense au malheur ? En est-il donc moins vrai que la lumière existe, Et faut-il l'oublier du moment qu'il fait nuit ? Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste, Est-ce toi qui l'as dit ? Non, par ce pur flambeau dont la splendeur m'éclaire, Ce blasphème vanté ne vient pas de ton cœur. Un souvenir heureux est peut-être sur terre Plus vrai que le bonheur. Eh quoi ! l'infortuné qui trouve une étincelle Dans la cendre brûlante où dorment ses ennuis, Qui saisit cette flamme et qui fixe sur elle Ses regards éblouis ; Dans ce passé perdu quand son âme se noie, Sur ce miroir brisé lorsqu'il rêve en pleurant, Tu lui dis qu'il se trompe, et que sa faible joie N'est qu'un affreux tourment ! Et c'est à ta Françoise, à ton ange de gloire, Que tu pouvais donner ces mots à prononcer, Elle qui s'interrompt, pour conter son histoire, D'un éternel baiser ! Qu'est-ce donc, juste Dieu, que la pensée humaine, Et qui pourra jamais aimer la vérité, S'il n'est joie ou douleur si juste et si certaine Dont quelqu'un n'ait douté ? Comment vivez-vous donc, étranges créatures ? Vous riez, vous chantez, vous marchez à grands pas; Le ciel et sa beauté, le monde et ses souillures Ne vous dérangent pas ; Mais, lorsque par hasard le destin vous ramène Vers quelque monument d'un amour oublié, Ce caillou vous arrête, et cela vous fait peine Qu'il vous heurte le pied. Et vous criez alors que la vie est un songe ; Vous vous tordez les bras comme en vous réveillant, Et vous trouvez fâcheux qu'un si joyeux mensonge Ne dure qu'un instant. Malheureux ! cet instant où votre âme engourdie A secoué les fers qu'elle traîne ici-bas, Ce fugitif instant fut toute votre vie ; Ne le regrettez pas ! Regrettez la torpeur qui vous cloue à la terre, Vos agitations dans la fange et le sang, Vos nuits sans espérance et vos jours sans lumière C'est là qu'est le néant ! Mais que vous revient-il de vos froides doctrines ? Que demandent au ciel ces regrets inconstants Que vous allez semant sur vos propres ruines, À chaque pas du Temps ? Oui, sans doute, tout meurt; ce monde est un grand rêve, Et le peu de bonheur qui nous vient en chemin, Nous n'avons pas plus tôt ce roseau dans la main, Que le vent nous l'enlève. Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments Que deux êtres mortels échangèrent sur terre, Ce fut au pied d'un arbre effeuillé par les vents, Sur un roc en poussière. Ils prirent à témoin de leur joie éphémère Un ciel toujours voilé qui change à tout moment, Et des astres sans nom que leur propre lumière Dévore incessamment. Tout mourait autour d'eux, l'oiseau dans le feuillage, La fleur entre leurs mains, l'insecte sous leurs pieds, La source desséchée où vacillait l'image De leurs traits oubliés ; Et sur tous ces débris joignant leurs mains d'argile, Étourdis des éclairs d'un instant de plaisir, Ils croyaient échapper à cet Être immobile Qui regarde mourir ! - Insensés ! dit le sage ? Heureux ! dit le poète. Et quels tristes amours as-tu donc dans le cœur, Si le bruit du torrent te trouble et t'inquiète, Si le vent te fait peur ? J'ai vu sous le soleil tomber bien d'autres choses Que les feuilles des bois et l'écume des eaux, Bien d'autres s'en aller que le parfum des roses Et le chant des oiseaux. Mes yeux ont contemplé des objets plus funèbres Que Juliette morte au fond de son tombeau, Plus affreux que le toast à l'ange des ténèbres Porté par Roméo. J'ai vu ma seule amie, à jamais la plus chère, Devenue elle-même un sépulcre blanchi, Une tombe vivante où flottait la poussière De notre mort chéri, De notre pauvre amour, que, dans la nuit profonde, Nous avions sur nos cœurs si doucement bercé ! C'était plus qu'une vie, hélas ! c'était un monde Qui s'était effacé ! Oui, jeune et belle encor, plus belle, osait-on dire, Je l'ai vue, et ses yeux brillaient comme autrefois. Ses lèvres s'entrouvraient, et c'était un sourire, Et c'était une voix ; Mais non plus cette voix, non plus ce doux langage, Ces regards adorés dans les miens confondus; Mon cœur, encor plein d'elle, errait sur son visage, Et ne la trouvait plus. Et pourtant j'aurais pu marcher alors vers elle, Entourer de mes bras ce sein vide et glacé, Et j'aurais pu crier : Qu'as-tu fait, infidèle, Qu'as-tu fait du passé ? Mais non : il me semblait qu'une femme inconnue Avait pris par hasard cette voix et ces yeux; Et je laissai passer cette froide statue En regardant les cieux. Eh bien ! ce fut sans doute une horrible misère Que ce riant adieu d'un être inanimé. Eh bien ! qu'importe encore ? Ô nature ! ô ma mère ! En ai-je moins aimé ? La foudre maintenant peut tomber sur ma tête ; Jamais ce souvenir ne peut m'être arraché ! Comme le matelot brisé par la tempête, Je m'y tiens attaché. Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent ; Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain, Ni si ces vastes cieux éclaireront demain Ce qu'ils ensevelissent. Je me dis seulement : À cette heure, en ce lieu, Un jour, je fus aimé, j'aimais, elle était belle. J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle, Et je l'emporte à Dieu !