Poésie française
Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d'ange, Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi. Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi, Ce livre qui contient le spectre de ma vie, Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie, L'ombre et son ouragan, la rose et son pistil, Ce livre azuré, triste, orageux, d'où sort-il ? D'où sort le blême éclair qui déchire la brume ? Depuis quatre ans, j'habite un tourbillon d'écume ; Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j'écrivais ; Car je suis paille au vent. Va ! dit l'esprit. Je vais. Et, quand j'eus terminé ces pages, quand ce livre Se mit à palpiter, à respirer, à vivre, Une église des champs, que le lierre verdit, Dont la tour sonne l'heure à mon néant, m'a dit : Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte. - Je le réclame, a dit la forêt inquiète ; Et le doux pré fleuri m'a dit : - Donne-le-moi. La mer, en le voyant frémir, m'a dit : - Pourquoi Ne pas me le jeter, puisque c'est une voile ! - C'est à moi qu'appartient cet hymne, a dit l'étoile. - Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents. Et les oiseaux m'ont dit : - Vas-tu pas aux vivants Offrir ce livre, éclos si loin de leurs querelles ? Laisse-nous l'emporter dans nos nids sur nos ailes ! - Mais le vent n'aura point mon livre, ô cieux profonds ! Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons, Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ; Ni la verte forêt qu'emplit un bruit de ruches ; Ni l'église où le temps fait tourner son compas ; Le pré ne l'aura pas, l'astre ne l'aura pas, L'oiseau ne l'aura pas, qu'il soit aigle ou colombe, Les nids ne l'auront pas ; je le donne à la tombe. II Autrefois, quand septembre en larmes revenait, Je partais, je quittais tout ce qui me connaît, Je m'évadais ; Paris s'effaçait ; rien, personne ! J'allais, je n'étais plus qu'une ombre qui frissonne, Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler, Sachant bien que j'irais où je devais aller ; Hélas ! je n'aurais pu même dire : Je souffre ! Et, comme subissant l'attraction d'un gouffre, Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais, J'ignorais, je marchais devant moi, j'arrivais. Ô souvenirs ! ô forme horrible des collines ! Et, pendant que la mère et la soeur, orphelines, Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir Avec l'avidité morne du désespoir ; Puis j'allais au champ triste à côté de l'église ; Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise, L'oeil aux cieux, j'approchais ; l'accablement soutient ; Les arbres murmuraient : C'est le père qui vient ! Les ronces écartaient leurs branches desséchées ; Je marchais à travers les humbles croix penchées, Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ; Et je m'agenouillais au milieu des rameaux Sur la pierre qu'on voit blanche dans la verdure. Pourquoi donc dormais-tu d'une façon si dure Que tu n'entendais pas lorsque je t'appelais ? Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets, Et disaient : Qu'est-ce donc que cet homme qui songe ? Et le jour, et le soir, et l'ombre qui s'allonge, Et Vénus, qui pour moi jadis étincela, Tout avait disparu que j'étais encor là. J'étais là, suppliant celui qui nous exauce ; J'adorais, je laissais tomber sur cette fosse, Hélas ! où j'avais vu s'évanouir mes cieux, Tout mon coeur goutte à goutte en pleurs silencieux ; J'effeuillais de la sauge et de la clématite ; Je me la rappelais quand elle était petite, Quand elle m'apportait des lys et des jasmins, Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains, Gaie, et riant d'avoir de l'encre à ses doigts roses ; Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses, Je fixais mon regard sur ces froids gazons verts, Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers La pierre du tombeau, comme une lueur d'âme ! Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame Tintait dans le ciel triste et dans mon coeur saignant, Rien ne me retenait, et j'allais ; maintenant, Hélas !... - Ô fleuve ! ô bois ! vallons dont je fus l'hôte, Elle sait, n'est-ce pas ? que ce n'est pas ma faute Si, depuis ces quatre ans, pauvre coeur sans flambeau, Je ne suis pas allé prier sur son tombeau ! III Ainsi, ce noir chemin que je faisais, ce marbre Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre, Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher, La nuit, que je voyais lentement approcher, Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière, Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cette pierre, Ô mon Dieu, tout cela, c'était donc du bonheur ! Dis, qu'as-tu fait pendant tout ce temps-là ? - Seigneur, Qu'a-t-elle fait ? - Vois-tu la vie en vos demeures ? A quelle horloge d'ombre as-tu compté les heures ? As-tu sans bruit parfois poussé l'autre endormi ? Et t'es-tu, m'attendant, réveillée à demi ? T'es-tu, pâle, accoudée à l'obscure fenêtre De l'infini, cherchant dans l'ombre à reconnaître Un passant, à travers le noir cercueil mal joint, Attentive, écoutant si tu n'entendais point Quelqu'un marcher vers toi dans l'éternité sombre ? Et t'es-tu recouchée ainsi qu'un mât qui sombre, En disant : Qu'est-ce donc ? mon père ne vient pas ! Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ? Que de fois j'ai choisi, tout mouillés de rosée, Des lys dans mon jardin, des lys dans ma pensée ! Que de fois j'ai cueilli de l'aubépine en fleur ! Que de fois j'ai, là-bas, cherché la tour d'Harfleur, Murmurant : C'est demain que je pars ! et, stupide, Je calculais le vent et la voile rapide, Puis ma main s'ouvrait triste, et je disais : Tout fuit ! Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit ! Oh ! que de fois, sentant qu'elle devait m'attendre, J'ai pris ce que j'avais dans le coeur de plus tendre Pour en charger quelqu'un qui passerait par là ! Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l'appela ; Quand je lui parle, hélas ! pourquoi les ferme-t-elle ? Où serait donc le mal quand de l'ombre mortelle L'amour violerait deux fois le noir secret, Et quand, ce qu'un dieu fit, un père le ferait ? IV Que ce livre, du moins, obscur message, arrive, Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive ! Qu'il y tombe, sanglot, soupir, larme d'amour ! Qu'il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour Le baiser, la jeunesse, et l'aube, et la rosée, Et le rire adoré de la fraîche épousée, Et la joie, et mon coeur, qui n'est pas ressorti ! Qu'il soit le cri d'espoir qui n'a jamais menti, Le chant du deuil, la voix du pâle adieu qui pleure, Le rêve dont on sent l'aile qui nous effleure ! Qu'elle dise : Quelqu'un est là ; j'entends du bruit ! Qu'il soit comme le pas de mon âme en sa nuit ! Ce livre, légion tournoyante et sans nombre D'oiseaux blancs dans l'aurore et d'oiseaux noirs dans l'ombre, Ce vol de souvenirs fuyant à l'horizon, Cet essaim que je lâche au seuil de ma prison, Je vous le confie, air, souffles, nuée, espace ! Que ce fauve océan qui me parle à voix basse, Lui soit clément, l'épargne et le laisse passer ! Et que le vent ait soin de n'en rien disperser, Et jusqu'au froid caveau fidèlement apporte Ce don mystérieux de l'absent à la morte ! Ô Dieu ! puisqu'en effet, dans ces sombres feuillets, Dans ces strophes qu'au fond de vos cieux je cueillais, Dans ces chants murmurés comme un épithalame Pendant que vous tourniez les pages de mon âme, Puisque j'ai, dans ce livre, enregistré mes jours, Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds, Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ; Puisque vous ne voulez pas encor que je meure, Et qu'il faut bien pourtant que j'aille lui parler ; Puisque je sens le vent de l'infini souffler Sur ce livre qu'emplit l'orage et le mystère ; Puisque j'ai versé là toutes vos ombres, terre, Humanité, douleur, dont je suis le passant ; Puisque de mon esprit, de mon coeur, de mon sang, J'ai fait l'âcre parfum de ces versets funèbres, Va-t'en, livre, à l'azur, à travers les ténèbres ! Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit ! Oui, qu'il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit, Comme une feuille d'arbre ou comme une âme d'homme ! Qu'il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme ! Qu'il tombe au plus profond du sépulcre hagard, A côté d'elle, ô mort ! et que là, le regard, Près de l'ange qui dort, lumineux et sublime, Le voie épanoui, sombre fleur de l'abîme ! V Ô doux commencements d'azur qui me trompiez, Ô bonheurs ! je vous ai durement expiés ! J'ai le droit aujourd'hui d'être, quand la nuit tombe, Un de ceux qui se font écouter de la tombe, Et qui font, en parlant aux morts blêmes et seuls, Remuer lentement les plis noirs des linceuls, Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut les pierres, Les grains dans les sillons, les ombres dans les bières, La vague et la nuée, et devient une voix De la nature, ainsi que la rumeur des bois. Car voilà, n'est-ce pas, tombeaux ? bien des années, Que je marche au milieu des croix infortunées, Échevelé parmi les ifs et les cyprès, L'âme au bord de la nuit, et m'approchant tout près, Et que je vais, courbé sur le cercueil austère, Questionnant le plomb, les clous, le ver de terre Qui pour moi sort des yeux de la tête de mort, Le squelette qui rit, le squelette qui mord, Les mains aux doigts noueux, les crânes, les poussières, Et les os des genoux qui savent des prières ! Hélas ! j'ai fouillé tout. J'ai voulu voir le fond. Pourquoi le mal en nous avec le bien se fond, J'ai voulu le savoir. J'ai dit : Que faut-il croire ? J'ai creusé la lumière, et l'aurore, et la gloire, L'enfant joyeux, la vierge et sa chaste frayeur, Et l'amour, et la vie, et l'âme, - fossoyeur. Qu'ai-je appris ? J'ai, pensif , tout saisi sans rien prendre ; J'ai vu beaucoup de nuit et fait beaucoup de cendre. Qui sommes-nous ? que veut dire ce mot : Toujours ? J'ai tout enseveli, songes, espoirs, amours, Dans la fosse que j'ai creusée en ma poitrine. Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ? Oh ! que ne suis-je encor le rêveur d'autrefois, Qui s'égarait dans l'herbe, et les prés, et les bois, Qui marchait souriant, le soir, quand le ciel brille, Tenant la main petite et blanche de sa fille, Et qui, joyeux, laissant luire le firmament, Laissant l'enfant parler, se sentait lentement Emplir de cet azur et de cette innocence ! Entre Dieu qui flamboie et l'ange qui l'encense, J'ai vécu, j'ai lutté, sans crainte, sans remord. Puis ma porte soudain s'ouvrit devant la mort, Cette visite brusque et terrible de l'ombre. Tu passes en laissant le vide et le décombre, Ô spectre ! tu saisis mon ange et tu frappas. Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas. VI Je ne puis plus reprendre aujourd'hui dans la plaine Mon sentier d'autrefois qui descend vers la Seine ; Je ne puis plus aller où j'allais ; je ne puis, Pareil à la laveuse assise au bord du puits, Que m'accouder au mur de l'éternel abîme ; Paris m'est éclipsé par l'énorme Solime ; La haute Notre-Dame à présent, qui me luit, C'est l'ombre ayant deux tours, le silence et la nuit, Et laissant des clartés trouer ses fatals voiles ; Et je vois sur mon front un panthéon d'étoiles ; Si j'appelle Rouen, Villequier, Caudebec, Toute l'ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck ! Et, si je pars, m'arrête à la première lieue, Et me dit: Tourne-toi vers l'immensité bleue ! Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos. Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots ! A quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ? Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ? Où vas-tu de la sorte et machinalement ? Ô songeur ! penche-toi sur l'être et l'élément ! Écoute la rumeur des âmes dans les ondes ! Contemple, s'il te faut de la cendre, les mondes ; Cherche au moins la poussière immense, si tu veux Mêler de la poussière à tes sombres cheveux, Et regarde, en dehors de ton propre martyre, Le grand néant, si c'est le néant qui t'attire ! Sois tout à ces soleils où tu remonteras ! Laisse là ton vil coin de terre. Tends les bras, Ô proscrit de l'azur, vers les astres patries ! Revois-y refleurir tes aurores flétries ; Deviens le grand oeil fixe ouvert sur le grand tout. Penche-toi sur l'énigme où l'être se dissout, Sur tout ce qui naît, vit, marche, s'éteint, succombe, Sur tout le genre humain et sur toute la tombe ! Mais mon coeur toujours saigne et du même côté. C'est en vain que les cieux, les nuits, l'éternité, Veulent distraire une âme et calmer un atome. Tout l'éblouissement des lumières du dôme M'ôte-t-il une larme ? Ah ! l'étendue a beau Me parler, me montrer l'universel tombeau, Les soirs sereins, les bois rêveurs, la lune amie ; J'écoute, et je reviens à la douce endormie. VII Des fleurs ! oh ! si j'avais des fleurs ! si Je pouvais Aller semer des lys sur ces deux froids chevets ! Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle ! Les fleurs sont l'or, l'azur, l'émeraude, l'opale ! Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ; Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes ! Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes, Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir, Puisqu'il nous fait lâcher ce qu'on croyait tenir, Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde, Sur la première porte en scelle une seconde, Et, sur le père triste et sur l'enfant qui dort, Ferme l'exil après avoir fermé la mort, Puisqu'il est impossible à présent que je jette Même un brin de bruyère à sa fosse muette, C'est bien le moins qu'elle ait mon âme, n'est-ce pas ? Ô vent noir dont j'entends sur mon plafond le pas ! Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle ! Mers, nuits ! et je l'ai mise en ce livre pour elle ! Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant Que nous avons laissé derrière nous, rêvant. Prends. Et, quoique de loin, reconnais ma voix, âme ! Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ; Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ; Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi. Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume ! Qu'entre tes vagues mains il devienne fantôme ! Qu'il blanchisse, pareil à l'aube qui pâlit, A mesure que l'oeil de mon ange le lit, Et qu'il s'évanouisse, et flotte, et disparaisse, Ainsi qu'un âtre obscur qu'un souffle errant caresse, Ainsi qu'une lueur qu'on voit passer le soir, Ainsi qu'un tourbillon de feu de l'encensoir, Et que, sous ton regard éblouissant et sombre, Chaque page s'en aille en étoiles dans l'ombre ! VIII Oh ! quoi que nous fassions et quoi que nous disions, Soit que notre âme plane au vent des visions, Soit qu'elle se cramponne à l'argile natale, Toujours nous arrivons à ta grotte fatale, Gethsémani ! qu'éclaire une vague lueur ! Ô rocher de l'étrange et funèbre sueur ! Cave où l'esprit combat le destin ! ouverture Sur les profonds effrois de la sombre nature ! Antre d'où le lion sort rêveur, en voyant Quelqu'un de plus sinistre et de plus effrayant, La douleur, entrer, pâle, amère, échevelée ! Ô chute ! asile ! ô seuil de la trouble vallée D'où nous apercevons nos ans fuyants et courts, Nos propres pas marqués dans la fange des jours, L'échelle où le mal pèse et monte, spectre louche, L'âpre frémissement de la palme farouche, Les degrés noirs tirant en bas les blancs degrés, Et les frissons aux fronts des anges effarés ! Toujours nous arrivons à cette solitude, Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude ! Paix à l'ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez ! Êtres, groupes confus lentement transformés ! Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes ! Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes, Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids, Dormez ! dormez, brins d'herbe, et dormez, infinis ! Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse ! Silence sur la grande horreur religieuse, Sur l'océan qui lutte et qui ronge son mors, Et sur l'apaisement insondable des morts ! Paix à l'obscurité muette et redoutée, Paix au doute effrayant, à l'immense ombre athée, A toi, nature, cercle et centre, âme et milieu, Fourmillement de tout, solitude de Dieu ! Ô générations aux brumeuses haleines, Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines ! Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez ! Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés ! Tout est religion et rien n'est imposture. Que sur toute existence et toute créature, Vivant du souffle humain ou du souffle animal, Debout au seuil du bien, croulante au bord du mal, Tendre ou farouche, immonde ou splendide, humble ou grande, La vaste paix des cieux de toutes parts descende ! Que les enfers dormants rêvent les paradis ! Assoupissez-vous, flots, mers, vents, âmes, tandis Qu'assis sur la montagne en présence de l'Être, Précipice où l'on voit pêle-mêle apparaître Les créations, l'astre et l'homme, les essieux De ces chars de soleil que nous nommons les cieux, Les globes, fruits vermeils des divines ramées, Les comètes d'argent dans un champ noir semées, Larmes blanches du drap mortuaire des nuits, Les chaos, les hivers, ces lugubres ennuis, Pâle, ivre d'ignorance, ébloui de ténèbres, Voyant dans l'infini s'écrire des algèbres, Le contemplateur, triste et meurtri, mais serein, Mesure le problème aux murailles d'airain, Cherche à distinguer l'aube à travers les prodiges, Se penche, frémissant, au puits des grands vertiges, Suit de l'oeil des blancheurs qui passent, alcyons, Et regarde, pensif, s'étoiler de rayons, De clartés, de lueurs, vaguement enflammées, Le gouffre monstrueux plein d'énormes fumées. Guernesey, 2 novembre 1855, jour des morts.
De votre nom j’orne le frontispice Des derniers vers que ma Muse a polis. Puisse le tout ô charmante Philis, Aller si loin que notre los franchisse La nuit des temps: nous la saurons dompter Moi par écrire, et vous par réciter. Nos noms unis perceront l’ombre noire Vous régnerez longtemps dans la mémoire, Après avoir régné jusques ici Dans les esprits, dans les cœurs même aussi. Qui ne connaît l’inimitable actrice Représentant ou Phèdre, ou Bérénice Chimène en pleurs, ou Camille en fureur ? Est-il quelqu’un que votre voix n’enchante ? S’en trouve-t-il une autre aussi touchante ? Une autre enfin allant si droit au cœur ? N’attendez pas que je fasse l’éloge De ce qu’en vous on trouve de parfait Comme il n’est point de grâce qui n’y loge Ce serait trop, je n’aurais jamais fait. De mes Philis vous seriez la première. Vous auriez eu mon âme toute entière Si de mes vœux j’eusse plus présumé, Mais en aimant qui ne veut être aimé? Par des transports n’espérant pas vous plaire, Je me suis dit seulement votre ami ; De ceux qui sont amants plus d’à demi: Et plût au sort que j’eusse pu mieux faire. Ceci soit dit: venons à notre affaire. Un jour Satan, monarque des enfers, Faisait passer ses sujets en revue. Là confondus tous les états divers, Princes et rois, et la tourbe menue, Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri, Tant que Satan en était étourdi. Il demandait en passant à chaque âme: « Qui t’a jetée en l’éternelle flamme ? » L’une disait: « Hélas c’est mon mari ; » L’autre aussitôt répondait: «c’est ma femme. » Tant et tant fut ce discours répété, Qu’enfin Satan dit en plein consistoire : «Si ces gens-ci disent la vérité Il est aisé d’augmenter notre gloire. Nous n’avons donc qu’à le vérifier. Pour cet effet il nous faut envoyer Quelque démon plein d’art et de prudence ; Qui non content d’observer avec soin Tous les hymens dont il sera témoin, Y joigne aussi sa propre expérience. » Le prince ayant proposé sa sentence, Le noir sénat suivit tout d’une voix. De Belphégor aussitôt on fit choix. Ce diable était tout yeux et tout oreilles, Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles, Capable enfin de pénétrer dans tout, Et de pousser l’examen jusqu’au bout. Pour subvenir aux frais de l’entreprise, On lui donna mainte et mainte remise, Toutes à vue, et qu’en lieux différents Il pût toucher par des correspondants. Quant au surplus, les fortunes humaines, Les biens, les maux, les plaisirs et les peines, Bref ce qui suit notre condition, Fut une annexe à sa légation. Il se pouvait tirer d’affliction, Par ses bons tours, et par son industrie, Mais non mourir, ni revoir sa patrie, Qu’il n’eût ici consumé certain temps : Sa mission devait durer dix ans. Le voilà donc qui traverse et qui passe Ce que le Ciel voulut mettre d’espace Entre ce monde et l’éternelle nuit; Il n’en mit guère, un moment y conduit. Notre démon s’établit à Florence, Ville pour lors de luxe et de dépense. Même il la crut propre pour le trafic. Là sous le nom du seigneur Roderic, Il se logea, meubla, comme un riche homme ; Grosse maison, grand train, nombre de gens, Anticipant tous les jours sur la somme Qu’il ne devait consumer qu’en dix ans On s’étonnait d’une telle bombance. II tenait table, avait de tous côtés Gens à ses frais, soit pour ses voluptés Soit pour le faste et la magnificence. L’un des plaisirs où plus il dépensa Fut la louange : Apollon l’encensa Car il est maître en l’art de flatterie. Diable n’eut onc tant d’honneurs en sa vie. Son cœur devint le but de tous les traits Qu’Amour lançait: il n’était point de belle Qui n’employât ce qu’elle avait d’attraits Pour le gagner, tant sauvage fut-elle: Car de trouver une seule rebelle, Ce n’est la mode à gens de qui la main Par les présents s’aplanit tout chemin. C’est un ressort en tous desseins utile. Je l’ai jà dit , et le redis encor Je ne connais d’autre premier mobile Dans l’univers, que l’argent et que l’or. Notre envoyé cependant tenait compte De chaque hymen, en journaux différents ; L’un, des époux satisfaits et contents, Si peu rempli que le diable en eut honte. L’autre journal incontinent fut plein. A Belphégor il ne restait enfin Que d’éprouver la chose par lui-même. Certaine fille à Florence était lors; Belle, et bien faite, et peu d’autres trésors; Noble d’ailleurs, mais d’un orgueil extrême; Et d’autant plus que de quelque vertu Un tel orgueil paraissait revêtu. Pour Roderic on en fit la demande. Le père dit que Madame Honnesta, C’était son nom, avait eu jusque-là Force partis; mais que parmi la bande Il pourrait bien Roderic préférer, Et demandait temps pour délibérer. On en convient. Le poursuivant s’applique A gagner celle ou ses vœux s’adressaient. Fêtes et bals, sérénades, musique, Cadeaux , festins, bien fort appetissaient Altéraient fort le fonds de l’ambassade. Il n’y plaint rien, en use en grand seigneur, S’épuise en dons : l’autre se persuade Qu’elle lui fait encor beaucoup d’honneur. Conclusion, qu’après force prières, Et des façons de toutes les manières, Il eut un oui de Madame Honnesta. Auparavant le notaire y passa: Dont Belphégor se moquant en son âme: Hé quoi, dit-il, on acquiert une femme Comme un château ! ces gens ont tout gâté. Il eut raison: ôtez d’entre les hommes La simple foi, le meilleur est ôté. Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes Dans les procès en prenant le revers. Les si, les cas, les contrats sont la porte Par où la noise entra dans l’univers: N’espérons pas que jamais elle en sorte. Solennités et lois n’empêchent pas Qu’avec l’Hymen Amour n’ait des débats C’est le cœur seul qui peut rendre tranquille. Le cœur fait tout, le reste est inutile. Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états. Chez les amis tout s’excuse, tout passe,; Chez les amants tout plaît, tout est. Chez les époux tout ennuie, et tout lasse. Le devoir nuit, chacun est ainsi fait. Mais, dira-t-on, n’est-il en nulles guises D’heureux ménage ? après mûr examen, J’appelle un bon, voire un parfait hymen, Quand les conjoints se souffrent leurs sottises. Sur ce point-là c’est assez raisonné. Dès que chez lui le diable eut amené Son épousée, il jugea par lui-même Ce qu’est l’hymen avec un tel démon: Toujours débats, toujours quelque sermon Plein de sottise en un degré suprême. Le bruit fut tel que Madame Honnesta Plus d’une fois les voisins éveilla: Plus d’une fois on courut à la noise «Il lui fallait quelque simple bourgeoise, Ce disait-elle, un petit trafiquant Traiter ainsi les filles de mon rang ! Méritait-il femme si vertueuse? Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse: J’en ai regret, et si je faisais bien... » Il n’est pas sûr qu’Honnesta ne fit rien: Ces prudes-là nous en font bien accroire. Nos deux époux, à ce que dit l’histoire, Sans disputer n’étaient pas un moment. Souvent leur guerre avait pour fondement Le jeu, la jupe ou quelque ameublement, D’été, d’hiver, d’entre-temps, bref un monde D inventions propres à tout gâter. Le pauvre diable eut lieu de regretter De l autre enfer la demeure profonde. Pour comble enfin Roderic épousa La parente de Madame Honnesta, Ayant sans cesse et le père, et la mère, Et la grand’sœur, avec le petit frère, De ses deniers mariant la grand’sœur, Et du petit payant le précepteur. Je n’ai pas dit la principale cause De sa ruine infaillible accident ; Et j’oubliais qu’il eût un intendant. Un intendant ? qu’est-ce que cette chose ? Je définis cet être, un animal Qui comme on dit sait pécher en eau trouble, Et plus le bien de son maître va mal, Plus le sien croît, plus son profit redouble; Tant qu’aisément lui-même achèterait Ce qui de net au seigneur resterait: Dont par raison bien et dûment déduite On pourrait voir chaque chose réduite En son état, s’il arrivait qu’un jour L’autre devînt l’intendant à son tour, Car regagnant ce qu’il eut étant maître, Ils reprendraient tous deux leur premier être. Le seul recours du pauvre Roderic, Son seul espoir, était certain trafic Qu’il prétendait devoir remplir sa bourse, Espoir douteux, incertaine ressource. Il était dit que tout serait fatal A notre époux, ainsi tout alla mal. Ses agents tels que la plupart des nôtres, En abusaient: il perdit un vaisseau, Et vit aller le commerce à vau-l’eau, Trompe des uns, mal servi par les autres. II emprunta. Quand ce vint à payer, Et qu’à sa porte il vit le créancier, Force lui fut d’esquiver par la fuite, Gagnant les champs, où de l’âpre poursuite Il se sauva chez un certain fermier, En certain coin remparé de fumier. Mais Matheo moyennant grosse somme L’en fit sortir au premier mot qu’il dit. C’était à Naple, il se transporte à Rome ; Saisit un corps: Matheo l’en bannit, Le chasse encore: autre somme nouvelle. Trois fois enfin, toujours d’un corps femelle, Remarquez bien, notre diable sortit. Le roi de Naple avait lors une fille, Honneur du sexe, espoir de sa famille ; Maint jeune prince était son poursuivant. Là d’Honnesta Belphégor se sauvant, On ne le put tirer de cet asile. II n’était bruit aux champs comme à la ville Que d’un manant qui chassait les esprits. Cent mille écus d’abord lui sont promis. Bien affligé de manquer cette somme (Car les trois fois l’empêchaient d’espérer Que Belphégor se laissât conjurer) Il la refuse: il se dit un pauvre homme, Pauvre pécheur, qui sans savoir comment, Sans dons du Ciel, par hasard seulement, De quelques corps a chassé quelque diable, Apparemment chétif, et misérable, Et ne connaît celui-ci nullement. Il beau dire; on le force, on l’amène, On le menace, on lui dit que sous peine D’être pendu, d’être mis haut et court En un gibet, il faut que sa puissance Se manifeste avant la fin du jour. Dès l’heure même on vous met en présence Notre démon et son conjurateur. D’un tel combat le prince est spectateur. Chacun y court; n’est fils de bonne mère Qui pour le voir ne quitte toute affaire. D’un côté sont le gibet et la hart, Cent mille écus bien comptés d’autre part. Matheo tremble, et lorgne la finance. L’esprit malin voyant sa contenance Riait sous cape, alléguait les trois fois; Dont Matheo suait en son harnois, Pressait, priait, conjurait avec larmes. Le tout en vain: plus il est en alarmes, Plus l’autre rit. Enfin le manant dit Que sur ce diable il n’avait nul crédit. On vous le happe, et mène à la potence. Comme il allait haranguer l’assistance, Nécessite lui suggéra ce tour: Il dit tout bas qu’on battît le tambour, Ce qui fut fait; de quoi l’esprit immonde Un peu surpris au manant demanda: «Pourquoi ce bruit ? coquin, qu’entends-je là?» L’autre répond: «C’est Madame Honnesta Qui vous réclame, et va par tout le monde Cherchant l’époux que le Ciel lui donna. » Incontinent le diable décampa, S’enfuit au fond des enfers, et conta Tout le succès qu’avait eu son voyage: «Sire, dit-il, le nœud du mariage Damne aussi dru qu’aucuns autres états. Votre Grandeur voit tomber ici-bas Non par flocons, mais menu comme pluie Ceux que l’Hymen fait de sa confrérie J’ai par moi-même examiné le cas. Non que de soi la chose ne soit bonne Elle eut jadis un plus heureux destin Mais comme tout se corrompt à la fin Plus beau fleuron n’est en votre couronne. » Satan le crut: il fut récompensé Encor qu’il eût son retour avancé Car qu’eut-il fait ? ce n’était pas merveilles Qu’ayant sans cesse un diable à ses oreilles, Toujours le même, et toujours sur un ton, Il fut contraint d’enfiler la venelle ; Dans les enfers encore en change-t-on ; L’autre peine est à mon sens plus cruelle. Je voudrais voir quelque gens y durer Elle eut à Job fait tourner la cervelle. De tout ceci que prétends-je inférer ? Premièrement je ne sais pire chose Que de changer son logis en prison: En second lieu si par quelque raison Votre ascendant à l’hymen vous expose N’épousez point d’Honnesta s’il se peut N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.