Poème l+histoire - 13 Poèmes sur l+histoire
13 poèmes
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La guerre de Louise Ackermann
I
Du fer, du feu, du sang ! C'est elle ! c'est la Guerre
Debout, le bras levé, superbe en sa colère,
Animant le combat d'un geste souverain.
Aux éclats de sa voix s'ébranlent les armées ;
Autour d'elle traçant des lignes enflammées,
Les canons ont ouvert leurs entrailles d'airain.
Partout chars, cavaliers, chevaux, masse mouvante !
En ce flux et reflux, sur cette mer vivante,
A son appel ardent l'épouvante s'abat.
Sous sa main qui frémit, en ses desseins féroces,
Pour aider et fournir aux massacres atroces
Toute matière est arme, et tout homme soldat.
Puis, quand elle a repu ses yeux et ses oreilles
De spectacles navrants, de rumeurs sans pareilles,
Quand un peuple agonise en son tombeau couché,
Pâle sous ses lauriers, l'âme d'orgueil remplie,
Devant l'œuvre achevée et la tâche accomplie,
Triomphante elle crie à la Mort: « Bien fauché ! »
Oui, bien fauché ! Vraiment la récolte est superbe ;
Pas un sillon qui n'ait des cadavres pour gerbe !
Les plus beaux, les plus forts sont les premiers frappés.
Sur son sein dévasté qui saigne et qui frissonne
L'Humanité, semblable au champ que l'on moissonne,
Contemple avec douleur tous ces épis coupés.
Hélas ! au gré du vent et sous sa douce haleine
Ils ondulaient au loin, des coteaux à la plaine,
Sur la tige encor verte attendant leur saison.
Le soleil leur versait ses rayons magnifiques ;
Riches de leur trésor, sous les cieux pacifiques,
Ils auraient pu mûrir pour une autre moisson.
II
Si vivre c'est lutter, à l'humaine énergie
Pourquoi n'ouvrir jamais qu'une arène rougie ?
Pour un prix moins sanglant que les morts que voilà
L'homme ne pourrait-il concourir et combattre ?
Manque-t-il d'ennemis qu'il serait beau d'abattre ?
Le malheureux ! il cherche, et la Misère est là !
Qu'il lui crie : « A nous deux ! » et que sa main virile
S'acharne sans merci contre ce flanc stérile
Qu'il s'agit avant tout d'atteindre et de percer.
A leur tour, le front haut, l'Ignorance et le Vice,
L'un sur l'autre appuyé, l'attendent dans la lice :
Qu'il y descende donc, et pour les terrasser.
A la lutte entraînez les nations entières.
Délivrance partout ! effaçant les frontières,
Unissez vos élans et tendez-vous la main.
Dans les rangs ennemis et vers un but unique,
Pour faire avec succès sa trouée héroïque,
Certes ce n'est pas trop de tout l'effort humain.
L'heure semblait propice, et le penseur candide
Croyait, dans le lointain d'une aurore splendide,
Voir de la Paix déjà poindre le front tremblant.
On respirait. Soudain, la trompette à la bouche,
Guerre, tu reparais, plus âpre, plus farouche,
Écrasant le progrès sous ton talon sanglant.
C'est à qui le premier, aveuglé de furie,
Se précipitera vers l'immense tuerie.
A mort ! point de quartier ! L'emporter ou périr!
Cet inconnu qui vient des champs ou de la forge
Est un frère ; il fallait l'embrasser, - on l'égorge.
Quoi ! lever pour frapper des bras faits pour s'ouvrir !
Les hameaux, les cités s'écroulent dans les flammes.
Les pierres ont souffert ; mais que dire des âmes ?
Près des pères les fils gisent inanimés.
Le Deuil sombre est assis devant les foyers vides,
Car ces monceaux de morts, inertes et livides,
Étaient des cœurs aimants et des êtres aimés.
Affaiblis et ployant sous la tâche infinie,
Recommence, Travail ! rallume-toi, Génie !
Le fruit de vos labeurs est broyé, dispersé.
Mais quoi ! tous ces trésors ne formaient qu'un domaine ;
C'était le bien commun de la famille humaine,
Se ruiner soi-même, ah ! c'est être insensé !
Guerre, au seul souvenir des maux que tu déchaînes,
Fermente au fond des cœurs le vieux levain des haines ;
Dans le limon laissé par tes flots ravageurs
Des germes sont semés de rancune et de rage,
Et le vaincu n'a plus, dévorant son outrage,
Qu'un désir, qu'un espoir : enfanter des vengeurs.
Ainsi le genre humain, à force de revanches,
Arbre découronné, verra mourir ses branches,
Adieu, printemps futurs ! Adieu, soleils nouveaux !
En ce tronc mutilé la sève est impossible.
Plus d'ombre, plus de fleurs ! et ta hache inflexible,
Pour mieux frapper les fruits, a tranché les rameaux.
III
Non, ce n'est point à nous, penseur et chantre austère,
De nier les grandeurs de la mort volontaire ;
D'un élan généreux il est beau d'y courir.
Philosophes, savants, explorateurs, apôtres,
Soldats de l'Idéal, ces héros sont les nôtres :
Guerre ! ils sauront sans toi trouver pour qui mourir.
Mais à ce fier brutal qui frappe et qui mutile,
Aux exploits destructeurs, au trépas inutile,
Ferme dans mon horreur, toujours je dirai : « Non ! »
O vous que l'Art enivre ou quelque noble envie,
Qui, débordant d'amour, fleurissez pour la vie,
On ose vous jeter en pâture au canon !
Liberté, Droit, Justice, affaire de mitraille !
Pour un lambeau d'Etat, pour un pan de muraille,
Sans pitié, sans remords, un peuple est massacré.
- Mais il est innocent ! - Qu'importe ? On l'extermine.
Pourtant la vie humaine est de source divine :
N'y touchez pas, arrière ! Un homme, c'est sacré !
Sous des vapeurs de poudre et de sang, quand les astres
Pâlissent indignés parmi tant de désastres,
Moi-même à la fureur me laissant emporter,
Je ne distingue plus les bourreaux des victimes ;
Mon âme se soulève, et devant de tels crimes
Je voudrais être foudre et pouvoir éclater.
Du moins te poursuivant jusqu'en pleine victoire,
A travers tes lauriers, dans les bras de l'Histoire
Qui, séduite, pourrait t'absoudre et te sacrer,
O Guerre, Guerre impie, assassin qu'on encense,
Je resterai, navrée et dans mon impuissance,
Bouche pour te maudire, et cœur pour t'exécrer !
Belphégor de Jean de La Fontaine
De votre nom j’orne le frontispice
Des derniers vers que ma Muse a polis.
Puisse le tout ô charmante Philis,
Aller si loin que notre los franchisse
La nuit des temps: nous la saurons dompter
Moi par écrire, et vous par réciter.
Nos noms unis perceront l’ombre noire
Vous régnerez longtemps dans la mémoire,
Après avoir régné jusques ici
Dans les esprits, dans les cœurs même aussi.
Qui ne connaît l’inimitable actrice
Représentant ou Phèdre, ou Bérénice
Chimène en pleurs, ou Camille en fureur ?
Est-il quelqu’un que votre voix n’enchante ?
S’en trouve-t-il une autre aussi touchante ?
Une autre enfin allant si droit au cœur ?
N’attendez pas que je fasse l’éloge
De ce qu’en vous on trouve de parfait
Comme il n’est point de grâce qui n’y loge
Ce serait trop, je n’aurais jamais fait.
De mes Philis vous seriez la première.
Vous auriez eu mon âme toute entière
Si de mes vœux j’eusse plus présumé,
Mais en aimant qui ne veut être aimé?
Par des transports n’espérant pas vous plaire,
Je me suis dit seulement votre ami ;
De ceux qui sont amants plus d’à demi:
Et plût au sort que j’eusse pu mieux faire.
Ceci soit dit: venons à notre affaire.
Un jour Satan, monarque des enfers,
Faisait passer ses sujets en revue.
Là confondus tous les états divers,
Princes et rois, et la tourbe menue,
Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri,
Tant que Satan en était étourdi.
Il demandait en passant à chaque âme:
« Qui t’a jetée en l’éternelle flamme ? »
L’une disait: « Hélas c’est mon mari ; »
L’autre aussitôt répondait: «c’est ma femme. »
Tant et tant fut ce discours répété,
Qu’enfin Satan dit en plein consistoire :
«Si ces gens-ci disent la vérité
Il est aisé d’augmenter notre gloire.
Nous n’avons donc qu’à le vérifier.
Pour cet effet il nous faut envoyer
Quelque démon plein d’art et de prudence ;
Qui non content d’observer avec soin
Tous les hymens dont il sera témoin,
Y joigne aussi sa propre expérience. »
Le prince ayant proposé sa sentence,
Le noir sénat suivit tout d’une voix.
De Belphégor aussitôt on fit choix.
Ce diable était tout yeux et tout oreilles,
Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles,
Capable enfin de pénétrer dans tout,
Et de pousser l’examen jusqu’au bout.
Pour subvenir aux frais de l’entreprise,
On lui donna mainte et mainte remise,
Toutes à vue, et qu’en lieux différents
Il pût toucher par des correspondants.
Quant au surplus, les fortunes humaines,
Les biens, les maux, les plaisirs et les peines,
Bref ce qui suit notre condition,
Fut une annexe à sa légation.
Il se pouvait tirer d’affliction,
Par ses bons tours, et par son industrie,
Mais non mourir, ni revoir sa patrie,
Qu’il n’eût ici consumé certain temps :
Sa mission devait durer dix ans.
Le voilà donc qui traverse et qui passe
Ce que le Ciel voulut mettre d’espace
Entre ce monde et l’éternelle nuit;
Il n’en mit guère, un moment y conduit.
Notre démon s’établit à Florence,
Ville pour lors de luxe et de dépense.
Même il la crut propre pour le trafic.
Là sous le nom du seigneur Roderic,
Il se logea, meubla, comme un riche homme ;
Grosse maison, grand train, nombre de gens,
Anticipant tous les jours sur la somme
Qu’il ne devait consumer qu’en dix ans
On s’étonnait d’une telle bombance.
II tenait table, avait de tous côtés
Gens à ses frais, soit pour ses voluptés
Soit pour le faste et la magnificence.
L’un des plaisirs où plus il dépensa
Fut la louange : Apollon l’encensa
Car il est maître en l’art de flatterie.
Diable n’eut onc tant d’honneurs en sa vie.
Son cœur devint le but de tous les traits
Qu’Amour lançait: il n’était point de belle
Qui n’employât ce qu’elle avait d’attraits
Pour le gagner, tant sauvage fut-elle:
Car de trouver une seule rebelle,
Ce n’est la mode à gens de qui la main
Par les présents s’aplanit tout chemin.
C’est un ressort en tous desseins utile.
Je l’ai jà dit , et le redis encor
Je ne connais d’autre premier mobile
Dans l’univers, que l’argent et que l’or.
Notre envoyé cependant tenait compte
De chaque hymen, en journaux différents ;
L’un, des époux satisfaits et contents,
Si peu rempli que le diable en eut honte.
L’autre journal incontinent fut plein.
A Belphégor il ne restait enfin
Que d’éprouver la chose par lui-même.
Certaine fille à Florence était lors;
Belle, et bien faite, et peu d’autres trésors;
Noble d’ailleurs, mais d’un orgueil extrême;
Et d’autant plus que de quelque vertu
Un tel orgueil paraissait revêtu.
Pour Roderic on en fit la demande.
Le père dit que Madame Honnesta,
C’était son nom, avait eu jusque-là
Force partis; mais que parmi la bande
Il pourrait bien Roderic préférer,
Et demandait temps pour délibérer.
On en convient. Le poursuivant s’applique
A gagner celle ou ses vœux s’adressaient.
Fêtes et bals, sérénades, musique,
Cadeaux , festins, bien fort appetissaient
Altéraient fort le fonds de l’ambassade.
Il n’y plaint rien, en use en grand seigneur,
S’épuise en dons : l’autre se persuade
Qu’elle lui fait encor beaucoup d’honneur.
Conclusion, qu’après force prières,
Et des façons de toutes les manières,
Il eut un oui de Madame Honnesta.
Auparavant le notaire y passa:
Dont Belphégor se moquant en son âme:
Hé quoi, dit-il, on acquiert une femme
Comme un château ! ces gens ont tout gâté.
Il eut raison: ôtez d’entre les hommes
La simple foi, le meilleur est ôté.
Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes
Dans les procès en prenant le revers.
Les si, les cas, les contrats sont la porte
Par où la noise entra dans l’univers:
N’espérons pas que jamais elle en sorte.
Solennités et lois n’empêchent pas
Qu’avec l’Hymen Amour n’ait des débats
C’est le cœur seul qui peut rendre tranquille.
Le cœur fait tout, le reste est inutile.
Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états.
Chez les amis tout s’excuse, tout passe,;
Chez les amants tout plaît, tout est.
Chez les époux tout ennuie, et tout lasse.
Le devoir nuit, chacun est ainsi fait.
Mais, dira-t-on, n’est-il en nulles guises
D’heureux ménage ? après mûr examen,
J’appelle un bon, voire un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.
Sur ce point-là c’est assez raisonné.
Dès que chez lui le diable eut amené
Son épousée, il jugea par lui-même
Ce qu’est l’hymen avec un tel démon:
Toujours débats, toujours quelque sermon
Plein de sottise en un degré suprême.
Le bruit fut tel que Madame Honnesta
Plus d’une fois les voisins éveilla:
Plus d’une fois on courut à la noise
«Il lui fallait quelque simple bourgeoise,
Ce disait-elle, un petit trafiquant
Traiter ainsi les filles de mon rang !
Méritait-il femme si vertueuse?
Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse:
J’en ai regret, et si je faisais bien... »
Il n’est pas sûr qu’Honnesta ne fit rien:
Ces prudes-là nous en font bien accroire.
Nos deux époux, à ce que dit l’histoire,
Sans disputer n’étaient pas un moment.
Souvent leur guerre avait pour fondement
Le jeu, la jupe ou quelque ameublement,
D’été, d’hiver, d’entre-temps, bref un monde
D inventions propres à tout gâter.
Le pauvre diable eut lieu de regretter
De l autre enfer la demeure profonde.
Pour comble enfin Roderic épousa
La parente de Madame Honnesta,
Ayant sans cesse et le père, et la mère,
Et la grand’sœur, avec le petit frère,
De ses deniers mariant la grand’sœur,
Et du petit payant le précepteur.
Je n’ai pas dit la principale cause
De sa ruine infaillible accident ;
Et j’oubliais qu’il eût un intendant.
Un intendant ? qu’est-ce que cette chose ?
Je définis cet être, un animal
Qui comme on dit sait pécher en eau trouble,
Et plus le bien de son maître va mal,
Plus le sien croît, plus son profit redouble;
Tant qu’aisément lui-même achèterait
Ce qui de net au seigneur resterait:
Dont par raison bien et dûment déduite
On pourrait voir chaque chose réduite
En son état, s’il arrivait qu’un jour
L’autre devînt l’intendant à son tour,
Car regagnant ce qu’il eut étant maître,
Ils reprendraient tous deux leur premier être.
Le seul recours du pauvre Roderic,
Son seul espoir, était certain trafic
Qu’il prétendait devoir remplir sa bourse,
Espoir douteux, incertaine ressource.
Il était dit que tout serait fatal
A notre époux, ainsi tout alla mal.
Ses agents tels que la plupart des nôtres,
En abusaient: il perdit un vaisseau,
Et vit aller le commerce à vau-l’eau,
Trompe des uns, mal servi par les autres.
II emprunta. Quand ce vint à payer,
Et qu’à sa porte il vit le créancier,
Force lui fut d’esquiver par la fuite,
Gagnant les champs, où de l’âpre poursuite
Il se sauva chez un certain fermier,
En certain coin remparé de fumier.
Mais Matheo moyennant grosse somme
L’en fit sortir au premier mot qu’il dit.
C’était à Naple, il se transporte à Rome ;
Saisit un corps: Matheo l’en bannit,
Le chasse encore: autre somme nouvelle.
Trois fois enfin, toujours d’un corps femelle,
Remarquez bien, notre diable sortit.
Le roi de Naple avait lors une fille,
Honneur du sexe, espoir de sa famille ;
Maint jeune prince était son poursuivant.
Là d’Honnesta Belphégor se sauvant,
On ne le put tirer de cet asile.
II n’était bruit aux champs comme à la ville
Que d’un manant qui chassait les esprits.
Cent mille écus d’abord lui sont promis.
Bien affligé de manquer cette somme
(Car les trois fois l’empêchaient d’espérer
Que Belphégor se laissât conjurer)
Il la refuse: il se dit un pauvre homme,
Pauvre pécheur, qui sans savoir comment,
Sans dons du Ciel, par hasard seulement,
De quelques corps a chassé quelque diable,
Apparemment chétif, et misérable,
Et ne connaît celui-ci nullement.
Il beau dire; on le force, on l’amène,
On le menace, on lui dit que sous peine
D’être pendu, d’être mis haut et court
En un gibet, il faut que sa puissance
Se manifeste avant la fin du jour.
Dès l’heure même on vous met en présence
Notre démon et son conjurateur.
D’un tel combat le prince est spectateur.
Chacun y court; n’est fils de bonne mère
Qui pour le voir ne quitte toute affaire.
D’un côté sont le gibet et la hart,
Cent mille écus bien comptés d’autre part.
Matheo tremble, et lorgne la finance.
L’esprit malin voyant sa contenance
Riait sous cape, alléguait les trois fois;
Dont Matheo suait en son harnois,
Pressait, priait, conjurait avec larmes.
Le tout en vain: plus il est en alarmes,
Plus l’autre rit. Enfin le manant dit
Que sur ce diable il n’avait nul crédit.
On vous le happe, et mène à la potence.
Comme il allait haranguer l’assistance,
Nécessite lui suggéra ce tour:
Il dit tout bas qu’on battît le tambour,
Ce qui fut fait; de quoi l’esprit immonde
Un peu surpris au manant demanda:
«Pourquoi ce bruit ? coquin, qu’entends-je là?»
L’autre répond: «C’est Madame Honnesta
Qui vous réclame, et va par tout le monde
Cherchant l’époux que le Ciel lui donna. »
Incontinent le diable décampa,
S’enfuit au fond des enfers, et conta
Tout le succès qu’avait eu son voyage:
«Sire, dit-il, le nœud du mariage
Damne aussi dru qu’aucuns autres états.
Votre Grandeur voit tomber ici-bas
Non par flocons, mais menu comme pluie
Ceux que l’Hymen fait de sa confrérie
J’ai par moi-même examiné le cas.
Non que de soi la chose ne soit bonne
Elle eut jadis un plus heureux destin
Mais comme tout se corrompt à la fin
Plus beau fleuron n’est en votre couronne. »
Satan le crut: il fut récompensé
Encor qu’il eût son retour avancé
Car qu’eut-il fait ? ce n’était pas merveilles
Qu’ayant sans cesse un diable à ses oreilles,
Toujours le même, et toujours sur un ton,
Il fut contraint d’enfiler la venelle ;
Dans les enfers encore en change-t-on ;
L’autre peine est à mon sens plus cruelle.
Je voudrais voir quelque gens y durer
Elle eut à Job fait tourner la cervelle.
De tout ceci que prétends-je inférer ?
Premièrement je ne sais pire chose
Que de changer son logis en prison:
En second lieu si par quelque raison
Votre ascendant à l’hymen vous expose
N’épousez point d’Honnesta s’il se peut
N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.
L'anneau d'Hans Carvel de Jean de La Fontaine
Hans Carvel prit sur ses vieux ans
Femme jeune en toute manière;
Il prit aussi soucis cuisants;
Car l'un sans l'autre ne va guère.
Babeau (c'est la jeune femelle, Fille du bailli Concordat)
Fut du bon poil, ardente, et belle
Et propre à l'amoureux combat.
Carvel craignant de sa nature
Le cocuage et les railleurs,
Alléguait à la créature
Et la Légende, et l'Ecriture,
Et tous les livres les meilleurs:
Blâmait les visites secrètes;
Frondait l'attirail des coquettes,
Et contre un monde de recettes,
Et de moyens de plaire aux yeux,
Invectivait tout de son mieux.
A tous ces discours la galande
Ne s'arrêtait aucunement;
Et de sermons n'était friande
A moins qu'ils fussent d'un amant.
Cela faisait que le bon sire
Ne savait tantôt plus qu'y dire,
Eut voulu souvent être mort.
Il eut pourtant dans son martyre
Quelques moments de réconfort:
L'histoire en est très véritable.
Une nuit, qu'ayant tenu table,
Et bu force bon vin nouveau,
Carvel ronflait près de Babeau,
Il lui fut avis que le diable
Lui mettait au doigt un anneau,
Qu'il lui disait..: Je sais la peine
Qui te tourmente, et qui te gène ;
Carvel, j'ai pitié de ton cas,
Tiens cette bague, et ne la lâches.
Car tandis qu'au doigt tu l'auras,
Ce que tu crains point ne seras,
Point ne seras sans que le saches.
Trop ne puis vous remercier,
Dit Carvel, la faveur est grande.
Monsieur Satan, Dieu vous le rende,
Grand merci Monsieur l'aumônier
Là-dessus achevant son somme,
Et les yeux encore aggraves,
Il se trouva que le bon homme
Avait le doigt ou vous savez.
Testament expliqué par Esope de Jean de La Fontaine
Si ce qu'on dit d'Ésope est vrai,
C'était l'oracle de la Grèce
Lui seul avait plus de sagesse
Que tout l'Aréopage. En voici pour essai
Une histoire des plus gentilles
Et qui pourra plaire au lecteur.
Un certain homme avait trois filles,
Toutes trois de contraire humeur :
Une buveuse, une coquette,
La troisième, avare parfaite.
Cet homme, par son testament,
Selon les lois municipales,
Leur laissa tout son bien par portions égales,
En donnant à leur mère tant,
Payable quand chacune d'elles
Ne posséderait plus sa contingente part.
Le père mort, les trois femelles
Courent au testament, sans attendre plus tard.
On le lit, on tâche d'entendre
La volonté du testateur ;
Mais en vain ; car comment comprendre
Qu'aussitôt que chacune sœur
Ne possédera plus sa part héréditaire,
Il lui faudra payer sa mère ?
Ce n'est pas un fort bon moyen
Pour payer, que d'être sans bien.
Que voulait donc dire le père ?
L'affaire est consultée ; et tous les avocats,
Après avoir tourné le cas
En cent et cent mille manières,
Y jettent leur bonnet, se confessent vaincus,
Et conseillent aux héritières
De partager le bien sans songer au surplus.
" Quant à la somme de la veuve,
Voici, leur dirent-ils, ce que le conseil trouve :
Il faut que chaque sœur se charge par traité
Du tiers, payable à volonté,
Si mieux n'aime la mère en créer une rente,
Dès le décès du mort courante. "
La chose ainsi réglée, on composa trois lots :
En l'un, les maisons de bouteille,
Les buffets dressés sous la treille,
La vaisselle d'argent, les cuvettes, les brocs,
Les magasins de malvoisie,
Les esclaves de bouche, et pour dire en deux mots,
L'attirail de la goinfrerie ;
Dans un autre, celui de la coquetterie,
La maison de la ville, et les meubles exquis,
Les eunuques et les coiffeuses,
Et les brodeuses,
Les joyaux, les robes de prix ;
Dans le troisième lot, les fermes, le ménage,
Les troupeaux et le pâturage,
Valets et bêtes de labeur.
Ces lots faits, on jugea que le sort pourrait faire
Que peut-être pas une sœur
N'aurait ce qui lu pourrait plaire.
Ainsi chacune prit son inclination,
Le tout à l'estimation.
Ce fut dans la ville d'Athènes
Que cette rencontre arriva.
Petits et grands, tout approuva
Le partage et le choix : Ésope seul trouva
Qu'après bien du temps et des peines
Les gens avaient pris justement
Le contre-pied du testament.
" Si le défunt vivait, disait-il, que l'Attique
Aurait de reproches de lui !
Comment ? ce peuple, qui se pique
D'être le plus subtil des peuples d'aujourd'hui,
A si mal entendu la volonté suprême
D'un testateur ? " Ayant ainsi parlé,
Il fait le partage lui-même,
Et donne à chaque sœur un lot contre son gré ;
Rien qui pût être convenable,
Partant rien aux sœurs d'agréable :
A la coquette, l'attirail
Qui suit les personnes buveuses ;
La biberonne eut le bétail ;
La ménagère eut les coiffeuses.
Tel fut l'avis du Phrygien,
Alléguant qu'il n'était moyen
Plus sûr pour obliger ces filles
A se défaire de leur bien ;
Qu'elles se marieraient dans les bonnes familles,
Quand on leur verrait de l'argent ;
Paieraient leur mère tout comptant
Ne posséderaient plus les effets de leur père :
Ce que disait le testament.
Le peuple s'étonna comme il se pouvait faire
Qu'un homme seul eût plus de sens
Qu'une multitude de gens.
L' Astrologue qui se laisse tomber dans un puits de Jean de La Fontaine
Un astrologue un jour se laissa choir
Au fond d'un puits. On lui dit : " Pauvre bête,
Tandis qu'à peine à tes pieds tu peux voir,
Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? "
Cette aventure en soi, sans aller plus avant,
Peut servir de leçon à la plupart des hommes.
Parmi ce que de gens sur la terre nous sommes,
Il en est peu qui fort souvent
Ne se plaisent d'entendre dire
Qu'au livre du destin les mortels peuvent lire.
Mais ce livre, qu'Homère et les siens ont chanté,
Qu'est-ce, que le hasard parmi l'antiquité,
Et parmi nous la Providence ?
Or du hasard il n'est point de science :
S'il en était, on aurait tort
De l'appeler hasard, ni fortune, ni sort,
Toutes choses très incertaines.
Quant aux volontés souveraines
De Celui qui fait tout, et rien qu'avec dessein,
Qui les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ?
Aurait-il imprimé sur le front des étoiles
Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ?
A quelle utilité ? Pour exercer l'esprit
De ceux qui de la sphère et du globe ont écrit ?
Pour nous faire éviter des maux inévitables ?
Nous rendre, dans les biens, de plaisir incapables ?
Et causant du dégoût pour ces biens prévenus,
Les convertir en maux devant qu'ils soient venus ?
C'est erreur, ou plutôt c'est crime de le croire.
Le firmament se meut, les astres font leur cours,
Le soleil nous luit tous les jours,
Tous les jours sa clarté succède à l'ombre noire,
Sans que nous en puissions autre chose inférer
Que la nécessité de luire et d'éclairer,
D'amener les saisons, de mûrir les semences,
De verser sur les corps certaines influences.
Du reste, en quoi répond au sort toujours divers
Ce train toujours égal dont marche l'univers ?
Charlatans, faiseurs d'horoscope,
Quittez les cours des princes de l'Europe ;
Emmenez avec vous les souffleurs tout d'un temps :
Vous ne méritez pas plus de foi que ces gens.
Je m'emporte un peu trop revenons à l'histoire
De ce spéculateur qui fut contraint de boire.
Outre la vanité de son art mensonger,
C'est l'image de ceux qui bâillent aux chimères,
Cependant qu'ils sont en danger,
Soit pour eux, soit pour leurs affaires.
Le Dragon à plusieurs têtes et le dragon à plusieurs queues de Jean de La Fontaine
Un envoyé du Grand Seigneur
Préférait, dit l'histoire, un jour chez l'Empereur,
Les forces de son maître à celles de l'Empire.
Un Allemand se mit à dire :
" Notre prince a des dépendants
Qui, de leur chef, sont si puissants
Que chacun d'eux pourrait soudoyer une armée. "
Le chiaoux, homme de sens,
Lui dit : " Je sais par renommée
Ce que chaque Électeur peut de monde fournir ;
Et cela me fait souvenir
D'une aventure étrange, et qui pourtant est vraie.
J'étais en un lieu sûr, lorsque je vis passer
Les cent têtes d'une Hydre au travers d'une haie.
Mon sang commence à se glacer ;
Et je crois qu'à moins on s'effraie.
Je n'en eus toutefois que la peur sans le mal :
Jamais le corps de l'animal
Ne put venir vers moi, ni trouver d'ouverture.
Je rêvais à cette aventure,
Quand un autre dragon, qui n'avait qu'un seul chef,
Et bien plus d'une queue, à passer se présente.
Me voilà saisi derechef
D'étonnement et d'épouvante.
Ce chef passe, et le corps, et chaque queue aussi :
Rien ne les empêcha ; l'un fit chemin à l'autre. Je soutiens qu'il en est ainsi
De votre empereur et du nôtre. "
Namouna - Chant troisième de Alfred de Musset
Où vais-je ? où suis-je ?
Classiques français
I
Je jure devant Dieu que mon unique envie
Etait de raconter une histoire suivie.
Le sujet de ce conte avait quelque douceur,
Et mon héros peut-être eût su plaire au lecteur.
J'ai laissé s'envoler ma plume avec sa vie,
En voulant prendre au vol les rêves de son cœur.
II
Je reconnais bien là ma tactique admirable.
Dans tout ce que je fais j'ai la triple vertu
D'être à la fois trop court, trop long, et décousu.
Le poème et le plan, les héros et la fable,
Tout s'en va de travers, comme sur une table
Un plat cuit d'un côté, pendant que l'autre est cru.
III
Le théâtre à coup sûr n'était pas mon affaire.
Je vous demande un peu quel métier j'y ferais,
Et de quelle façon je m'y hasarderais,
Quand j'y vois trébucher ceux qui, dans la carrière
Debout depuis vingt ans sur leur pensée altière,
Du pied de leurs coursiers ne doutèrent jamais.
IV
Mes amis à présent me conseillent d'en rire,
De couper sous l'archet les cordes de ma lyre,
Et de remettre au vert Hassan et Namouna.
Mais j'ai dit que l'histoire existait, — la voilà.
Puisqu'en son temps et lieu je n'ai pas pu l'écrire,
Je vais la raconter ; l'écrira qui voudra.
V
Un jeune musulman avait donc la manie
D'acheter aux bazars deux esclaves par mois.
L'une et l'autre à son lit ne touchait que trois fois.
Le quatrième jour, l'une et l'autre bannie,
Libre de toute chaîne, et la bourse garnie,
Laissait la porte ouverte à quelque nouveau choix.
VI
Il se trouva du nombre une petite fille
Enlevée à Cadix chez un riche marchand.
Un vieux pirate grec l'avait trouvé gentille,
Et, comme il connaissait quelqu'un de sa famille,
La voyant au logis toute seule en passant,
Il l'avait à son brick emportée en causant.
VTII
Hassan toute sa vie aima les Espagnoles.
Celle ci l'enchanta, — si bien qu'en la quittant,
Il lui donna lui-même un sac plein de pistoles,
Par-dessus le marché quelques douces paroles,
Et voulut la conduire à bord d'un bâtiment
Qui pour son cher pays partait par un bon vent.
VIII
Mais la pauvre Espagnole au cœur était blessée.
Elle le laissait faire et n'y comprenait rien,
Sinon qu'Île était bale, et qu'elle l'aimait bien.
Elle lui répondit : Pourquoi m'as-tu chassée ?
Si je te déplaisais, que ne m'as-tu laissée ?
N'as-tu rien dans le cœur de m'avoir pris le mien ?
IX
Elle s'en fut au port, et s'assit en silence,
Tenant son petit sac, et n'osant murmurer.
Mais quand elle sentit sur cette mer immense
Le vaisseau s'émouvoir et les vents soupirer,
Le cœur lui défaillit, et perdant l'espérance,
Elle baissa son voile et se prit à pleurer.
X
Il arriva qu'alors six jeunes Africaines
Entraient dans un bazar, les bras chargés de chaînes.
Sur les tapis de soie un vieux juif étalait
Ces beaux poissons dorés, pris d'un coup de filet.
La foule trépignait, les cages étaient pleines,
Et la chair marchandée au soleil se tordait.
XI
Par un double hasard Hassan vint à paraître.
Namouna se leva, s'en fut trouver le vieux :
Je suis blonde, dit-elle, et je pourrais peut-être
Me vendre un peu plus cher avec de faux cheveux
Mais je ne voudrais pas qu'on pût me reconnaître.
Peignez-moi les sourcils, le visage et les yeux.
XII
Alors, comme autrefois Constance pour Camille,
Elle prit son poignard et coupa ses habits.
Vendez-moi maintenant, dit-elle, et, pour le prix,
Nous n'en parlerons pas. Ainsi la pauvre fille
Vint reprendre sa chaîne aux barreaux d'une grille,
Et rapporter son cœur aux yeux qui l'avaient pris
XIII
Je vous dirais qu'Hassan racheta Namouna
Qu'au lit de son amant le juif la ramena ;
Qu'on reconnut trop tard cette tête adorée ;
Et cette douce nuit qu'elle avait espérée,
Que pour prix de ses maux le ciel la lui donna.
XIV
Je vous dirai surtout qu'Hassan dans cette affaire
Sentit que tôt ou tard la femme avait son tour,
Et que l'amour de soi ne vaut pas l'autre amour.
Mais le hasard peut tout, — et ce qu'on lui voit faire
Nous a souvent appris que le bonheur sur terre
Peut n'avoir qu'une nuit, comme la gloire un jour.
Souvenir de Alfred de Musset
J'espérais bien pleurer, mais je croyais souffrir
En osant te revoir, place à jamais sacrée,
Ô la plus chère tombe et la plus ignorée
Où dorme un souvenir !
Que redoutiez-vous donc de cette solitude,
Et pourquoi, mes amis, me preniez-vous la main,
Alors qu'une si douce et si vieille habitude
Me montrait ce chemin ?
Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries,
Et ces pas argentins sur le sable muet,
Ces sentiers amoureux, remplis de causeries,
Où son bras m'enlaçait.
Les voilà, ces sapins à la sombre verdure,
Cette gorge profonde aux nonchalants détours,
Ces sauvages amis, dont l'antique murmure
A bercé mes beaux jours.
Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse,
Comme un essaim d'oiseaux, chante au bruit de mes pas.
Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse,
Ne m'attendiez-vous pas ?
Ah ! laissez-les couler, elles me sont bien chères,
Ces larmes que soulève un cœur encor blessé !
Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières
Ce voile du passé !
Je ne viens point jeter un regret inutile
Dans l'écho de ces bois témoins de mon bonheur.
Fière est cette forêt dans sa beauté tranquille,
Et fier aussi mon cœur.
Que celui-là se livre à des plaintes amères,
Qui s'agenouille et prie au tombeau d'un ami.
Tout respire en ces lieux ; les fleurs des cimetières
Ne poussent point ici.
Voyez ! la lune monte à travers ces ombrages.
Ton regard tremble encor, belle reine des nuits;
Mais du sombre horizon déjà tu te dégages,
Et tu t'épanouis.
Ainsi de cette terre, humide encor de pluie,
Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour;
Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie
Sort mon ancien amour.
Que sont-ils devenus, les chagrins de ma vie ?
Tout ce qui m'a fait vieux est bien loin maintenant;
Et rien qu'en regardant cette vallée amie
Je redeviens enfant.
Ô puissance du temps ! ô légères années !
Vous emportez nos pleurs, nos cris et nos regrets;
Mais la pitié vous prend, et sur nos fleurs fanées
Vous ne marchez jamais.
Tout mon cœur te bénit, bonté consolatrice !
Je n'aurais jamais cru que l'on pût tant souffrir
D'une telle blessure, et que sa cicatrice
Fût si douce à sentir.
Loin de moi les vains mots, les frivoles pensées,
Des vulgaires douleurs linceul accoutumé,
Que viennent étaler sur leurs amours passées
Ceux qui n'ont point aimé !
Dante, pourquoi dis-tu qu'il n'est pire misère
Qu'un souvenir heureux dans les jours de douleur ?
Quel chagrin t'a dicté cette parole amère,
Cette offense au malheur ?
En est-il donc moins vrai que la lumière existe,
Et faut-il l'oublier du moment qu'il fait nuit ?
Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste,
Est-ce toi qui l'as dit ?
Non, par ce pur flambeau dont la splendeur m'éclaire,
Ce blasphème vanté ne vient pas de ton cœur.
Un souvenir heureux est peut-être sur terre
Plus vrai que le bonheur.
Eh quoi ! l'infortuné qui trouve une étincelle
Dans la cendre brûlante où dorment ses ennuis,
Qui saisit cette flamme et qui fixe sur elle
Ses regards éblouis ;
Dans ce passé perdu quand son âme se noie,
Sur ce miroir brisé lorsqu'il rêve en pleurant,
Tu lui dis qu'il se trompe, et que sa faible joie
N'est qu'un affreux tourment !
Et c'est à ta Françoise, à ton ange de gloire,
Que tu pouvais donner ces mots à prononcer,
Elle qui s'interrompt, pour conter son histoire,
D'un éternel baiser !
Qu'est-ce donc, juste Dieu, que la pensée humaine,
Et qui pourra jamais aimer la vérité,
S'il n'est joie ou douleur si juste et si certaine
Dont quelqu'un n'ait douté ?
Comment vivez-vous donc, étranges créatures ?
Vous riez, vous chantez, vous marchez à grands pas;
Le ciel et sa beauté, le monde et ses souillures
Ne vous dérangent pas ;
Mais, lorsque par hasard le destin vous ramène
Vers quelque monument d'un amour oublié,
Ce caillou vous arrête, et cela vous fait peine
Qu'il vous heurte le pied.
Et vous criez alors que la vie est un songe ;
Vous vous tordez les bras comme en vous réveillant,
Et vous trouvez fâcheux qu'un si joyeux mensonge
Ne dure qu'un instant.
Malheureux ! cet instant où votre âme engourdie
A secoué les fers qu'elle traîne ici-bas,
Ce fugitif instant fut toute votre vie ;
Ne le regrettez pas !
Regrettez la torpeur qui vous cloue à la terre,
Vos agitations dans la fange et le sang,
Vos nuits sans espérance et vos jours sans lumière
C'est là qu'est le néant !
Mais que vous revient-il de vos froides doctrines ?
Que demandent au ciel ces regrets inconstants
Que vous allez semant sur vos propres ruines,
À chaque pas du Temps ?
Oui, sans doute, tout meurt; ce monde est un grand rêve,
Et le peu de bonheur qui nous vient en chemin,
Nous n'avons pas plus tôt ce roseau dans la main,
Que le vent nous l'enlève.
Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments
Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
Ce fut au pied d'un arbre effeuillé par les vents,
Sur un roc en poussière.
Ils prirent à témoin de leur joie éphémère
Un ciel toujours voilé qui change à tout moment,
Et des astres sans nom que leur propre lumière
Dévore incessamment.
Tout mourait autour d'eux, l'oiseau dans le feuillage,
La fleur entre leurs mains, l'insecte sous leurs pieds,
La source desséchée où vacillait l'image
De leurs traits oubliés ;
Et sur tous ces débris joignant leurs mains d'argile,
Étourdis des éclairs d'un instant de plaisir,
Ils croyaient échapper à cet Être immobile
Qui regarde mourir !
- Insensés ! dit le sage ? Heureux ! dit le poète.
Et quels tristes amours as-tu donc dans le cœur,
Si le bruit du torrent te trouble et t'inquiète,
Si le vent te fait peur ?
J'ai vu sous le soleil tomber bien d'autres choses
Que les feuilles des bois et l'écume des eaux,
Bien d'autres s'en aller que le parfum des roses
Et le chant des oiseaux.
Mes yeux ont contemplé des objets plus funèbres
Que Juliette morte au fond de son tombeau,
Plus affreux que le toast à l'ange des ténèbres
Porté par Roméo.
J'ai vu ma seule amie, à jamais la plus chère,
Devenue elle-même un sépulcre blanchi,
Une tombe vivante où flottait la poussière
De notre mort chéri,
De notre pauvre amour, que, dans la nuit profonde,
Nous avions sur nos cœurs si doucement bercé !
C'était plus qu'une vie, hélas ! c'était un monde
Qui s'était effacé !
Oui, jeune et belle encor, plus belle, osait-on dire,
Je l'ai vue, et ses yeux brillaient comme autrefois.
Ses lèvres s'entrouvraient, et c'était un sourire,
Et c'était une voix ;
Mais non plus cette voix, non plus ce doux langage,
Ces regards adorés dans les miens confondus;
Mon cœur, encor plein d'elle, errait sur son visage,
Et ne la trouvait plus.
Et pourtant j'aurais pu marcher alors vers elle,
Entourer de mes bras ce sein vide et glacé,
Et j'aurais pu crier : Qu'as-tu fait, infidèle,
Qu'as-tu fait du passé ?
Mais non : il me semblait qu'une femme inconnue
Avait pris par hasard cette voix et ces yeux;
Et je laissai passer cette froide statue
En regardant les cieux.
Eh bien ! ce fut sans doute une horrible misère
Que ce riant adieu d'un être inanimé.
Eh bien ! qu'importe encore ? Ô nature ! ô ma mère !
En ai-je moins aimé ?
La foudre maintenant peut tomber sur ma tête ;
Jamais ce souvenir ne peut m'être arraché !
Comme le matelot brisé par la tempête,
Je m'y tiens attaché.
Je ne veux rien savoir, ni si les champs fleurissent ;
Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain,
Ni si ces vastes cieux éclaireront demain
Ce qu'ils ensevelissent.
Je me dis seulement : À cette heure, en ce lieu,
Un jour, je fus aimé, j'aimais, elle était belle.
J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle,
Et je l'emporte à Dieu !
Namouna - Chant premier de Alfred de Musset
Une femme est comme votre ombre :
courez après, elle vous fuit ; fuyez-la,
elle court après vous.
I
Le sofa sur lequel Hassan était couché
Était dans son espèce une admirable chose.
Il était de peau d'ours, — mais d'un ours bien léché ;
Moelleux comme une chatte, et frais comme une rose
Hassan avait d'ailleurs une très noble pose,
Il était nu comme Ève à son premier péché.
II
Quoi ! tout nu ! dira-t-on, n'avait-il pas de honte ?
Nu, dès le second mot !-Que sera-ce à la fin ?
Monsieur, excusez-moi, — je commence ce conte
Juste quand mon héros vient de sortir du bain
Je demande pour lui l'indulgence, et j'y compte.
Hassan était donc nu, — mais nu comme la main,
III
Nu comme un plat d'argent, — nu comme un mur
Nu comme le discours d'un académicien.
Ma lectrice rougit, et je la scandalise.
Mais comment se fait-il, madame, que l'on dise
Que vous avez la jambe et la poitrine bien ?
Comment le dirait-on, si l'on n'en savait rient
IV
Madame alléguera qu'elle monte en berline ;
Qu'elle a passé les ponts quand il faisait du vent ;
Que, lorsqu'on voit le pied, la jambe se devine ;
Et tout le monde sait qu'elle a le pied charmant
Mais moi qui ne suis pas du monde, j'imagine
Qu'elle aura trop aimé quelque indiscret amant.
V
Et quel crime est-ce donc de se mettre à son aise,
Quand on est tendrement aimée, — et qu'il fait chaud ?
On est si bien tout nu, dans une large chaise !
Croyez-m'en, belle dame, et, ne vous en déplaise,
Si vous m'apparteniez, vous y seriez bientôt.
Vous en crieriez sans doute un peu, — mais pas bien haut,
VI
Dans un objet aimé qu'est-ce donc que l'on aime ?
Est-ce du taffetas ou du papier gommé ?
Est-ce un bracelet d'or, un peigne parfumé ?
Non, — ce qu'on aime en vous, madame, c'est vous même.
La parure est une arme, et le bonheur suprême,
Après qu'on a vaincu, c'est d'avoir désarmé.
VII
Tout est nu sur la terre, hormis l'hypocrisie ;
Tout est nu dans les cieux, tout est nu dans la vie,
Les tombeaux, les enfants et les divinités.
Tous les cœurs vraiment beaux laissent voir leurs beautés
Ainsi donc le héros de cette comédie
Restera nu, madame, — et vous y consentez.
VIII
Un silence parfait règne dans cette histoire
Sur les bras du jeune homme et sur ses pieds d'ivoire
La naïade aux yeux verts pleurait en le quittant.
On entendait à peine au fond de la baignoire
Glisser l'eau fugitive, et d'instant en instant
Les robinets d'airain chanter en s'égouttant.
IX
Le soleil se couchait ; — on était en septembre :
Un triste mois chez nous, — mais un mois sans pareil
Chez ces peuples dorés qu'a bénis le soleil.
Hassan poussa du pied la porte de la chambre.
Heureux homme !-il fumait de l'opium dans de l'ambre,
Et vivant sans remords, il aimait le sommeil.
X
Bien qu'il ne s'élevât qu'à quelques pieds de terre,
Hassan était peut-être un homme à caractère ;
Il ne le montrait pas, n'en ayant pas besoin
Sa petite médaille annonçait un bon coin.
Il était très bien pris ; — on eût dit que sa mère
L'avait fait tout petit pour le faire avec soin.
XI
Il était indolent, et très opiniâtre ;
Bien cambré, bien lavé, le visage olivâtre,
Des mains de patricien, — l'aspect fier et nerveux,
La barbe et les sourcils très noirs, — un corps d'albâtre.
Ce qu'il avait de beau surtout, c'étaient les yeux.
Je ne vous dirai pas un mot de ses cheveux ;
XII
C'est une vanité qu'on rase en Tartarie.
Ce pays-là pourtant n'était pas sa patrie.
Il était renégat, — Français de nation, —
Riche aujourd'hui, jadis chevalier d'industrie,
Il avait dans la mer jeté comme un haillon
Son titre, sa famille et sa religion.
XIII
Il était très joyeux, et pourtant très maussade.
Détestable voisin, — excellent camarade,
Extrêmement futile, — et pourtant très posé,
Indignement naïf, — et pourtant très blasé,
Horriblement sincère, — et pourtant très rusé
Vous souvient-il, lecteur, de cette sérénade
XIV
Que don Juan, déguisé, chante sous un balcon ?
-Une mélancolique et piteuse chanson,
Respirant la douleur, l'amour et la tristesse.
Mais l'accompagnement parle d'un autre ton.
Comme il est vif, joyeux ! avec quelle prestesse
Il sautille !-On dirait que la chanson caresse
XV
Et couvre de langueur le perfide instrument,
Tandis que l'air moqueur de l'accompagnement
Tourne en dérision la chanson elle-même,
Et semble la railler d'aller si tristement
Tout cela cependant fait un plaisir extrême. —
C'est que tout en est vrai, — c'est qu'on trompe et
XVI
C'est qu'on pleure en riant ; — c'est qu'on est innocent
Et coupable à la fois ; — c'est qu'on se croit parjure
Lorsqu'on n'est qu'abusé ; c'est qu'on verse le sang
Avec des mains sans tache, et que notre nature
A de mal et de bien pétri sa créature :
Tel est le monde, hélas ! et tel était Hassan.
XVII
C'était un bon enfant dans la force du terme ;
Très bon-et très enfant ; — mais quand il avait dit :
Je veux que cela soit , il était comme un terme.
Il changeait de dessein comme on change d'habit ;
Mais il fallait toujours que le dernier se fît.
C'était un océan devenu terre ferme.
XVIII
Bizarrerie étrange ! avec ses goûts changeants,
Il ne pouvait souffrir rien d'extraordinaire
Il n'aurait pas marché sur une mouche à terre.
Mais s'il l'avait trouvée à dîner dans son verre,
Il aurait assommé quatre ou cinq de ses gens -
Parlez après cela des bons et des méchants !
XIX
Venez après cela crier d'un ton de maître
Que c'est le cœur humain qu'un auteur doit connaître !
Toujours le cœur humain pour modèle et pour loi.
Le cœur humain de qui ? le cœur humain de quoi ?
Celui de mon voisin a sa manière d'être ;
Mais morbleu ! comme lui, j'ai mon cœur humain, moi.
XX
Cette vie est à tous, et celle que je mène,
Quand le diable y serait, est une vie humaine.
Alors, me dira-t-on, c'est vous que vous peignez,
Vous êtes le héros, vous vous mettez en scène
-Pas du tout, — cher lecteur, — je prends à l'un le nez
-À l'autre, le talon, — à l'autre, — devinez.
XXI
En ce cas vous créez un monstre, une chimère,
Vous faites un enfant qui n'aura point de père.
-Point de père, grand Dieu ! quand, comme Trissotin
J'en suis chez mon libraire accouché ce matin !
D'ailleurs is pater est quem nuptiae... j'espère
Que vous m'épargnerez de vous parler latin.
XXII
Consultez les experts, le moderne et l'antique ;
On est, dit Brid'oison, toujours fils de quelqu'un .
Que l'on fasse, après tout, un enfant blond, ou brun,
Pulmonique ou bossu, borgne ou paralytique,
C'est déjà très joli, quand on en a fait un ;
Et le mien a pour lui qu'il n'est point historique.
XXIII
Considérez aussi que je n ai rien volé
A la Bibliothèque ; — et bien que cette histoire
Se passe en Orient, je n'en ai point parlé.
Il est vrai que, pour moi, je n'y suis point allé.
Mais c'est si grand, si loin !-Avec de la mémoire
On se tire de tout :-allez voir pour y croire.
XXIV
Si d'un coup de pinceau je vous avais bâti
Quelque ville aux toits bleus, quelque blanche mosquée,
Quelque tirade en vers, d'or et d'argent plaquée,
Quelque description de minarets flanquée,
Avec l'horizon rouge et le ciel assorti,
M'auriez-vous répondu : Vous en avez menti ?
XXV
Je vous dis tout cela, lecteur, pour qu'en échange
Vous me fassiez aussi quelque concession.
J'ai peur que mon héros ne vous paraisse étrange ;
Car l'étrange, à vrai dire, était sa passion.
Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange.
Et qui l'est ici-bas ?-Tartuffe a bien raison.
XXVI
Hassan était un être impossible à décrire.
C'est en vain qu'avec lui je voudrais vous lier,
Son cœur est un logis qui n'a pas d'escalier.
Ses intimes amis ne savaient trop qu'en dire.
Parler est trop facile, et c'est trop long d'écrire :
Ses secrets sentiments restaient sur l'oreiller.
XXVII
Il n'avait ni parents, ni guenon, ni maîtresse.
Rien d'ordinaire en lui, — rien qui le rattachât
Au commun des martyrs, — pas un chien, pas un chat.
Il faut cependant bien que je vous intéresse
A mon pauvre héros. — Dire qu'il est pacha,
C'est un moyen usé, c'est une maladresse.
XXVIII
Dire qu'il est grognon, sombre et mystérieux,
Ce n'est pas vrai d'abord, et c'est encor plus vieux.
Dire qu'il me plaît fort, cela n'importe guère.
C'est tout simple d'ailleurs, puisque je suis son père
Dire qu'il est gentil comme un cœur, c'est vulgaire.
J'ai déjà dit là-haut qu'il avait de beaux yeux.
XXIX
Dire qu'il n'avait peur ni de Dieu ni du diable,
C'est chanceux d'une part, et de l'autre immoral.
Dire qu'il vous plaira, ce n'est pas vraisemblable.
Ne rien dire du tout, cela vous est égal.
Je me contente donc du seul terme passable
Qui puisse l'excuser :-c'est un original.
XXX
Plût à Dieu, qui peut tout, que cela pût suffire
A le justifier de ce que je vais dire !
Il le faut cependant, — le vrai seul est ma loi.
Au fait, s'il agit mal, on pourrait rêver pire.
Ma foi, tant pis pour lui :-je ne vois pas pourquoi
Les sottises d'Hassan retomberaient sur moi.
XXXI
D'ailleurs on verra bien, si peu qu'on me connaisse,
Que mon héros de moi diffère entièrement.
J'ai des prétentions à la délicatesse ;
Quand il m'est arrivé d'avoir une maîtresse,
Je me suis comporté très pacifiquement.
En honneur devant Dieu, je ne sais pas comment
XXXII
J'ai pu, tel que je suis, entamer cette histoire,
Pleine, telle qu'elle est, d'une atrocité noire.
C'est au point maintenant que je me sens tenté
De l'abandonner là pour ma plus grande gloire,
Et que je brûlerais mon œuvre, en vérité,
Si ce n'était respect pour la postérité.
XXXIII
Je disais donc qu'Hassan était natif de France ;
Mais je ne disais pas par quelle extravagance
Il en était venu jusqu'à croire, à vingt ans,
Qu'une femme ici-bas n'était qu'un passe-temps.
Quand il en rencontrait une à sa convenance,
S'il la cardait huit jours. c'était déjà longtemps.
XXXIV
On sent l'absurdité d'un semblable système,
Puisqu'il est avéré que, lorsqu'on dit qu'on aime,
On dit en même temps qu'on aimera toujours, —
Et qu'on n'a jamais vu ni rois ni troubadours
Jurer à leurs beautés de les aimer huit jours.
Mais cet enfant gâté ne vivait que de crème
XXXV
Je sais bien, disait-il un jour qu'on en parlait,
Que les trois quarts du temps ma crème a le goût d'ailette
Nous avons sur ce point un siècle de vinaigre,
Où c'est déjà beaucoup que de trouver du lait
Mais toute servitude en amour me déplaît ;
J'aimerais mieux. je crois, être le chien d'un nègre,
XXXVI
Ou mourir sous le fouet d'un cheval rétif,
Que de craindre une jupe et d'avoir pour maîtresse
Un de ces beaux geôliers, au regard attentif,
Qui, d'un pas mesuré marchant sur la souplesse
Du haut de leurs yeux bleus vous promènent en laisse
Un bâton de noyer, au moins, c'est positif.
XXXVII
On connaît son affaire, — on sait à quoi s'attendre ;
On se frotte le dos, — on s'y fait par degré
Mais vivre ensorcelé sous un ruban doré !
boire du lait sucré dans un maillot vert tendre !
N'avoir à son cachot qu'un mur si délabré,
Qu'on ne s'y saurait même accrocher pour s'a pendre
XXXVIII
Ajoutez à cela que, pour comble d'horreur,
La femme la plus sèche et la moins malhonnête
Au bout de mes huit jours trouvera dans sa tête,
Ou dans quelque recoin oublié de son cœur,
Un amant qui jadis lui faisait plus d'honneur,
Un cœur plus expansif, une jambe mieux faite
XXXIX
Plus de douceur dans l'âme ou de nerf dans les bras
— Je rappelle au lecteur qu'ici comme là-bas
C'est mon héros qui parle, et je mourrais de honte
S'il croyait un instant que ce que je raconte,
Ici plus que jamais, ne me révolte pas
Or donc, disait Hassan, plus la rupture est prompte,
XL
Plus mes petits talents gardent de leur fraîcheur
C'est la satiété qui calcule et qui pense.
Tant qu'un grain d'amitié reste dans la balance.
Le Souvenir souffrant s'attache à l'espérance
Comme un enfant malade aux lèvres de sa sœur.
L'esprit n'y voit pas clair avec les yeux du cœur.
XLI
Le dégoût, c'est la haine — et quel motif de haine
Pourrais-je soulever ?— pourquoi m'en voudrait-on ?
Une femme dira qu'elle pleure : — et moi donc !
Je pleure horriblement ! — je me soutiens à peine ;
Que dis-je, malheureux ! il faut qu'on me soutienne.
Je n'ose même pas demander mon pardon.
XLII
Je me prive du corps, mais je conserve l'âme.
Il est vrai, dira-t-on, qu'il est plus d'une femme
Près de qui l'on ne fait, avec un tel moyen,
Que se priver de tout et ne conserver rien.
Mais c'est un pur mensonge, un calembour infâme,
Qui ne mordra jamais sur un homme de bien
XLIII
Voilà ce que disait Hassan pour sa défense.
Bien entendu qu'alors tout se passait en France,
Du temps que sur l'oreille il avait ce bonnet
Qui fit à son départ une si belle danse
Par dessus les moulins. Du reste, s'il tenait
A son raisonnement, c'est qu'il le comprenait.
XLIV
Bien qu'il traitât l'amour d'après un catéchisme,
Et qu'il mit tous ses soins à dorer son sophisme,
Hassan avait des nerfs qu'il ne pouvait railler.
Chez lui la jouissance était un paroxysme
Vraiment inconcevable et fait pour effrayer :
Non pas qu'on l'entendit ni pleurer ni crier. —
XLV
Un léger tremblement, — une pâleur extrême, —
Une convulsion de la gorge un blasphème, —
Quelques mots sans raison balbutiés tout bas,
C'est tout ce qu'on voyait sa maîtresse elle-même
N'en sentait rien, sinon qu'il restait dans ses bras
Sans haleine et sans force, et ne répondait pas.
XLVI
Mais à cette bizarre et ridicule ivresse
Succédait d'ordinaire un tel enchantement
Qu'il commençait d'abord par faire à sa maîtresse
Mille et un madrigaux, le tout très lourdement.
Il devenait tout miel, tout sucre et tout caresse.
Il eût communié dans un pareil moment.
XLVII.
Il n'existait alors secret ni confidence
Qui pût y résister. — Tout partait, tout roulait ;
Tous les épanchements du monde entraient en danse,
Illusions, soucis, gloire, amour, espérance ;
Jamais confessionnal ne vit de chapelet
Comparable en longueur à ceux qu'il défilait.
XLVIII
Ah ! c'est un grand malheur, quand on a le cœur tendre,
Que ce lien de fer que la nature a mis
Entre l'âme et le corps, ces frères ennemis !
Ce qui m'étonne, moi, c'est que Dieu l'ait permis
Voilà le nœud gordien qu'il fallait qu'Alexandre
Rompît de son épée, et réduisit en cendre.
XLIX
L'âme et le corps, hélas ! ils iront deux à deux,
Tant que le monde ira, — pas à pas, — côte à côte,
Comme s'en vont les vers classiques et les bœufs.
L'un disant : Tu fais mal ! et l'autre : C'est ta faute.
Ah ! misérable hôtesse, et plus misérable hôte !
Ce n'est vraiment pas vrai que tout soit pour le mieux.
L
Et la preuve, lecteur, la preuve irrécusable
Que ce monde est mauvais, c'est que pour y rester
Il a fallu s'en faire un autre, et l'inventer
Un autre !-monde étrange, absurde, inhabitable,
Et qui, pour valoir mieux que le seul véritable,
N'a pas même un instant eu besoin d'exister
LI
Oui, oui, n'en doutez pas, c'est un plaisir perfide
Que d'enivrer son âme avec le vin des sens ;
Que de baiser au front la volupté timide,
Et de laisser tomber, comme la jeune Elfride.
La clef d'or de son cœur dans les eaux des torrents.
Heureux celui qui met, dans de pareils moments,
LII
Comme ce vieux vizir qui gardait sa sultane,
La lame de son sabre entre une femme et lui !
Heureux l'autel impur qui n'a pas de profane !
Heureux l'homme indolent pour qui tout est fini
Quand le plaisir s'émousse, et que la courtisane
N'a jamais vu pleurer après qu'il avait ri !
LIII
Ah ! l'abîme est si grand ! la pente est si glissante !
Une maîtresse aimée est si près d'une sœur !
Elle vient si souvent, plaintive et caressante,
Poser, en chuchotant, son cœur sur votre cœur !
L'homme est si faible alors ! la femme est si puissante !
Le chemin est si doux du plaisir au bonheur !
LIV
Pauvres gens que nous tous !-Et celui qui se livre,
De ce qu'il aura fait doit tôt ou tard gémir !
La coupe est là, brûlante, — et celui qui s'enivre
Doit rire de pitié s'il ne veut pas frémir !
Voilà le train du monde, et ceux qui savent vivre
Vous diront à cela qu'il valait mieux dormir.
LV
Oui, dormir-et rêver !-Ah ! que la vie est belle,
Quand un rêve divin fait sur sa nudité
Pleuvoir les rayons d'or de son prisme enchanté !
Frais comme la rosée, et fils du ciel comme elle !
Jeune oiseau de la nuit, qui, sans mouiller son aile,
Voltige sur les mers de la réalité !
LVI
Ah ! si la rêverie était toujours possible !
Et si le somnambule, en étendant la main,
Ne trouvait pas toujours la nature inflexible
Qui lui heurte le front contre un pilier d'airain !
Si l'on pouvait se faire une armure insensible !
Si l'on rassasiait l'amour comme la faim !
LVII
Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène,
Est-elle si vivante et si vraiment humaine,
Qu'il semble qu'on l'a vue et que c'est un portrait ?
Et pourquoi l'Héloïse est-elle une ombre vaine,
Qu'on aime sans y croire et que nul ne connaît ?
Ah ! rêveurs, ah, rêveurs, que vous avons-nous fait ?
LVIII
Pourquoi promenez-vous ces spectres de lumière
Devant le rideau noir de nos nuits sans sommeil,
Puisqu'il faut qu'ici-bas tout songe ait son réveil,
Et puisque le désir se sent cloué sur terre,
Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,
L'aile ouverte, et les yeux fixés sur le soleil ?
LIX
Manon ! sphinx étonnants véritable sirène,
Cœur trois fois féminin, Cléopâtre en paniers !
Quoi qu'on dise ou qu'on fasse, et bien qu'à Sainte Hélène
On ait trouvé ton livre écrit pour des portiers,
Tu n'en es pas moins vraie, infâme, et Cléomène
N'est pas digne, à mon sens, de te baiser les pieds
LX
Tu m'amuses autant que Tiberge m'ennuie ,
Comme je crois en toi ! que je t'aime et te hais !
Quelle perversité ! quelle ardeur inouïe
Pour l'or et le plaisir ! Comme toute la vie
Est dans tes moindres mots ! Ah ! folle que tu es.
Comme je t'aimerais demain, si tu vivais !
LXI
En vérité, lecteur, je crois que je radote.
Si tout ce que je dis vient à propos de botte,
Comment goûteras-tu ce que je dis de bon ?
J'ai fait un hiatus indigne de pardon ;
Je compte là-dessus rédiger une note.
J'en suis donc à te dire... où diable en suis-je donc ?
LXII
M'y voilà. — Je disais qu'Hassan, près d'une femme,
Était très expansif, — il voulait tout ou rien.
Je confesse, pour moi, que je ne sais pas bien
Comment on peut donner le corps sans donner l'âme,
L'un étant la fumée, et l'autre étant la flamme.
Je ne sais pas non plus s'il était bon chrétien ;
LXIII
Je ne sais même pas quelle était sa croyance,
Ni quel secret si tendre il avait confié,
Ni de quelle façon, quand il était en France,
Ses maîtresses d'un jour l'avaient mystifié,
Ni ce qu'il en pensait, — ni quelle extravagance
L'avait fait blasphémer l'amour et l'amitié,
LXIV
Mais enfin, certain soir qu'il ne savait que faire,
Se trouvant mal en train vis-à-vis de son verre,
Pour tuer un quart d'heure il prit monsieur Galland.
Dieu voulut qu'il y vît comme quoi le sultan
Envoyait tous les jours une sultane en terre,
Et ce fut là-dessus qu'il se fit musulman .
LXV
Tous les premiers du mois, un juif aux mains crochues
Amenait chez Hassan deux jeunes filles nues,
Tous les derniers du mois on leur donnait un bain,
Un déjeuner, un voile, un sequin dans la main,
Et puis on les priait d'aller courir les rues.
Système assurément qui n'a rien d'inhumain
LXVI
C'était ainsi qu'Hassan, quatre fois par semaine,
Abandonnait son âme au doux plaisir d'aimer.
Ne sachant pas le turc, il se livrait sans peine :
À son aise en français il pouvait se pâmer.
Le lendemain, bonsoir. — Une vieille Égyptienne
Venait ouvrir la porte au maître, et la fermer.
LXVII
Ceci pourra sembler fort extraordinaire,
Et j'en sais qui riront d'un système pareil.
Mais il parait qu'Hassan se croyait, au contraire,
L'homme le plus heureux qui fût sous le soleil.
Ainsi donc, pour l'instant, lecteur, laissons-le faire.
Le voilà, tel qu'il est, attendant le sommeil.
LXVIII
Le sommeil ne vint pas, — mais cette douce ivresse
Qui semble être sa sœur, ou plutôt sa maîtresse ;
Qui, sans fermer les yeux, ouvre l'âme à l'oubli ;
Cette ivresse du cœur, si douce à la paresse
Que, lorsqu'elle vous quitte, on croit qu'on a dormi ;
Pâle comme Morphée, et plus belle que lui.
LXIX
C'est le sommeil de l'âme
On se remue, on bâille, et cependant on dort.
On se sent très bien vivre, et pourtant on est mort
On ne parlerait pas d'amour, mais je présume
Que l'on serait capable, avec un peu d'effort...
Je crois qu'une sottise est au bout de ma plume.
LXX
Avez-vous jamais vu, dans le creux d'un ravin,
Un bon gros vieux faisan, qui se frotte le ventre,
S'arrondir au soleil, et ronfler comme un chantre ?
Tous les points de sa boule aspirent vers le centre.
On dirait qu'il rumine, ou qu'il cuve du vin,
Enfin, quoi qu'il en soit, c'est un état divin.
LXXI
Lecteur, si tu t'en vas jamais en Terre sainte,
Regarde sous tes pieds : tu verras des heureux.
Ce sont de vieux fumeurs qui dorment dans l'enceinte
Où s'élevait jadis la cité des Hébreux.
Ces gens-là savent seuls vivre et mourir sans plainte :
Ce sont des mendiants qu'on prendrait pour des dieux.
LXXII
Ils parlent rarement, — ils sont assis par terre,
Nus, ou déguenillés, le front sur une pierre,
N'ayant ni sou ni poche, et ne pensant à rien.
Ne les réveille pas : ils t'appelleraient chien.
Ne les écrase pas : ils te laisseraient faire.
Ne les méprise pas : car ils te valent bien.
LXXIII
C'est le point capital du mahométanisme
De mettre le bonheur dans la stupidité.
Que n'en est-il ainsi dans le christianisme !
J'en citerais plus d'un qui l'aurait mérité,
Et qui mourrait heureux sans s'en être douté !
Diable ! j'ai du malheur, — encore un barbarisme.
LXXIV
On dit mahométisme, et j'en suis bien fâché .
Il fallait me lever pour prendre un dictionnaire,
Et j'avais fait mon vers avant d'avoir cherché.
Je me suis retourné, — ma plume était par terre.
J'avais marché dessus, — j'ai souillé, de colère
Ma bougie et ma verve, et je me suis couché.
LXXV
Tu vois, ami lecteur, jusqu'où va ma franchise
Mon héros est tout nu, moi je suis en chemise.
Je pousse la candeur jusqu'à t'entretenir
D'un chagrin domestique. — Où voulais-je en venir ?
Je suis comme Enéas portant son père Anchise.
LXXXVI
Énéas s'essoufflait, et marchait à grands pas.
Sa femme à chaque instant demeurait en arrière
Créüse, disait-il, pourquoi ne viens-tu pas ?
Créüse répondait : Je mets ma jarretière.
-Mets-la donc, et suis-nous, répondait Énéas.
Je vais, si tu ne viens, laisser tomber mon père.
LXXVII
Lecteur, nous allons voir si tu comprends ceci
Anchise est mon poème ; et ma femme Créüse
Qui va toujours trainant en chemin. c'est ma muse
Elle s'en va là-bas quand je la crois ici.
Une pierre l'arrête, un papillon l'amuse.
Quand arriverons-nous si nous marchons ainsi ?
LXXVIII
Enéas, d'une part, a besoin de sa femme.
Sans elle, à dire vrai, ce n'est qu'un corps sans âme.
Anchise, d'autre part, est horriblement lourd.
Le troisième péril, c'est que Troie est en flamme.
Mais, dès qu'Anchise grogne ou que sa femme court.
Créas est forcé de s'arrêter tout court.
Poème de l'amour de Anna de Brancovan, comtesse de Noailles
Meurt-on d'aimer? On peut le croire,
Tant c'est une mortelle histoire !
- Pourtant il me reste toujours
La grâce, au loin, de tes contours.
- Et la douleur dont tu m'enivres,
Dont je crois que je vais mourir, Est peut-être, ô prudent désir !
Le seul secret qui me fait vivre...
Poème de l'amour de Anna de Brancovan, comtesse de Noailles
Parfois on ne peut pas t'atteindre,
Atteindre ton coeur endurci;
Comment te distraire ou te plaindre
Si tu ne dis pas ton souci ?
Tu restes fier, et l'on peut croire
Qu'un rustre vient de t'indigner.
- Ainsi pâlissent dans l'Histoire
Les princes qui n'ont pas régné...
Poème de l'amour de Anna de Brancovan, comtesse de Noailles
Quand je t'ai raconté l'histoire
De mon amour grave, inquiet,
J'ai pensé que je t'effrayais,
J'ai cru que tu n'y pourrais croire.
Mais sans honte, sans peur, sans gloire,
Tu m'as dit que tu me croyais.
- Tu m'as dit ces mots nécessaires,
D'une voix sûre, et doucement;
Quel autre cadeau peux-tu faire
À ce coeur qui jamais ne nient
Que de constater simplement
Mon immense dépouillement ?...
Moralité de l'histoire La Barbe Bleue de Charles Perrault
Pour peu qu'on ait l'esprit sensé,
Et que du Monde on sache le grimoire,
On voit bientôt que cette histoire
Est un conte du temps passé ;
Il n'est plus d'Époux si terrible,
Ni qui demande l'impossible,
Fût-il malcontent et jaloux.
Près de sa femme on le voit filer doux ;
Et de quelque couleur que sa barbe puisse être,
On a peine à juger qui des deux est le maître.
Les poèmes
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